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Note depuis le cinquième pays le plus pauvre du monde.

Le bébé mort

Chers camarades, je vous adresse cette note depuis le sud-ouest de Madagascar où je travaille depuis deux ans maintenant, comme d’habitude à régler des comptes avec moi-même, le monde et cette bien triste humanité qui reste pourtant ma plus belle maîtresse. Vous êtes bien occupés en Europe à ce que me disent nos réseaux d’information et je reste de tout cœur avec vous. Je reviendrai riche d’humanité, justement, et partagerai avec vous ce qui ce passe à l’autre bout de la chaîne d’asservissement et de mort qu’on appelait le capitalisme, mais c’est certainement bien plus qu’un système économique aujourd’hui. Il y a tant à dire sur ces pays du Sud, ou plus justement de la ceinture inter-tropicale, complètement ruinés, asservis et destinés à la stérilité dans tous les domaines, et ne voulant pas enfoncer des portes déjà bien ouvertes par d’autres, je vous écris simplement quelques histoires de gens de chair et d’os dans leur vie de chaque jour.

En cette saison le soleil tombe tout droit, plus une ombre, l’assourdissante clarté, la vie à l’excès. Serrés autour du tronc du tamarin, cette fois c’est lundi sous le tropique du Capricorne, les mêmes gens accroupis devant la petite case de bois, le sable chaud sur les pieds et les mouches ennuyantes qui tournoient, se posent, et butinent les gouttes de sueur avant qu’on ne les chassent. Monsieur Paul a la même mine, ce n’est pas un sourire non plus, c’est une mine, de celle que l’œil de si loin ne sait ranger dans aucune émotion occidentale. Ce n’est pas grave. Il le répète tant de fois. La terre sèche exhale son haleine terrifiante, les genoux pliés, le cul sur le sable, ou presque, posture asiatique, africaine aussi, et cela chauffe le derrière, il sera bientôt midi à force de palabres sous le tamarin plus que centenaire.

Merci, ce n’est pas grave. En trois jours deux événements ont rassemblé ce bout de village qui sert d’équipe au projet des dieux blancs, c’est le rituel entrechoqué des cycles qui se chevauchent à en devenir absurde. La vie s’arrête, elle était à peine née, pas encore nominale, pas plus répertoriée dans les registres que dans les cœurs, demain, un peu plus tard, enfin on l’oubliera, il n’avait pas de nom. Il y a un compte, ici, un nombre, élevé, d’êtres morts-nés ou à peine nés... et c’est mieux finalement que ce qui vivent en emportant la mère aux contractions de la vie - une vie pour une mort n’est-ce pas si simple, et pourtant si terrible ? - , mieux vaut un bébé mort qu’un père veuf. Il dit cela, n’est-ce pas, monsieur Paul ?

Tout le monde se lève, je n’ose pas regarder les yeux. Je regarde l’entrée de la case, si petite mais on dirait un puits à la profondeur marécageuse, une ombre sur le lit la tête vers les murs de bambou, une odeur macabre à peine secouée par des sanglots de peine, et les mois de souffrance pour rien, et la misère du couple revenue à un point critique, leurs trois enfants, déjà, le dernier d’à peine plus d’un an aura du lait, un peu, tout n’est pas si triste me dit la vieille de la troupe.

En plus ou en moins, la chaleur me tourne des questions à faire froid dans le dos : un de plus, un de moins, franchement je ne sais quel est le plus heureux destin dans ce pays qui entasse les petits va-nu-pieds dans les rues des bidonvilles... Il faut recommencer. Endurer. Sans être jamais sûr, caresse ou coup de massue sur le bébé juste né. Et puis les trois premières années, la mort à chaque pluie, possible, la diarrhée permanente, l’ouragan probable, les parasites qui crèvent le ventre, la sécheresse certaine, les bébés d’ici sont étrangement mous, muets, avec cet air un peu débile des êtres assommés de drogues... sacré investissement, précaire, un taux d’usurier... Alors on m’attrape, on me demande si je viens.

Je viens. Où pourrait-on donc aller ? Le cimetière ? L’église ? Laquelle ? Il y en a au moins quatre pour un si petit village de pêcheurs. Toute la panoplie des répéteurs des fraudeurs du Christ. A-t-il une religion le petit sans nom, le bébé mort ? Je n’ai pas vu de cimetière, à peine quelques tombeaux en dur, éternité relative, mais des macchabées, ça, des listes déjà longues de permission, pas une semaine sans qu’un vivant d’ici perde un membre de sa famille, là-bas, un peu plus loin, et si leur vie est sans grande effusion de ses belles émotions que j’appelle de grandes majuscules, Amour, Haine, Compassion, bref mes chers amis étrangers ont un infini intérieur qui m’échappe, à peine si je le frôle, la mort déclenche un torrent de passions paroxysmiques... le village tremble, se saoule, se gave du troupeau d’une vie, ne laisse rien aux vivants, atteint une transe cosmique et vulgaire, des bagarres et des coups vite tirés, la mort engendre le brassage génétique... elle empêche la richesse en engloutissant le fruit d’une vie. Concept que je médite. La mort et sa fête terrible et magnifique, les vierges la redoutent, les aînés s’enivrent... les autres s’en sortent avec une bonne journée de gueule de bois. Mais ce bébé là n’était pas né « socialement », si l’on peut dire, rien qui ne mérite autre chose que le silence à notre passage.

Pas d’église des blancs pour Monsieur Paul, un païen ahuri, un sorcier peut-être, autiste ou simple lunatique, je ne l’ai jamais vu bien habillé pour aller dans les rues. Il est gardien mais ne garde rien de plus que la nuit qui s’étire. Je ne l’ai jamais vu autrement qu’en haillons, l’homme de la brousse, sa démarche lente, économique et puissante, que rien ne saurait détourner d’un but imprécis, incompréhensible, inaccessible pour moi. Et sa famille aussi, toujours sale, en lambeaux fripés et crassés, la petite de sept ans, Monica, aux cheveux raidis par les années sans savon. Un ange que les années inexorablement rongent comme la lèpre. Désertion scolaire, école désertée par les instituteurs, par les chaises, par les tables, par les craies, par les livres. Je m’en étonne, me fâche parfois, je sais qu’il n’a pas le vice des épaves de cantine monsieur Paul, hagard les jours de paie et mendiants le reste du temps, il est économe et étranger au crédit qui grignotent les autres. Vendredi le bébé était beau, si frais, si rose, si pur, si bien que sa splendeur, la vigueur d’une vie fragile, certes, mais promise à s’enraciner dans une terre nue avide de matière, masquait la puanteur du taudis.

C’est un cas de brousse, c’est comme cela, c’est l’Afrique... ce n’est pas l’Afrique, c’est l’Afrique d’aujourd’hui. Les haillons ont proliféré depuis la fin des années soixante. Qu’on cherche des circonstances, ce n’est pas le moment... Il a dit merci ce jeudi-là aussi, quand je lui ai proposé de l’accompagner au dispensaire avec sa femme... pourquoi faire, on s’arrangera, un peu d’argent pour la future naissance, le reste, c’est quelque chose comme le destin, les ancêtres, ici on ne prend même plus la peine d’expliquer au blanc, même s’il parait gentil, même s’il n’est pas du même bord que les vieux qui viennent acheter les jeunes filles d’ici... c’est un humanitaire, mais c’est un blanc, il est gentil, mais c’est un blanc, on ne le comprend pas, car c’est un blanc, alors comment comprendrai-je ?

Le cortège se met en ordre, c’est une vague procession, les ethnies ne sont pas mêlées, si peu, il y a des grands secs au visage émacié et noir, des petits trapus à la peau couleur de banane mûre, et tous les possibles entre ces deux extrêmes, entre la montagne et la côte, entre la richesse et la pauvreté, entre la fertilité et le désert... et le petit corps mort est enveloppé dans un tissu douteux, tâché par je ne sais quelle plaie, peut-être une tâche de friture de ces petits poissons ramenés dans les filets des piroguiers... On passe devant celle de monsieur Paul, la hache encore plantée dans le tronc d’un jeune farafatse qui servira de flotteur... La plus vieille prend la tête d’une colonne désordonnée, il faut marcher dans le sable, sortir de la plantation, les pieds s’enfoncent, la vieille marche pieds nus, peu importe la franche gifle du soleil, il n’y a pas de refuge, il n’y a plus guère d’arbre, la plante de ses pieds est couverte d’une corne qui l’autorise à marcher dans le bush sans trop de risque, les larges épines et les pierres saillantes lui sont indifférentes, elle tient ferme sous les bras son paquet. J’avais toujours cru l’humain absolument inadapté à sa planète, sans griffe, sans sabot, sans fourrure... les gens d’ici me rappellent au souvenir d’une histoire âpre et dure, l’humain est parfaitement apte au combat contre la nature... sans arme la victoire est incertaine, certainement le combat en est plus noble... en tout cas ça transpire et sent fort sous le feu du soleil, ça renifle le musc du voisin de devant, pas de fausse pudeur et de parfum bourgeois, à détourner les mouches des tas d’ordures qui jonchent les « faubourgs » du village. Le plastique se vend bien et on chie à l’air libre. Le typhus s’en régale.

Et cet enfer plaît aux brochures glacées des vendeurs de rêves, de voyages... sable incandescent, palmiers courbés par les ouragans, mer d’azur, restaurant sur la plage, dune qui tourne le dos aux misères, pêche au gros, gros cons sur la plage à traquer la vierge sans le sou... soleil de plomb qui crépite comme la rafale d’une kalach, paludisme, choléra, bilharziose, même le staphylocoque tue par ici... c’est que le paracétamol a bien du mal a tout guérir... et les herbes des sorciers ont brûlé avec la forêt. On en reparlera, Madagascar dans quinze ans c’est Rapa Nui. Bref, nous passons dans le village résumé à une perpendiculaire à la grande route. Les joueurs de domino baissent le ton, le billet joué ne vaut guère qu’une tige fumée et partagée, c’est une peine commune et connue qui passe dans le sentier, eux les joueurs braillards sont respectueux de la mort... évidemment tout le monde sait, les nouvelles, bonnes ou mauvaises, se répandent comme la peste dans les bidonvilles d’une capitale de province brisée par la haine de son prochain : le progrès... l’homme vaut peu ici, mais le bébé à une valeur précieuse... l’innocence... le possible... On l’adore jusqu’au prochain don d’un ventre fécondable... après il traîne délaissé dans la rue, les cheveux sales et la tronche morvée... on plaint la mère, les durs mois de labeur... le père sans descendance... on spécule sur les raisons du malin... les bébés morts sont respectés dans ce lieu qui vous bouffe des hommes comme les gueules d’un cerbère, agneau de Dieu, marchandise du marché, les Chinois refont la route... au bout de la route un jour il y aura une mine à ciel ouvert géré par des Chinois et des Canadiens... enfin des pontes d’ailleurs, toute ma sympathie aux paysans chinois et canadiens... et la merde pour les survivants, seuls face au diable.

Voilà, c’est le dernier refuge des âmes oubliées. Les vieux ont amené une pelle. Maquis, savane, désert, plage paradisiaque... à deux pas de l’océan, à six pieds sous terre, à vingt mille lieues sous la logique. Ils cherchent ; parlent. Et s’accordent. Combien de cadavres sous mes pieds aveugles ? Les cadavres nourrissent si peu cette terre violée depuis le coït du capitalisme, le viol contre la tradition... s’agit pas d’en faire un zoo non plus, il s’agit d’éducation.... un autre bébé mort, mort-né, placenta putride, la vie de mes gars qui bossent pour deux sous, et pisser dans un violon, l’opposé du partage, ma si grande rage à m’éclater le foie et la raison, l’alcool bon marché d’un expatrié qui se cache sous les oripeaux merdeux d’un contrat de coopérant !

Au cas où cela serve au lecteur de hasard, voilà le protocole d’une tombe vite torchée pour un bébé mort. La chose est petite, point n’est besoin de remuer terre et mer. Un trou. Un mètre sur tous les côtés. Un de plus en profondeur. Puis l’alcôve. Un trou dans le trou. Y déposer le paquet sans nom sans autre cérémonie qu’aller arracher des pierres aux stériles alentours pour boucher l’alcôve aux appétits errants des chiens en meute aux aguets des colères d’une maîtresse sans pitié. La même que celle qui vous fait gras, mesquin, idiot, et sans courage. Faut-il la remercier ?

Après neuf mois d’attente et trois jours de vie, c’est à peine dix minutes pour reboucher le trou et déplacer buissons épineux et caillasses innocentes, enfin pour que disparaisse jusqu’à l’idée du bébé mort. L’illusion du normal est parfaite, la terre chaude a avalé la tombe, les vents déjà effacent toutes traces de ce rite si ancien qui nous a fait Homme. D’ailleurs déjà les gars rigolent, la vieille femme doit faire une blague, et en colonne encore tout le monde file à la mer pour se laver les mains... il ne s’agit pas de tuer les microbes, une chose des blancs obstinément moquée, il s’agit de purifier son être des esprits aux crocs encore rouges de leur festin de chair.

Sans un mot sur ces heures-là qui m’ont bouffé le crâne, d’ailleurs qui me comprend, j’ai fini raide mais seul, tranquille, caché, sec, inflammable, idiot, meuglant, cul à l’air, vulgaire, vomissant ma haine d’un cycle délirant, un Dieu peut-être, s’appelle-t-il Adams Smith ? Lui n’en avait rien à foutre, cartésien comme un rentier, il m’a collé les intérêts par un lendemain horrible de tronche fracassée sous le tropique barbare, cuit, recuit, déshydraté et merdeux de haïr tout ou presque de cette humanité-là et si triste d’en être.

Bon.

Et il faut repartir.

Je sais chers camarades que rien ne sert de péroraisons, celles des tribuns sans rien sur les mains qui justifie leur vie grasse, ni les bondieuseries qui tiennent par ici les gens l’âme hors de l’eau, ni les protocoles livresques pour une bonne révolution de papelards, fussent-ils numériques, partagés, atomiques, bref, inutiles et pervers.

Il faut repartir, comme Monsieur Paul.

A l’autre bout du capitalisme, les gens ont d’autres revendications.

Il se prépare peut-être, vraisemblablement, un grand chambardement en Europe, c’est à dire dans le corps même de l’Occident dominateur des derniers siècles. Plus de répressions ou plus de justice. Faisons, par pitié, pour l’honneur de ce que en quoi nous croyons, que cela soit une justice qui voit aussi loin que le cinquième pays le plus pauvre du monde, sinon, encore une fois, nous ne gagnerons rien collectivement, donc rien du tout, et ces bébés morts ne fertiliseront rien d’autres qu’une terre morte réduite à produire pour la caste des parfaits enculés, et si on ne prend pas garde à se creuser la tête et écouter son cœur, il est si facile, tellement plus facile d’en être. Mais gare à la chute.

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