Il y a l’histoire des « Grands Hommes », des « Sagas », celle qui explique par exemple l’origine de la première guerre mondiale par un attentat commis à Sarajevo. Et il y a l’histoire sérieuse, scientifique, collective... Mais on peut aussi en trouver l’équivalent en histoire des sciences, qu’on l’édifie avec celle des « grands génies » ou qu’on la « déconstruise » avec celle des grands « imposteurs ».
Ainsi l’exemple de « l’imposteur » Lyssenko, l’agronome « apprenti-sorcier » qui aurait réussi à entraîner des millions de soviétiques, d’agriculteurs, de cadres, dans ses théories aussi fumeuses qu’inefficaces à grande échelle pendant plus de trente ans, fut un véritable prodige en son genre.
Mais à force de mêler le caractère sans aucun doute paranoïaque, excessif, impulsif, hargneux du personnage, à la condamnation de ses découvertes, on finit par avoir un doute sur le sérieux et l’impartialité de l’analyse. Car ce sont bien ses premiers succès pratiques, malgré ses défauts personnels justement (à commencer par son incapacité à théoriser ses découvertes quasi-empiriques), qui lui valurent tant de titres honorifiques jusque dans les années cinquante, et non les caprices d’un seul homme, fût-il Staline, contre l’inévitable retour du réel.
En effet, l’efficacité des plantations d’apex de tubercules de pommes de terre ou la formation de blés de printemps à partir de blés d’hiver par vernalisation, sont bien des techniques visant à éradiquer les famines plutôt qu’à les provoquer ! Et ces succès lui sont encore concédés même par les plus acharnés de ses calomniateurs actuels.
Un passage du livre de Gilles Harpoutian « La petite histoire des grandes impostures scientifiques » révèle en revanche assez bien quels furent les véritables crimes de Trofim Lyssenko : « Staline meurt en 1953. Khrouchtchev et son gouvernement abandonnent le « système Lyssenko » de rotation des cultures, imposé avec autorité à l’ensemble de la filière agricole soviétique, mais incontestablement inefficace. Les méthodes américaines de production du maïs sont reprises. (...) Pendant la seconde guerre mondiale, Lyssenko [dirigeait] un projet forestier en Sibérie et [imposa] une étonnante idée de plantation en nids de graines d’arbres afin de sauver la toundra du dessèchement » (p132-133)... La liste de tels « scandales » écologiques pourrait être d’ailleurs considérablement allongée, car de l’aveu même de Jaurès Medvedev, dissident soviétique et auteur de « Grandeur et chute de Lyssenko » en 1971, source du livre sus-nommé, les « systèmes herbaires » lyssenkistes s’opposaient aux méthodes d’« agrochimistes minéraux » (adeptes des engrais chimiques) comme l’agronome Pryanichnikov. L’agronomie soviétique de l’époque « préconisait de ne pas développer l’industrie des engrais, de laisser les champs en trèfle pendant deux ou trois années d’affilée, (...) [et invitait aussi à] renoncer à utiliser certaines machines (herses, tracteurs) qui détruisent la texture du sol » (p125).
On l’aura compris, les agronomes « lyssenkistes » furent abondamment caricaturés par les occidentaux d’après guerre tout simplement parce qu’ils s’opposaient au miraculeux système dit de l’agriculture intensive (engrais chimiques et pesticides). Si celle-ci permettait un profit maximum en un minimum de temps, il est aujourd’hui évident qu’elle a contribué à la destruction massive des sols à l’échelle mondiale, et fut à la source d’innombrables et incontestables catastrophes écologiques sur le long terme. Mais ici bien sur, point « d’imposture » !
Lyssenko et ses collaborateurs souhaitaient, quitte à ce que les résultats ne soient pas immédiats, développer sur tout le territoire une agriculture durable fondée sur des techniques aujourd’hui tout à fait admises : Le « semis sous couvert végétal », « l’équilibre agro-sylvo-pastoral » lié à la rotation des cultures et au développement des « bandes forestières » entre les champs cultivés, ... de façon générale, ils privilégiaient la fertilisation des sols par des moyens biologiques plutôt que chimiques dans le contexte d’une agriculture extensive (et non intensive au sens capitaliste du terme).
Même en ce qui concerne la théorie la plus « absurde » de Lyssenko, opposée à la génétique classique voulant que l’hérédité passe par des mutations au hasard sélectionnées secondairement par le milieu, la fameuse « hérédité des caractères acquis par l’habitude », ce sont les biologistes d’aujourd’hui qui la remettent à l’ordre du jour sous le titre euphémisé d’épigénétique. N’est-il pas en effet plus qu’urgent, quand il faut trouver une alternative aux pesticides de plus en plus incriminés, de reconnaître la capacité d’une plante à transmettre héréditairement sur plusieurs générations une résistance acquise à tel stress, à tel parasite ?
L’ironie de l’histoire veut que ce soit aux généticiens occidentaux eux-mêmes, tant vilipendés par « l’agronome prolétarien » jadis, de lancer cette profonde révolution en biologie, mettant à terre tous les dogmes mécanistes de la génétique formelle comme ceux de l’agronomie capitaliste, cherchant à trouver l’alternative à une agriculture intensive qui fut, elle, réellement dangereuse et meurtrière, pour la nature comme pour l’homme...
Voilà pourquoi l’histoire des sciences est tout sauf une histoire de « génies » et « d’imposteurs ». Car c’est bien dans le fleuve chaotique de l’histoire humaine que surgissent les découvertes scientifiques, souvent plusieurs fois indépendamment sur la planète (l’australien Wallace ne découvrit-il pas la sélection naturelle en même temps que Darwin ?), parfois avec maladresse théorique, parfois avec collisions entre intérêts personnels voire politiques, mais toujours dans un certain ordre, une certaine chronologie et un certain rythme général. Et les véritables charlatans de la science, les menteurs et les faussaires isolés, n’ont rien à faire dans cette histoire là.
Le traitement fait à Lyssenko dans « La petite histoire des grandes impostures scientifiques » est une caricature à peu de frais, à peu de risque, puisqu’elle s’appuie sur une diabolisation vieille de plusieurs décennies, mais elle est révélatrice.
Plus généralement, déconstruire les découvertes scientifiques ne signifie pas obligatoirement discréditer les grands savants, qu’il s’agisse de Pasteur ou d’Einstein. Il s’agit au contraire d’identifier quels furent leurs mérites, leur génie, à travers et malgré leurs multiples et parfois insupportables défauts personnels, et même à travers les découvertes de leurs inspirateurs déclarés ou frauduleusement cachés. C’est le prix d’une analyse historique sérieuse qui veut se prémunir justement de toute simplification facile. Comment peut-on en effet reléguer le grand Pasteur au même rang qu’Aldo Bonassoli, célèbre faussaire des « avions renifleurs », si ce n’est au prix d’une incroyable imposture !