Depuis des mois interminables que je joue les Cassandre en hurlant « Ellas Ellas » pour la Grèce, je préviens d’abord les économistes distingués que ceci n’est pas un article documenté sur un assassinat financier honteusement orchestré par la Troïka (je suis bien incapable de décortiquer la situation avec chiffres sérieux et démonstrations de haute voltige à la clé !), simplement un grand cri d’amour et d’angoisse mêlés pour la patrie de mes aïeux, face au désastre annoncé d’un torrent furieux que l’on voit arriver, enfler, gonfler, déborder jusqu’à la précipitation inéluctable vers la catastrophe et le chaos finals tels qu’ils se produisaient dans toutes les tragédies antiques.
Oui, la Grèce est en train de mourir - dans l’indifférence la plus totale de tous les pays d’Europe (bonjour la solidarité que nous avait promise Maastricht !) ou, pire, au milieu d’attaques en règles bien orchestrées par les médias contre cette contrée de feignants, de tricheurs, de voleurs qui savent rien que noyer leur chagrin dans du Ricard frelaté pendant que le bateau coule, et si leur incurie entraîne toute la zone euro dans sa chute et qu’on est tous dans la merde ça sera bien leur faute, on n’avait pas besoin d’eux après tout (résumé concis des conversations matinales chez ma boulangère les jours, rares, où un J.T. rompt le silence en tirant la sonnette d’alarme).
Eh bien si, justement, on avait besoin d’eux ! Tout le monde (enfin le monde politique) savait comment fonctionnait l’économie grecque, et que son entrée dans une monnaie communautaire ne serait pas viable à long terme. Mais vous imaginez la déesse Europa amputée de la patrie des pères fondateurs de la démocratie ? C’était pas crédible … Et tant pis pour les risques encourus, fallait la faire, cette sacré U.E. flanquée de l’inflexible B.C.E. - quant aux dégâts collatéraux on aurait bien le temps de voir plus tard !
Et voilà : on voit !
On voit les misères multiples provoquées par le piège de l’austérité carabinée, un « mordorandum » qui atteint son niveau de tolérance maximum ; des retraités sans retraites, le salaire des fonctionnaires divisés par deux, et les suicides multipliés d’autant.
Athènes en perdition transformé en champ de ruines sociales ; les commerces en faillite, les hôpitaux en souffrance, les grévistes en combat héroïque ; les jeunes diplômés sans futur grimpant sans retour dans des charters australiens.
Des manifestations qui tournent à l’émeute, des policiers désemparés, des arrestations violentes d’immigrés clandestins.
Des SDF par milliers qui finissent par trouver refuge, sous des cartons, dans des théâtres antiques, puissant symbole d’un monde qui naufrage.
Des enfants affamés qui tapent sur des casseroles pour occuper leurs nuits d’angoisse.
On voit des magasins sans marchandises, des écoles sans cahiers, des malades sans soins ; des musées sans gardiens, des trésors oubliés, une mémoire pillée.
La lutte quotidienne est épicière et les lendemains, parfois, se trouvent au fond des poubelles.
On voit la place Syntagma écartelée entre symbole politique du pouvoir et contestation en longs défilés rageurs ; Exarcheia survolté, Plaka dévasté et Omonia transformé en ghetto de pauvreté ; les îles boudées par les touristes, les potagers salvateurs qui fleurissent et les poulaillers comme ultime recours à la disette.
On voit trop de souffrances et trop de larmes.
La litanie des sept douleurs à la puissance dix millions..
On voit un peuple entier guillotiné sous le joug d’un mépris délétère et des rêves évaporés ; une destruction totale massive passant par la remise en cause de tous les fondements culturels et par la démolition programmée d’un art de vivre ancestral.
Je préfèrerais ô combien que l’anaphore s’arrête là , mais elle ne semble pas près de mettre une sourdine à son triste lamento…
Laissons la parole aux murs, ils affichent mieux l’indicible qu’un long discours explicatif :
« Feu au temple de la consommation » « Je souffre »
« La junte ne s’est pas arrêtée en 73 »
« Ne vivons plus comme des esclaves »
« Maman, je vais être en retard, on est en guerre »
« Nous ne pouvons pas, nous ne voulons pas, nous ne paierons pas »
« Te suicider, ce n’est pas ce que tu as fait toute ta vie ? »
« Ne nous habituons pas à la mort »
« Troïka, assassins »
« Il n’y a pas d’étrangers, il n’y a pas de grecs, il n’y a que des prolétaires en colère »
« Liberté pour la Grèce »
Il semble que les grecs n’attendent plus qu’une chose : que tout pète, que tout se casse la gueule, que vienne le grand Chaos. Et qu’ils puissent retourner à la case départ du super Monopoly sans passer par les banques et sans toucher des milliards.
Seule petite note positive : l’étymologie du mot « crise ». Du grec « krisis », décision importante, choix, jugement, renvoyant à l’idée du moment-clé où tout doit se décider. Dans la pensée ancienne, cette notion sous-entendait le libre-arbitre de l’être et la souveraineté de son jugement critique, c’est-à -dire une opportunité plus qu’une malédiction. C’est une remise en question de soi-même (qui suis-je, que vais-je faire de ma vie ?), un ensemble de contractions débouchant sur une re-naissance salvatrice, un entre-deux fécond qui relance la créativité et devient la source de nombreux possibles. (En même temps, allez dire ça à quelqu’un qui n’a rien mangé depuis trois jours ?)
Et question cruciale qui divise les débats : va sortir de l’euro, va pas sortir ? La presse, malhonnête ou bâillonnée, est unanime : NON, bien sûr ! Hypothèse aussi impossible qu’improbable, dormez tranquilles braves gens, pendant que les athéniens crèvent dans les rues… S’ensuivent de longues et savantes démonstrations économiques pour expliquer qu’il n’y a rien à craindre, que ça va s’arranger et que l’euro, quand même, est plus fort que le dollar, alors vous voyez… On ne lit ni n’entend jamais cette simple contre-vérité évidente : ON N’EN SAIT RIEN, la machine infernale est lancée, personne ne peut dire où elle va aller Est-ce si difficile à admettre, que l’économie n’est pas une science exacte, que l’histoire est une gamine capricieuse et redondante, que personne n’avait prévu le Jeudi Noir, et qu’on fonce dans le brouillard - ou dans le mur - en criant bien fort « on va gagner » ?
Pendant ce temps-là , des gens souffrent en silence alors qu’on leur avait promis le paradis de la croissance. D’accord, c’était une erreur que d’y croire, la croissance obligatoire n’a jamais apporté à la longue que du malheur, mais comment résister aux chants des sirènes du libéralisme lorsque l’on a égaré dans la tempête d’un bonheur consumériste annoncé les boules Quiès de la sagesse odysséenne ?
J’emprunte à Giraudoux (oui, je sais, il ne fut pas très clair pendant l’occupation, mais c’est pas une raison pour jeter l’oeuvre avec le dramaturge…) une conclusion en forme d’espoir fugace et de petite lueur entr’aperçue au fond d’un tunnel de ténèbres :
« Comment cela s’appelle-t-il quand tout est gâché, que tout est saccagé, et que l’air pourtant se respire, et qu’on a tout perdu, que la ville brûle, que les innocents s’entretuent, mais que les coupables agonisent, dans un coin du jour qui se lève ? - Cela a un très beau nom, Femme Narsès, cela s’appelle l’Aurore… » (Electre - 1937)
Encore bien pâle l’aurore, et bien fragile l’espérance ?
Attendons de voir…
Pour l’instant, ce sont nos racines que l’on assassine.