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Epicentro : Hubert Sauper à Cuba

Dans son nouveau documentaire, Hubert Sauper quitte l’Afrique (la Tanzanie du Cauchemar de Darwin, le Soudan de Nous venons en amis) pour Cuba. Dans l’indigent panorama cinématographique actuel (toujours des japonaiseries, toujours des comédies avec ou sans Florence Foresti, toujours des femmes qui veulent s’émanciper, ou bien plus fortiches que les hommes, ou les deux), Epicentro s’impose, par son actualité (où en est Cuba ?) et par la richesse des matériaux culturels et historiques qu’il met en œuvre.

On peut d’abord retenir les images « à hauteur d’homme » : au cours des déambulations de la caméra à travers La Havane, le délabrement des bâtiments (rouille, humidité) est évident. Mais c’est un constat banal : les palais construits par les colons espagnols sont aujourd’hui subdivisés et peuplés par des familles modestes qui n’ont pas les moyens de les entretenir. Du moins, les quartiers centraux de La Havane sont toujours populaires (on sait ce qui arrive lorsqu’on réhabilite les centres-villes). Et on peut les opposer aux bidonvilles où s’entassent classes pauvres et même moyennes dans le reste de l’Amérique Latine, comme au bidonville de la première séquence de Soy Cuba, de Kalatozov, sous le régime de Fulgencio Battista et du parrain étasunien, avec ses baraques auxquelles on accédait par des passerelles branlantes, dans une zone inondable. Plus généralement, Sauper nous montre tous les problèmes économiques de l’île, et les conséquences de la solution trouvée pour pallier le retrait de l’URSS devenu Russie, le développement du tourisme, qui aboutit, paradoxalement, pour faire vivre la Révolution et l’indépendance, à déposséder les Cubains de zones entières de La Havane et de Cuba.

Mais l’ambition du film va bien au-delà : il s’agit de présenter Cuba comme le centre, cosmique et politique, du monde. Super semble s’être ici inspiré du Chilien Patricio Guzmán et de sa Cordillère des songes : les premières images montrent le firmament au-dessus de Cuba, et le film s’ouvre et se ferme sur une métaphore cosmique : celle des vagues en furie qui balaient le Malecón de La Havane. Mais Sauper n’a pas la puissance poétique de Guzmán, et Cuba apparaît surtout comme l’ épicentre des bouleversements historiques survenus depuis cinq siècles : l’exploitation de l’Amérique par la traite négrière et l’esclavage, le colonialisme, enfin l’impérialisme : c’est à Cuba que, pour la première fois, le drapeau des Etats-Unis a été hissé hors du territoire étasunien (aujourd’hui, il flotte sur 8 ou 900 bases militaires à l’étranger).

Sauper fait donc de 1898 la date symbolique de l’avènement de l’Empire étasunien, lorsque l’explosion, le 15 janvier, de l’USS Maine, (attribuée aux Espagnols), a offert aux Etats-Unis le casus belli dont ils avaient besoin pour entrer en guerre, en avril, contre l’Espagne, pour « libérer » l’île, c’est-à-dire s’emparer des dernières colonies espagnoles (outre Cuba, les EU ont empoché Porto-Rico et les Philippines) et s’assurer le monopole du contrôle des Amériques.

Mais c’est la guerre médiatique qui intéresse Sauper, l’offensive médiatique qui a permis de vendre l’agression comme une intervention humanitaire, destinée à secourir les Cubains opprimés par les ignobles Espagnols (avec toute sa puissante technologie, le XXIe siècle n’a rien inventé) : les deux magnats rivaux de la presse de l’époque, Joseph Pulitzer (dont on donne habituellement une autre image), depuis le New York World, et Randolph Hearst, depuis le New York Journal, rivalisaient d’images et de récits horrifiques sur la cruauté des Espagnols, publiant par exemple de fausses photos de camps de concentration où les prisonniers cubains mouraient de faim. Mieux, dès 1898, Thomas Edison (qu’on connaît aussi sous un autre jour) inventait le cinéma de propagande et fabriquait de pseudo-reportages de guerre où des figurants fusillaient des rebelles cubains, sur le modèle du Très de Mayo de Goya (on peut voir ce film, de 25 secondes, à l’entrée : « Guerre hispano-américaine de 1898 » de Wikipédia). Ce bombardement médiatique surexcita le public et permit de fabriquer une opinion publique qui réclamait l’entrée en guerre.

Le film est ainsi une réflexion sur la puissance de la propagande qui, à force de les répéter et de les nourrir, transforme les mythes en réalité. Mais si Cuba a résisté à la puissance militaire des EU, elle a aussi résisté à sa réécriture mythique de l’Histoire. Une des meilleures scènes du film montre un groupe d’enfants qui regardent un « documentaire » étasunien sur l’intervention à Cuba : ils suivent d’abord les images bouche bée – jusqu’au moment où la voix off déclare : « C’est ainsi que le drapeau (espagnol) de la tyrannie fut remplacé par le drapeau de la liberté »... c’est-à-dire celui des Etats-Unis ! A ce moment, les enfants crient : « Non ! Mensonge ! ». De même, les enfants qui s’expriment dans le film savent « déconstruire » tel film EU montrant la bataille navale dans la rade de Santiago, où les vaisseaux EU détruisirent, l’un après l’autre, les bateaux espagnols qui tentaient d’échapper au blocus : loin d’admirer cet « exploit », ils savent que la scène a été tournée dans une baignoire, avec modèles réduits et truquages.

L’épisode de l’USS Maine permet aussi de se faire une idée du personnage de Théodore Roosevelt : secrétaire d’Etat à la Marine, il joua un rôle important dans la marche à la guerre ; celle-ci une fois déclarée, il démissionna pour s’enrôler en tant que lieutenant-colonel du corps Tough Riders (les Durs de la Cavalerie) et ce sont ses exploits guerriers qui lui permirent de devenir Président de 1901 à 1909, et de prôner la diplomatie du « Big Stick ».

La prise de possession de Cuba par les Etats-Unis a été un événement déterminant dans l’histoire de l’impérialisme étasunien : jusque-là limités par la doctrine Monroe (contrôle de l’arrière-cour latino-américaine), les EU décident alors de devenir aussi les maîtres du reste du monde. Wikipédia (même article) reproduit l’éditorial féroce du Washington Post du 2 juin 1898 : « Le goût de l’Empire est sur nos lèvres, semblable au goût du sang dans la jungle » , confirmé par l’historien Howard Zinn : « Désormais, le goût de l’empire possédait aussi bien les politiciens que les milieux d’affaires à travers le pays ».

Sous l’angle historique, l’idée de Cuba comme épicentre est donc irréfutable. Mais c’est cet aspect du film que Libération (décidément journal d’extrême-droite : même Le Monde félicite Sauper de ne pas prendre parti dans ce film)) dénigre, sous la plume de Laura Tuillier : « Sous l’angle de la propagande, Hubert Sauper explore le roman national du pays » ; « on se serait bien passé de ce hasardeux enrobage téléologique (c’est-à-dire l’idée de Cuba « épicentre originel de l’expansion sans fin de la puissance américaine ». Par contre, Laura Tuillier a beaucoup aimé l’idée « qui consiste à recueillir, au fil des nuits, un récit officiel tant répété et déformé qu’il devient une sorte de conte vague que les enfants racontent en riant ». Autrement dit, lorsqu’elle analyse le film, elle fait un contre-sens total : en dénonçant les mythes de l’histoire des EU, Sauper fait de la propagande ; en rappelant la libération de Cuba par Fidel Castro et ses “ barbudos ”, il contribue à construire des mythes. Elle ne veut pas entendre la ferveur de ces enfants noirs, fiers de ce que leur pays ait mis en échec les EU et que la victoire de la Révolution ait mis fin à l’esclavage.

Mais c’est ce rôle envahissant des enfants noirs qui est discutable, car il dénature la première conception du film (celle de l’ « epicentro ») : Sauper n’a-t-il pas eu tort de se laisser séduire par le bagout de deux fillettes délurées et cabotines, ainsi que d’une jeune femme forte en gueule, dont les déclarations tonitruantes n’aboutissent qu’à des lieux communs : « tous les peuples sont gentils, c’est les dirigeants qui sont méchants » ou « heureusement, face aux problèmes, on a l’alcool et la salsa » (et une scène fait de Cuba le pays où les bébés dansent avant même de savoir marcher !). On ne peut du reste pas s’empêcher de trouver gênante la façon dont Sauper, pour les besoins du film, flatte les illusions des fillettes qui veulent devenir actrices ou chanteuses « comme Beyoncé » (car si le peuple cubain résiste aux mythes historiques des Etats-Unis, il résiste moins bien aux séductions du spectacle hollywoodien).

La dernière partie du film est aussi desservie par une faute de goût, qui est aussi une faute morale ou politique : dans un film qui donnait presque toujours la parole à des Noirs, apparaît tout à coup une créature de rêve, toute blanche, au visage de Madone, (qui tient la caméra sous son charme), qui vient faire la leçon aux enfants noirs, leur donnant un cours de théâtre d’un goût douteux, ou leur apprenant à décrypter un film de propagande (ce que ces enfants semblaient très bien faire d’eux-mêmes). C’est même elle qui est chargée d’exprimer l’âme de Cuba, en entonnant à plein gosier une chanson qui réduit les enfants cubains au rôle de public silencieux. Qui est donc cette sorte de deus ex machina ? C’est Oona Castilla Chaplin, petite-fille de Charlie Chaplin, une hispano-chilienne de culture anglo-saxonne qui a joué dans Game of Thrones, qui fait regarder Le Dictateur aux enfants, de façon cette fois complètement passive (« C’est mon grand-père », remarque-t-elle seulement).

Epicentro est donc un documentaire d’un contenu extrêmement riche, même s’il n’apporte pas sur le Cuba actuel toutes les informations qu’on espérait - pour cela, on peut lire Y Dios entró en La Habana, de Manuel Vázquez Montalbán, même s’il date de 1998 ; on peut aussi rappeler un remarquable documentaire catalano-espagnol de 2002, Balseros, de Carles Bosch et Joan Maria Domènech : commencé en 1994, lors de la grande crise des boat people cubains, qui tentaient de rallier la Floride sur des embarcations de fortune, il vaut surtout pour la suite que les auteurs y apportèrent en 2002, en allant voir ce qu’étaient devenus les sept candidats à l’émigration qu’ils avaient suivis, et en constatant l’écart entre leurs rêves et la réalité qu’ils avaient trouvée aux Etats-Unis.

Epicentro conclut donc sans avoir vraiment approfondi la question : Où en est Cuba ?, et sa conclusion est très amère : l’utopie est un autre fil conducteur du film, et Cuba apparaît comme une utopie, ou une uchronie, dans le sens où elle serait non pas une promesse, mais un anachronisme. C’est là, selon l’auteur, son attrait : les touristes veulent vivre cette expérience avant que l’ouragan de l’Histoire ne la balaie. On peut cependant lui reprocher un certain manque de cohérence dans la forme (mais aussi quelques curieuses fautes de goût), ce qui rend, heureusement pour ceux qui aimeraient, malgré tout espérer, sa démonstration moins convaincante.

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