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L’aliénation linguistique (suite et fin)

Je reviens sur le mélange des genres, en ce que ce phénomène sous-tend toute la culture de masse.

On remarquera, par exemple, que le film publicitaire est, d’une certaine manière, un genre très discret. Dans les salles de cinéma, il n’est pas annoncé, pas plus que dans les magazines de programmes télévisuels. De même qu’elle ne sert pas à faire acheter tel ou tel produit, mais à transformer l’individu en consommateur et à déterminer la relation de ce dernier par rapport au monde de la consommation, la publicité vise davantage à faire croire qu’elle fait partie intégrante de la télé (ou des " news magazines " ) qu’à être perçue comme un moment télévisuel. Dans Medium et message, Mc Luhan notait que des films comme A Hard Day’s Night ou What’s New Pussy Cat ? n’auraient jamais eu autant de succès (malgré les Beatles dans le cas du premier) si le public n’avait pas été préparé, par la publicité télévisuelle, aux changements de plan rapides, aux commentaires elliptiques, à l’absence de récit continu, aux coupures subites.

La standardisation du cinéma (réduction du langage, uniformisation des structures etc...) a commencé vers le milieu des années cinquante lorsqu’une génération de cinéastes anglo-saxons, venus de la télévision, a imposé sur le grand écran la simplicité stylistique des feuilletons ou des émissions de variétés de la télévision. On mentionnera Sidney Lumet (Douze hommes en colère), venant de CBS, Robert Mulligan (Du silence et des ombres - To Kill a Mocking Bird), venant de NBC, John Frankenheimer (Le Train, L’homme de Kiev), venant de CBS. La génération suivante se formera également dans les studios de télévision (Robert Altman, Alan J. Pakula, John Boorman, Sidney Pollac, Francis F. Coppola, Steven Spielberg etc...). Au point que Richard Brooks (A la recherche de Mr Goodbar) constatait en 1980 : « La télévision a tellement conditionné les esprits que les gens vont maintenant au cinéma pour voir la même chose que chez eux, sinon ils sont désorientés. » La confusion est si complète que, lorsque la 20th Century Fox veut produire une super production de thème spatial, elle s’adresse au plus célèbre cinéaste publicitaire britannique, Ridley Scott, réalisateur de plus de 3.000 " spots " qui, effectivement, mettra en scène Alien et remportera un succès mondial. Inversement, lorsqu’en 1977 les professionnels de Hollywood veulent décerner l’oscar au meilleur film étranger, ils accordent leurs faveurs à Noirs et Blancs en couleurs (La victoire en chantant), de Jean-Jacques Annaud, l’un des plus talentueux cinéastes publicitaires français.

En France, l’État lui-même mélange les genres puisque par l’intermédiaire du Service d’Information du Gouvernement (SIG), créé en 1976 et fort de 120 fonctionnaires, il propose des films publicitaires vantant les réalisations de l’État (« Un verre ça va, trois verres bonjour les dégâts », « Bougez avec la Poste »). On entre de ce fait dans la "société du fantasme" car on voit quelque chose qui devrait être réalisé (la lutte contre l’inflation, les économies d’énergie, l’intégration des immigrés) et on croit que c’est fait par ce qu’on l’a vu. On ne cherche plus à agir sur le réel mais à produire des images. En permanence, on flotte entre propagande, technicité administrative et engagement politique. L’actuel directeur du SIG est Thierry Saussez, homme de droite, publicitaire, " doreur d’images " , ce que les Britanniques appellent un spin doctor.

Même en son absence, la publicité a réussi à modifier la nature des récits télévisés. Il s’est imposé peu à peu une espèce de film international impersonnel, modelé par les films publicitaires étatsuniens. Les Japonais ont poussé cette logique jusqu’au bout : leurs dessins animés, par exemple, sont infiniment moins animés que ceux de Walt Disney, ce qui entraîne une économie de temps et d’argent. Ils ont compris que les enfants d’aujourd’hui ne sont pas nécessairement fascinés par des formes élaborées, fortement connotantes, mais par l’action et ses moteurs internes (rythmes, rebondissements etc...).

Pour ce qui est de la dépendance culturelle, on observe que si les séries américaines parviennent jusqu’aux téléviseurs européens, c’est parce qu’elles ont d’abord été plébiscitées par l’auditoire étatsuniens et donc parce que, d’une manière ou d’une autre, elles répondaient à des critères socio-culturels étatsuniens. Certains pays subissent, avec ces séries, une double colonisation culturelle. Les pays francophones d’Afrique, par exemple, ne diffusent de ces films que les épisodes choisis par les télévisions françaises et doublés en langue française à Paris en fonction de critères déterminés par les téléspectateurs français. L’expression " média de masse " dit bien ce qu’elle veut dire. Des feuilletons comme Dallas ou Colombo ont eu une diffusion plus importante que la Bible ou le Coran. Kojak a été vu dans plus de 120 pays.

Ces séries contiennent des messages frôlant l’effet subliminal. Toutes les grandes firmes productrices de série (Universal, Paramount, Fox) ont été absorbés par des conglomérats multinationaux. Ceux-ci ont la faculté de dissimuler des incitations discrètes à la consommation de leurs innombrables produits. Mannix, réalisé par Paramount, pouvait vanter subrepticement les produits du groupe Gulf and Western : hôtels, automobiles, produits électroniques, agences de voyage etc... C’est, plus généralement, toute une conception de la vie, de l’ordre social que suggèrent plus ou moins vigoureusement les feuilletons policiers. Kojak, policier d’origine grecque, amateur de sucettes et de cigares, était le champion de l’ordre au service du melting pot (ou l’inverse). Les Rues de San Francisco révélaient les contradictions de la société (on évoluait dans une Californie peu reluisante) mais se gardaient bien de suggérer qu’elles devaient éclater. Les héros des Mystères de l’Ouest étaient les représentants de la prééminence de l’État sur les minorités religieuses ou ethniques et sur les extrémismes politiques. En s’identifiant à Colombo, le spectateur de base pouvait sourire de certains travers des puissants sans remettre en cause l’ordre des choses. L’homme de Vienne justifiait les interventions de la CIA de par le monde en les banalisant. Nous étions loin du chic Jamesbondien, plutôt en eau trouble, dans l’ambiguïté : dans la ville très problématique de Vienne (voir Le troisième homme), le héros combattait des espions soviétiques mais aussi des malfrats de toutes nationalités. Avec Mission impossible, nous étions en présence d’un report très habile sur la machine policière de l’admiration suscitée dans le grand public par les expériences de la NASA dans les années soixante. L’équipe de cette série agissait dans des pays fictifs, mais clairement situés en Amérique latine et en Europe de l’Est. Ses missions étaient le plus souvent très violentes : coup d’États, contre-révolutions, désinformation etc. Il s’agissait toujours, dans un contexte de guerre froide, les premiers épisodes datant de 1966, de défendre par tous les moyens les intérêts des Etats-Unis.

Le conflit du Vietnam vit s’opérer un changement radical dans le cinéma de guerre étatsunien. A l’exception des Bérets verts avec John Wayne (où il s’agissait de refaire Dien Bien Phu, mais, cette fois-ci, en gagnant), il n’y eut quasiment pas de films ouvertement en faveur de l’action de l’armée. Au contraire, c’est dans la période de la plus grande intensité militaire (1968-72) qu’Hollywood produisit le plus grand nombre de films anti-bellicistes. Bien que Little Big Man d’Arthur Penn ait eu pour référent premier les guerres indiennes, l’allusion au massacre de My Lai était claire (mitraillage d’enfants de cinq ans, 500 morts, uniquement des civils). M.A.S.H., de Robert Altman, une des oeuvres les plus efficaces et populaires de l’époque, évoquait, sur un mode grinçant, les morts absurdes d’une guerre inutile. A elle seule, la chanson du film ( "Suicide is Painless", Le suicide, même pas mal) valait le déplacement.

A la fin des années soixante-dix, il y eut un nouveau revirement. Deer Hunter (Voyage au bout de l’enfer), de Michael Cimino, montrait la guerre comme une sorte de fatalité. Il s’intéressait aux conséquences psychologiques du conflit sur les soldats. Il mettait en scène, ce qui était rarissime dans le cinéma hollywoodien, des hommes et des femmes appartenant à la classe ouvrière. Mais les survivants entonnaient "Glod Bless America" à la toute fin du film. Quant à Apocalypse Now de Francis Ford Coppola, il présentait la violence comme forme ultime de décadence. Ce film était porteur d’ambiguïté : voir Apocalypse Now revenait, selon les mots même du réalisateur, à faire la guerre par procuration grâce à une expérience sensorielle très élaborée (la bande son du film était prodigieusement travaillée). Seulement, cette guerre par procuration était faite du côté de l’Empire, la caméra ne suivant que les commandos étatsuniens. Et la musique " classique " (Wagner) accompagnant certaines attaques renvoyait évidemment à la sensibilité occidentale. Le plus incroyable, peut-être, est que ce film ne montrait que des faits d’armes victorieux alors que les États-Unis avaient subi au Vietnam leur première défaire militaire sérieuse. Rambo, était tiré d’un roman beaucoup plus violent (First Blood), où les autorités militaires et politiques, dans le cadre de " leur " guerre, avaient fait verser le « premier sang ». Ce film intéressant et très ambigu, parce que la défaite et la perdition de la société étatsunienne n’étaient pas niées, serait suivi par trois Rambo ouvertement reaganiens.

Pour terminer, un bref tour du monde de l’aliénation linguistique.

Hong Kong et le nouveau capitalisme aidant, le chinois incorpore tout naturellement de nombreux mots presque anglais, comme bashi, pour bus, qui se substitue à un terme réellement chinois. Il existe également une forte tendance chez les Chinois à remplacer l’ordre des mots dans leur langue par l’ordre des mots anglais.

Dans tous les domaines, l’espagnol emprunte à l’anglais, en dérivant, parfois avec bonheur. Comme en français, boycott a donné boicot et le verbe boicotear. Leader a donné lider et le substantif liderazgo (direction, leadership). Posición a engendré posicionamiento en calquant l’anglais positioning. Comme en français, oportunidad remplace ocasión par contamination de l’anglais opportunity.

Peut-être parce qu’il souhaite devenir une langue indo-européenne, le finnois s’y est mis également. Svappi vient directement de swap (échange, troc). Les Finlandais tendent également à adopter la graphie anglaise : ils écrivent chattailla (emprunté à chat, tchatcher) au lieu de sättäillä.

Les Italiens ne sont pas en reste. Dans les doublages de films étatsuniens, salve (après tout, le " salut " des Romains) remplacent buongiorno, trop long comme équivalent de hello ou hi. Alors que, dans le domaine de l’informatique, le français a pu sauver quelques meubles (informatique, disque dur, logiciel, souris), les Italiens jargonnent en anglais (computer, hard disk, mouse).

Quand on invente, on assure. Le mot " informatique " fut forgé par un scientifique français au début des années soixante. Quand à vuvuzela

Bernard GENSANE

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