RSS SyndicationTwitterFacebookFeedBurnerNetVibes
Rechercher

La double peine n’a jamais été abrogée, puisqu’elle n’a jamais existé, par Maître Eolas.


Double peine


Jeudi 10 novembre 2005


Plusieurs blogueurs (citons Ceteris Paribus) et commentateurs s’étonnent des déclarations fracassantes du ministre de l’intérieur (qui a dit "pléonasme" ?), annonçant hier à l’Assemblée qu’il allait demander aux préfets d’expulser systématiquement les étrangers condamnés pour des faits liés aux émeutes de ces derniers jours.

En effet, l’actuel ministre de l’intérieur avait fait savoir à cors et à cris qu’il avait courageusement abrogé "la double peine", qui consiste à sanctionner un étranger délinquant par une peine de prison ET une interdiction du territoire, tandis qu’un délinquant français n’aura que la peine de prison. Rupture de l’égalité scandaleuse.

Ledit ministre ayant d’ailleurs écrit dans son livre "La République, les religions, l’espérance" (Éditions du Cerf, 2004, 172 pages, 23 euros) :

La réforme de la double peine a procédé de la même conviction : à chaque délit, à chaque crime, il doit y avoir une réponse pénale ferme. Mais celle-ci ne peut varier selon que l’on est, sur sa carte d’identité, français ou non. Lorsqu’il a passé toute son enfance en France ou qu’il y a fondé une famille, le second n’a pas à subir une seconde sanction en étant expulsé dans on pays de nationalité et coupé de sa famille.(via Koztoujours)

Le ministre aurait menti ?

Non, le ministre a fait de la com’, qui maintenant que les circonstances ont changé lui revient dans la figure comme un boomerang, et cela me réjouit, abstraction faite de la personne du dit ministre : L’arroseur arrosé reste pour moi un chef d’oeuvre du comique.


D’abord, la "double peine", qu’est ce que c’est ? Faisons un peu de droit.

Le Code pénal prévoit deux catégories de peines pour les délits : l’emprisonnement et l’amende. Ce sont les peines dites principales. Mais le juge peut aussi prononcer EN PLUS toute une série de peines dites complémentaires. La plus connue est sans doute la suspension du permis de conduire qui accompagne souvent les délits routiers. Parmi ces peines complémentaires, dont la liste et la définition se trouve aux articles 131-19 et suivants du Code pénal, se trouve la peine d’interdiction du territoire français (article 131-30) qui par nature ne s’applique qu’aux ressortissants étrangers. Elle est notamment prévue pour l’infraction de séjour irrégulier.

L’intérêt, si j’ose dire, de l’ITF est que c’est un titre permettant à l’administration d’expulser l’étranger par la force. Il existe trois titres permettant de recourir à la force pour expulser un étranger : l’ITF, qui est une peine, l’arrêté préfectoral de reconduite à la frontière (APRF), qui est une décision administrative qui constate qu’Untel n’a pas ou plus de titre de séjour, en pratique parfois difficile à exécuter (je fais de mon mieux en tout cas), et l’arrêté d’expulsion, qui est pris quand l’intéressé constitue une menace grave pour l’ordre public, et bénéficie d’une procédure plus expéditive.

La loi sur les étrangers, à l’époque l’ordonnance du 2 novembre 1945, devenue le Code de l’Entrée et du Séjour des Étrangers et du Droit d’Asile (CESEDA), prévoit toutefois deux catégories d’étrangers protégés contre les arrêtés de reconduite à la frontière et d’expulsion : les étrangers "relativement protégés" (liste à l’article L.521-2 du CESEDA) qui ne peuvent être expulsés que pour une nécessité impérieuse pour la sûreté de l’Etat ou la sécurité publique, et les étrangers "protégés de manière presque absolue" (article L.521-3) qui jusqu’à récemment ne pouvaient en aucun cas faire l’objet d’une mesure d’expulsion, mais depuis 2004 peuvent désormais l’être en cas de comportements de nature à porter atteinte aux intérêts fondamentaux de l’Etat, ou liés à des activités à caractère terroriste, ou constituant des actes de provocation explicite et délibérée à la discrimination, à la haine ou à la violence contre une personne déterminée ou un groupe de personnes. Précisons que si l’expulsion ordinaire est désormais de la compétence des préfets, l’expulsion des étrangers protégés est restée de la compétence du ministre de l’intérieur.

L’ITF, en revanche, pouvait frapper n’importe quel étranger, s’agissant d’une peine laissée à l’arbitraire du juge.

Pour les tribunaux correctionnels, la peine d’interdiction du territoire français (ITF) était devenue un automatisme dès lors que le prévenu était étranger. Il était exceptionnel qu’elle ne fût pas prononcée (ce qui en faisait parfois l’enjeu essentiel ou quasi unique de mes plaidoiries).

Cela aboutissait parfois à des situations absurdes ou injustes, ou un étranger vivant en France depuis fort longtemps, sortant de prison, donc ayant purgé sa peine, était immédiatement appréhendé pour être placé en centre de rétention pour être expulsé, quand bien même il avait toute sa famille en France, tandis que ses complices français, eux, étaient laissés en paix.

Je me souviens d’un pauvre Congolais (on disait Zaïrois à l’époque) qui avait servi de "mule" pour un réseau de trafiquants de stupéfiant : il avait été arrêté avec trois kilos de cocaïne. Il vivait en France depuis plus de 20 ans ; le ministère public n’avait pas requis d’ITF. Pendant le délibéré, je m’étais approché de son défenseur pour lui signaler que le projet de loi MISEFN, encore en discussion, protégerait son client d’ un ITF. Mon confrère m’avait remercie de l’info, mais m’a dit être serein : le parquet n’avait pas requis d’ITF. Ca n’a pas raté : la cour est revenue avec une ITF définitive. Quand je parle d’automatisme, c’en était parfois pavlovien.

Cela dit, une peine d’interdiction du territoire peut à tout moment faire l’objet d’une requête en relèvement auprès du tribunal ou de la cour d’appel l’ayant prononcée : elle n’est pas intangible, contrairement aux peines principales. On demande et obtient chaque jour des relèvements d’ITF, quand la situation a changé ou en faisant valoir des arguments que les confrères nous ayant précédé n’avaient pas soulevés, peu d’avocats, et de juges d’ailleurs, connaissant bien le statut des étrangers en France, qui relève du droit administratif.


Le ministre de l’intérieur, pour en revenir à nous moutons, a fait adopter, lors de son premier passage place Beauveau une loi, sobrement intitulée (début de la com’) loi n° 2003-1119 relative à la maîtrise de l’immigration, au séjour des étrangers en France et à la nationalité, ou en langage administratif loi MISEFN.

Et que dit-elle cette loi ?

Et bien en fait d’abrogation de double peine, je laisse la parole au cabinet du ministre qui répond très clairement sur ce point dans la circulaire NOR/INT/D/04/00006/C du 20 janvier 2004 expliquant aux préfets les apports de la nouvelle loi (page 43) :

Au terme de cette présentation de la réforme de ce qu’il est convenu d’appeler, dans le grand public, la « double peine », il y a lieu d’indiquer que la loi n’emporte aucune modification du régime de répression des infractions à la législation sur les étrangers.

A bon entendeur, salut : l’abrogation de la double peine, c’est pour le "grand public", l’infraction au séjour permet toujours l’interdiction du territoire outre une peine de prison.

En fait, la loi MISEFN s’est contentée de transposer dans le Code pénal les catégories d’étrangers protégés contre l’expulsion, les relativement protégés étant à l’article 131-30-1, et les vachement protégés à l’article 130-30-2 (moi aussi, je fais de la com’).

C’est tout ? Oui, c’est tout.

Donc la double peine n’a jamais été abrogée, puisqu’elle n’a jamais existé. On a abrogé une facilité de langage : c’est ce qu’on appelle réformer, de nos jours.

Et rien dans la loi aujourd’hui n’interdit aux préfets de prendre des arrêtés d’expulsion des étrangers condamnés pour des faits liés aux émeutes de ces derniers jours, si ce comportement "constitue une menace grave pour l’ordre public", condition pour prendre un arrêté d’expulsion.

Maître Eolas


Texte reproduit avec l’ autorisation de l’ auteur.

Toute reproduction (hormis une brève citation en précisant la source et l’auteur) sans l’autorisation expresse de leur auteur est absolument interdite.


- Source : Journal d’un avocat http://maitre.eolas.free.fr


La république laisse les jeunesses identitaires répendrent leur haine.

Sarkozy et les juges : une rupture consommée, par Evelyne Sire-Marin.

Notre tour viendra, notre tour est venu ! par Jean-Pierre Bastid.



URL de cet article 2874
  

Même Thème
Les caisses noires du patronat
Gérard FILOCHE
A quoi servent les 600 millions d’euros des caisses noires du patronat, et où vont les 2 millions d’euros distribués chaque année en liquide par l’UIMM et le Medef ? Gérard Filoche dénonce ce scandale du siècle au coeur du patronat français. Il soulève toutes les questions posées par ce trafic d’argent liquide qui circule depuis si longtemps au Medef et montre comment le patronat se servait de cette caisse anti-grève pour briser la fameuse concurrence libre et non faussée. Denis Gautier-Sauvagnac, (...)
Agrandir | voir bibliographie

 

"Acheter un journaliste coute moins cher qu’une bonne call-girl, à peine deux cents dollars par mois"

un agent de la CIA en discussion avec Philip Graham, du Washington Post, au sujet de la possibilité et du prix à payer pour trouver des journalistes disposés à travailler pour la CIA. dans "Katherine The Great," par Deborah Davis (New York : Sheridan Square Press, 1991)

Hier, j’ai surpris France Télécom semant des graines de suicide.
Didier Lombard, ex-PDG de FT, a été mis en examen pour harcèlement moral dans l’enquête sur la vague de suicides dans son entreprise. C’est le moment de republier sur le sujet un article du Grand Soir datant de 2009 et toujours d’actualité. Les suicides à France Télécom ne sont pas une mode qui déferle, mais une éclosion de graines empoisonnées, semées depuis des décennies. Dans les années 80/90, j’étais ergonome dans une grande direction de France Télécom délocalisée de Paris à Blagnac, près de Toulouse. (...)
69 
Médias et Information : il est temps de tourner la page.
« La réalité est ce que nous prenons pour être vrai. Ce que nous prenons pour être vrai est ce que nous croyons. Ce que nous croyons est fondé sur nos perceptions. Ce que nous percevons dépend de ce que nous recherchons. Ce que nous recherchons dépend de ce que nous pensons. Ce que nous pensons dépend de ce que nous percevons. Ce que nous percevons détermine ce que nous croyons. Ce que nous croyons détermine ce que nous prenons pour être vrai. Ce que nous prenons pour être vrai est notre réalité. » (...)
55 
Ces villes gérées par l’extrême-droite.
(L’article est suivi d’un « Complément » : « Le FN et les droits des travailleurs » avec une belle photo du beau château des Le Pen). LGS Des électeurs : « On va voter Front National. Ce sont les seuls qu’on n’a jamais essayés ». Faux ! Sans aller chercher dans un passé lointain, voyons comment le FN a géré les villes que les électeurs français lui ont confiées ces dernières années pour en faire ce qu’il appelait fièrement « des laboratoires du FN ». Arrêtons-nous à ce qu’il advint à Vitrolles, (...)
40 
Vos dons sont vitaux pour soutenir notre combat contre cette attaque ainsi que les autres formes de censures, pour les projets de Wikileaks, l'équipe, les serveurs, et les infrastructures de protection. Nous sommes entièrement soutenus par le grand public.
CLIQUEZ ICI
© Copy Left Le Grand Soir - Diffusion autorisée et même encouragée. Merci de mentionner les sources.
L'opinion des auteurs que nous publions ne reflète pas nécessairement celle du Grand Soir

Contacts | Qui sommes-nous ? | Administrateurs : Viktor Dedaj | Maxime Vivas | Bernard Gensane
Le saviez-vous ? Le Grand Soir a vu le jour en 2002.