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Pour continuer les 35 heures, par Michel Husson .


[Article à paraître dans Critique communiste.]


Mai 2004


Le débat sur les 35 heures est à nouveau ouvert par l’offensive libérale, tandis que le chômage s’incruste. Il
est temps de revenir sur le bilan des 35 heures, et de refonder cette revendication essentielle. C’est l’objet
de cet article [1].


Et pourtant elle baisse !

Quoi qu’on puisse penser des vertus de la réduction du temps de travail (RTT), force est de constater que la
durée du travail ne cesse de baisser (voir graphique). La durée annuelle du travail, calculée en mélangeant
temps partiel et plein temps, était de 1540 heures en 2002 contre environ 2000 au début des années 60. La
question n’est donc pas tellement de savoir si la durée du travail doit ou non baisser, mais selon quelles
modalités. Il n’y a pas en effet que la baisse de la durée hebdomadaire ; il y a aussi le chômage, le temps
partiel, le raccourcissement de la durée de vie active, et les congés payés. Quand on passe d’une situation
où tout le monde travaille 40 heures à une situation où 90 % des gens travaillent 40 heures et 10 % pas du
tout parce qu’ils sont au chômage, c’est aussi une manière de réduire la durée du travail !

Pour prendre la mesure de cet effet on peut calculer une « durée du travail de plein emploi » en rapportant
le nombre d’heures travaillées à la population active (actifs employés + chômeurs) plutôt qu’aux seuls
effectifs employés. On s’aperçoit alors que cette courbe baisse de manière encore plus nette que celle de la
durée du travail effective (voir graphique). L’écart entre les deux correspond de manière arithmétique au
taux de chômage et établit très clairement le lien qui existe entre les deux : la montée du taux de chômage
équivaut très exactement à une baisse trop lente de la réduction du temps de travail.

Les libéraux se scandalisent de telles règles de trois et leur reprochent de postuler que l’on peut raisonner
toutes choses égales par ailleurs. Ils ont raison : quelque chose aurait dû bouger si l’on avait voulu
conserver le taux de chômage des années 60, voisin du plein emploi. Mais c’est justement ce qu’ils
cherchent à présenter comme intangible, à savoir l’irrésistible montée des revenus financiers qui est l’autre
face de la montée du chômage [2].

La périodisation fait cependant apparaître un important décalage. C’est en réalité au cours de la décennie
70 que l’écart s’est creusé sous l’effet de la crise, de telle sorte que le taux de chômage est passé d’un peu
plus de 2 % à 10 %, tandis que la part salariale se mettait à augmenter. Le tournant néo-libéral du début
des années 80 a mis ensuite à profit la persistance de ce taux de chômage élevé pour peser sur la
répartition des richesses en faisant reculer la part salariale. Cela veut dire qu’il existe un lien étroit entre
chômage, durée du travail et partage des richesses. Les néo-libéraux ont au moins raison sur ce point : on
ne peut toucher à l’un de ces éléments sans toucher les autres. Toute politique de lutte contre le chômage
passe donc par un rattrapage du potentiel de baisse du temps de travail correspondant aux gains de
productivité et par un réduction concomitante de la part des richesses qui revient aux revenus financiers.

Même si on laisse de côté le chômage, la réduction du temps de travail n’a pas suivi un cours harmonieux.
La période qui va du passage aux 39 heures en 1982 au passage aux 35 heures à partir de 1997 est
marquée par une stagnation à peu près parfaite du temps de travail hebdomadaire. La baisse constatée par
rapport à l’ensemble des emplois renvoie donc à la progression du temps partiel qui impose à une fraction
de la population de ne travailler que 20 heures. Pour résumer : 10 % de la population active est au
chômage, 15 % à temps partiel majoritairement contraint, et sans doute au moins 10 % en situation de
sous-emploi, ce que révèlent les nouvelles arrivées sur le marché du travail à chaque phase de reprise de
l’activité.


La durée annuelle moyenne du travail en France (1960-2002)

Graphique durée annuelle moyenne du travail.

Voilà comment le modèle néo-libéral réduit la durée du travail : de manière discriminatoire et inégalitaire.
Une réduction uniforme du temps de travail (« travailler moins pour travailler toutes et tous ») aurait au
contraire pour effet de répartir équitablement les gains de productivité, actuellement confisqués par les
« rentiers ». Leurs revenus sont très exactement la rançon du chômage et de la précarité.


Un bilan ambigu [3]

Avec le rapport Novelli sur les 35 heures, aussitôt enterré, la droite s’est encore tirée une balle dans le pied.
Son rapporteur ultra-libéral s’alignait sur les thèses patronales pour en dresser un bilan apocalyptique [4].
Oublions ce pensum idéologique pour prendre un peu de recul : le problème à traiter, et sur lequel tous les
économistes devraient se pencher, est de savoir pourquoi on a créé deux millions d’emplois en France entre
1997-2001, soit autant qu’au cours du précédent quart de siècle, bref un record absolu sur l’ensemble du
XXème siècle !

Question facile, dira-t-on, puisque cette période a coïncidé avec une « embellie » de la croissance. Il se
trouve que cette réponse est insuffisante : on a créé plus d’emplois que l’on pouvait en attendre compte
tenu de l’observation des phases de reprise antérieures. Pas de problème pour les néo-libéraux, qui
disposent d’une explication passe-partout : ce surcroît d’emplois serait dû aux politiques de baisse des
cotisations sociales (les fameuses « charges ») menées dans la première moitié des années 90. Mais il y a
un léger problème de cohérence dans ce discours, car les néo-libéraux expliquent dans le même temps que
la réduction du temps de travail a monstrueusement augmenté les coûts salariaux. On aurait donc dû avoir
beaucoup de créations d’emplois jusqu’en 1997, et beaucoup moins après. Or, c’est l’inverse qui s’est
produit. Pour résoudre cette contradiction, il faudrait que les effets supposés de la baisse du coût du travail
nécessitent un délai extraordinairement long (3 ou 4 ans au moins) avant de se manifester dans les
comportements d’embauches. Autrement dit, si les patrons ont plus embauché entre 1997 et 2001, ce serait
sous l’influence des exonérations obtenues quelques années plus tôt. Et ils ne se seraient soucié en rien des
supposées augmentations de coût salarial liées aux 35 heures, qui leur faisaient pourtant pousser des cris
d’orfraie instantanés. Il s’agit là d’une fable grotesque qui confirme, s’il en était besoin, que ce n’est pas en
raison de la qualité de ses analyses que l’économie dominante domine.

Oui, la RTT a créé des emplois : 350 000 selon la DARES, 400 000 selon la CDC, 500 000 selon l’IRES. Cette
fourchette est le résultat convergent d’enquêtes auprès des entreprises et de travaux macroéconomiques
comparant l’évolution de l’emploi avec ou sans RTT. Et il n’existe pas d’explication alternative aux
performances d’emplois constatées lors du passage aux 35 heures. La vraie question qui se pose alors serait
plutôt de comprendre pourquoi une réduction du temps de travail d’environ 10 % (de 39 à 35 heures) n’a
pas donné lieu à des embauches proportionnelles. A en croire l’évaluation à froid des modèles macroéconomiques,
elles auraient dû en effet avoisiner 1,5 million d’emplois. La réponse à cette question est
double : d’abord, une partie des salariés, notamment ceux des petites entreprises, n’a pas été concernée
par la mesure ; ensuite, le patronat a su profiter de l’occasion pour « réorganiser » le travail à sa
convenance, en l’intensifiant, en l’annualisant, bref en le flexibilisant. Le résultat se lit très clairement dans
les statistiques : le passage aux 35 heures s’est accompagné d’un véritable bond en avant de la productivité
horaire du travail, et c’est d’ailleurs pour cela que le coût du travail par unité produite est resté à peu près
constant.

Ces deux effets (champ de la mesure et intensification du travail) expliquent en gros la différence entre le
million et demi de créations d’emplois potentielles, et le demi-million effectivement constaté. Mais il faut
bien voir que cet écart provient des modalités pratiques du passage aux 35 heures qui résultent en fin de
compte de choix politiques précis : celui de la loi Aubry 2 de ne plus assortir les baisses de cotisations
d’aucune exigence de créations d’emploi ; et celui d’Elisabeth Guigou de reporter aux calendes grecques
l’application des 35 heures aux petites entreprises.

Il ne faut donc pas jeter le bébé avec l’eau du bain, même si le bilan est décevant. On en connaît
maintenant les grands axes de fracture : très grossièrement, on peut dire que les femmes et les ouvriers
ont plutôt perdu dans l’affaire. Dans le cas des ouvriers, l’effet principal tient à la perte de salaire liée à la
disparition des heures supplémentaires : le salaire de base a été à peu près maintenu, mais pas le revenu
des ouvriers a été érodé par la suppression des heures supplémentaires en raison notamment de
l’annualisation, et par la réduction du sur-salaire associé aux heures supplémentaires. La leçon à en tirer est
claire : toute politique de RTT progressiste devrait anticiper cet effet contraire, et s’accompagner d’une
revalorisation des bas salaires.

Les femmes ont été défavorisées à plusieurs titres. Le passage aux 35 heures n’a pas permis de résorber les
situations de temps partiel plus ou moins contraint qui s’imposent à un tiers d’entre elles. Certes, la part du
travail à temps partiel a cessé d’augmenter et a même légèrement reculé, mais plutôt par ralentissement de
ce type d’embauches que par une reconversion. L’occasion a donc été manquée de rapprocher la situation
des travailleuses à temps de celle à laquelle elles aspirent : en moyenne, elles travaillent 23 heures - soit un
2/3 de temps - alors qu’elles souhaiteraient travailler environ 32 heures.

Les modalités du passage aux 35 heures ont souligné l’hypocrisie profonde du discours sur la
« conciliation » (du temps de travail et de la vie familiale), indépendamment même du fait que ce souci ne
devrait pas concerner que les femmes. La flexibilité accrue rendue possible par les lois Aubry a en effet
accru les contradictions entre temps de travail et temps sociaux, en ce sens que la modulation des horaires
favorise à peu près systématiquement les moments de la journée où les femmes (compte tenu de la division
des tâches réellement existantes) ont le plus besoin de temps libre. Et l’annualisation a aussi dégradé la
situation des femmes en rendant les rythmes de travail encore plus irréguliers et imprévisibles. Enfin, les
femmes sont sur-représentées dans des professions du secteur public, comme la santé, où la RTT sans
créations d’emplois a conduit à une extraordinaire intensification du travail.

Ce sont plutôt les cadres et salariés les plus qualifiés des entreprises les plus dynamiques qui ont profité des
modalités concrètes du passage aux 35 heures. Mais, même pour eux, le temps libre est gangrené par une
charge de travail accrue. Dans bien des cas, les week ends ont été rallongés, mais sont « contaminés » par
le travail rapporté à la maison.

Il n’empêche que les enquêtes d’opinion font malgré tout apparaître une appréciation globalement positive
des 35 heures. 59 % des salariés concernés par des accords de RTT disent que ceux-ci ont plutôt été
« dans le sens d’une amélioration », 13 % plutôt « dans le sens d’une dégradation », et 28 % considèrent
que « cela n’a rien changé ». Un tiers des salariés estime que la conciliation entre vie professionnelle et vie
familiale s’est améliorée grâce à la RTT, mais celle-ci a peu entamé la division traditionnelle des rôles et peu
transformé les pratiques de loisir et les usages du temps [5].

C’est cette ambivalence qui permet de comprendre que même des organisations très sceptiques par rapport
aux 35 heures, voire hostiles comme FO, les considèrent aujourd’hui comme un acquis à défendre contre
l’esprit de revanche du patronat. Ce qui ressort de ce rapide tableau, c’est en tout cas le formidable
éclatement des situations, où le meilleur côtoie le pire, et qui explique le bilan si contrasté qu’en tirent les
salariés. Pour revaloriser la revendication de RTT, il faut revenir en détail sur les points qui n’ont pas été
suffisamment mis en avant par ses défenseurs.


Productivité horaire et intensification du travail

La productivité horaire du travail dans le secteur privé a brusquement progressé d’environ 5 % à l’occasion
du passage aux 35 heures. Pour une baisse du temps de travail de moins de 10 % (compte tenu de son
champ d’application), c’est considérable. C’est la mesure exacte de l’intensification du travail permise par les
modalités laxistes des lois Aubry. En effet, des embauches exactement compensatoires signifient que 10 %
de baisse du temps de travail donnent lieu à 10 % de créations d’emploi. Comme la productivité du travail
est calculée en divisant le volume de production (ou d’activité) par le nombre d’heures de travail, on
constate que dans ce cas de figure, elle ne doit pas bouger. Dans le cas exactement inverse d’une absence
totale de compensation, ce même volume de production est réalisé par le même nombre de personnes qui
font donc le même travail en un temps réduit. La productivité horaire augmente alors dans la même
proportion que la baisse de la durée du travail.

En pratique, on a donc coupé la poire en deux : dans le meilleur des cas, on peut estimer que les effets de
la baisse du temps de travail se sont ventilés à peu près également en créations d’emplois et en
intensification du travail. Les données disponibles permettent même d’avancer que l’on est plus près d’un
partage 2/3 d’intensification du travail 1/3 d’emplois. Il faut remarquer que l’on n’est pas loin du chiffre
fatidique de 5,1 % de productivité horaire que le patronat s’était empressé de calculer au moment de la loi
Aubry 1 qui conditionnait les aides à la création de 6 % d’emplois en cas de passage aux 35 heures (voir
encadré).


Petite arithmétique de la productivité

[ La manière dont on obtient le chiffre bizarrement précis de 5,1 % de productivité illustre l’impact des
dispositifs législatifs. On le calcule de la manière suivante :
. passer de 39 à 35 heures réduit la durée du travail dans une proportion de 35/39ème ;
. pour avoir droit aux aides, il fallait créer 6 % d’emplois, soit multiplier les effectifs selon un coefficient de
1,06 ;
. la productivité horaire induite se déduit en comparant la progression de la durée du travail et celle des
effectifs suffisante pour avoir droit aux aides, d’où le coefficient multiplicateur de 1,051 qui s’obtient ainsi :
1,051 = 1/((35/39)*1,06). ]

Ce bond en avant de la productivité horaire réduit à néant les lamentations patronales sur le
renchérissement insupportable du « coût du travail » qu’aurait entraîné la RTT. Certes, le salaire horaire a
augmenté, mais cette progression a été à peu près compensée par celle de la productivité horaire. La part
des salaires dans la valeur ajoutée des entreprises est une bonne mesure du coût salarial unitaire. Or, si elle
a cessé de baisser, elle n’a enregistré qu’une très légère progression, par ailleurs très favorable au
dynamisme du marché intérieur. Les chiffres extravagants avancés par le patronat n’ont d’autre valeur que
rhétorique. Ils masquent mal la grande difficulté des libéraux à expliquer les créations d’emplois entre 1997
et 2001, et révèlent leur refus de considérer le maintien de la part des salaires comme un « compromis »
acceptable.


Les axes d’une nouvelle alliance

Ce constat souligne la sous-estimation des effets de l’organisation du travail sur l’emploi. Les partisans
d’une version radicale de la RTT mettaient correctement en avant deux clauses à leurs yeux essentielles :
« sans perte de salaire » d’une part, « avec embauches proportionnelles » d’autre part. Mais en pratique,
c’est surtout la première qui a été débattu et a servi de délimitation efficace avec des projets de « partage
du travail » qui acceptaient (voire revendiquaient) une baisse de salaire compensatoire.

Du point de vue de l’effet sur l’emploi, c’est pourtant la seconde clause qui était la plus décisive. Demander
des « embauches proportionnelles » équivaut exactement à refuser toute intensification du travail, de
manière à ne pas dégrader la situation des salariés sur un terrain au moins aussi important que leur pouvoir
d’achat, tout en maximisant l’effet de la RTT sur l’emploi. Cette sous-estimation provient d’insuffisances
symétriques du mouvement syndical et du mouvement social.

Le mouvement syndical était polarisé par deux traditions, dont aucune n’était en mesure de dégager une
conception radicale cohérente de la RTT. Du côté de la CFDT, la revendication des 35 heures était portée
depuis longtemps, mais elle était indissociable de la recherche d’un compromis jouable autour d’un
« partage du travail » où les salariés auraient en somme échangé du pouvoir d’achat contre une RTT
assortie de créations d’emplois.

La CGT (ainsi que FO avec ses caractéristiques propres) était au contraire marquée par une tradition
exclusivement centrée sur la revendication salariale. Derrière cette position, il y a le poids d’une vision
exaltant le travail, selon une vieille tradition héritée du guesdisme et du stalinisme. Le slogan de
Chevènement (« contre la semaine des quatre jeudis ») et celui du PCF au début des années 90 (« ne pas
déshabiller Pierre pour habiller Paul ») résument bien cette méfiance instinctive contre tout projet de RTT [6].
C’est d’ailleurs une véritable contradiction de la CGT qui a de longue date revendiqué la retraite à 60 ans,
alors qu’elle ne disait rien sur la durée hebdomadaire du travail depuis 1982, date à laquelle la durée
effective du travail et sa durée légale avaient convergé autour de 39 heures. Réduire la durée de vie active
est pourtant une façon de réduire le temps de travail ; les arguments invoqués en sa faveur, comme la
pénibilité du travail, pourraient tout aussi bien appuyer une revendication de réduction hebdomadaire.

Le mouvement social, en l’occurrence le mouvement des chômeurs, avait à sa naissance associé des
« mesures d’urgence » portant sur les minima sociaux à une visée à long terme sur les 35 heures. AC !
avait dans un premier temps mené des actions baptisées « réquisitions d’emplois » qui rejoignaient
certaines expérimentations syndicales (comme le CGT de Peugeot-Sochaux) visant à rendre visible la
convergence d’intérêts des salariés et des chômeurs qui aurait pu se réaliser autour de l’idée de RTT. Un
autre slogan « dedans c’est la galère, dehors c’est la misère » résumait bien cette démarche. Mais la
faiblesse du mouvement des chômeurs (sans parler du poids des partisans de la fin du travail et du revenu
garanti comme unique alternative) l’a conduit à parer au plus pressé et à se recentrer sur la défense des
revenus des chômeurs, ce dont on ne peut évidemment lui faire grief.

C’est cet écart qu’il faut aujourd’hui réduire, et cela passe par la recherche de formes d’organisation
efficaces. Presque tous les mouvements de chômeurs sont nés d’un constat de carence des syndicats
traditionnels. AC ! se définissait comme un mouvement de lutte contre le chômage plutôt que comme une
association de chômeurs. Dix ans après, tout se passe encore trop souvent selon une division du travail
implicite : les syndicats s’occupent des salariés, et les associations des chômeurs. C’est si vrai que la CGTchômeurs
travaille plus souvent avec les autres organisations de chômeurs qu’elle n’intervient dans un
cadre interprofessionnel. Cette situation n’est pas bonne et ne correspond pas aux besoins des travailleurs,
salariés ou chômeurs. L’offensive néo-libérale désigne d’ailleurs très précisément les points de convergence
possibles : les modalités de la RTT, l’indemnisation du chômage, la remise en cause du statut de salarié.

Sur le premier point, l’enterrement du rapport Novelli ne doit pas faire illusion. La droite et le patronat sont
bien décidés à revenir sur les 35 heures, parce qu’elles sont vécues comme un nouvel obstacle,
institutionnel et idéologique à leur projet de fond. Salariés en poste et demandeurs d’emploi ont donc un
intérêt commun à contrer ce recul et à redéfinir un projet de RTT renouvelé, prenant en compte les
« erreurs » du passé. La lutte contre l’intensification du travail et contre l’annualisation a le double mérite
de stopper la dégradation des conditions de travail, tout en exerçant un appel d’air favorable à l’emploi. Le
principe d’embauches proportionnelles symbolise ce premier point de rencontre possible.

Le second concerne les politiques de chômage. La conception néo-libérale ne s’attaque pas seulement aux
chômeurs. Elle fait d’une pierre deux coups, ce qu’une mesure comme la prime pour l’emploi résume bien.
D’un côté, elle s’inscrit dans une logique de workfare qui consiste à coincer le chômeur entre la contrainte
(baisse de l’indemnisation) et l’incitation à accepter n’importe quel emploi. Mais cela ne s’arrête pas là  : la
prime pour l’emploi entérine le discours patronal affirmant qu’on ne peut créer des emplois qu’en baissant
les « charges » ou même en faisant prendre en charge par l’Etat une partie du salaire. En bas de l’échelle
des salaires, on peut d’ores et déjà à estimer à 25 % la part du salaire total qui est financée sur fonds
publics et pas par l’employeur. Ce contournement du SMIC auquel contribue l’institution du RMA vise à 
déplacer vers le bas l’ensemble de l’échelle des salaires. Il existe donc une zone de plus en plus étendue où
les mesures de la politique de l’emploi concernent aussi bien la situation des chômeurs et celle des salariés
les moins rémunérés. Tout cela crève les yeux et rend de plus en plus criant le retard dans les formes
d’organisation des uns et des autres.

Depuis quelques années, l’offensive néo-libérale s’est élargie à une remise en cause du statut de salarié
dont la cible principale tourne au fond autour de la définition de la durée du travail. L’ambition du MEDEF
est bien de faire disparaître du code de travail la notion de durée de travail et de la confier à la négociation
contractuelle « au plus près du terrain » [7]. L’idéal des patrons est de n’avoir à payer les salariés que quand
ils les exploitent. Selon eux, le rapport salarial idéal est probablement celui qui s’est développé pour le
temps partiel : fixation de la durée du contrat de travail au plus court, et ajustement ensuite en fonction des
besoins de l’entreprise, par des heures complémentaires non payées. Dans le même ordre d’idées, les
licenciements sont devenus un outil de gestion quotidien des entreprises. Face à de telles pratiques, se
développent des réflexions autour de ce que la CGT appelle « sécurité sociale professionnelle » : il s’agit de
concevoir un nouveau statut du salarié instituant une continuité de revenu. Si on prend un peu de recul, on
s’aperçoit que cela revient à étendre à l’ensemble du salariat (sous des formes appropriées) ce que les
intermittents défendent et inventent dans le feu de l’action. Or, chacun travaille dans son coin. C’est
absurde : s’il s’agit d’autres choses qu’une vague rhétorique (si vague parfois que Strauss-Kahn peut la
reprendre à son compte), alors cette idée a besoin d’être portée par à la fois par les salariés et par les
chômeurs. Elle tirerait d’une élaboration commune une extraordinaire légitimité.


Bref, on voit bien ce dont nous avons besoin, à savoir un projet de société qui cesserait de considérer le
chômeur comme un assisté mais comme un salarié mis à l’écart et qui articulerait trois grandes idées :
- une RTT correctement conçue comme un instrument d’éradication du chômage ;
- un projet de statut du travailleur qui engloberait, sur le modèle des intermittents, les temps d’activité et de
chômage ;
- un corps de revendications immédiates proposant une alternative articulée à l’offensive néo-libérale.

La mise en oeuvre de ce programme se heurte à deux obstacles symétriques : le conservatisme, que l’on
pourrait qualifier de corporatiste, du mouvement syndical (à quelques exceptions près) et le manque de
maturité d’un mouvement de chômeurs, travaillé par les thèses très excentrées sur le revenu garanti. Le
point de rencontre pourrait être trouvé autour du projet élaboré par le Collectif National des Droits des
femmes qui avait mis en avant la revendication fondamentale d’une loi-cadre réclamant 32 heures par
semaine, avec embauches correspondantes, droit à passer à temps plein à tout moment, interdiction du
temps partiel imposé, égalité salariale8.

La nécessité objective d’une telle refondation ne suffit cependant pas à surmonter les obstacles. Il faut
autre chose, à savoir des initiatives organisationnelles, prises de part et d’autre, autour par exemple d’un
projet de nouvelles bourses du travail (un temps exploré par AC !) qui seraient conçues comme le lieu de
confrontation, d’élaboration commune et de convergence des luttes. On pourrait imaginer des Etats
régionaux de l’emploi réunissant syndicats, mouvements de chômeurs, etc. autour d’un tel projet. Après
tout, c’est bien un tel arc de forces qui est apparu dans toutes les luttes récentes autour de la précarité.


La centralité incontournable d’une revendication

La voie d’une « société du temps libre » donnant la priorité à la réduction du temps de travail dans
l’affectation des gains de productivité ne correspond pas seulement à un moyen de résorber le chômage (ce
qui ne serait déjà pas si mal !). Ce projet permet de surcroît d’affirmer un certain nombre de choix
essentiels en faveur de l’égalité et d’une certaine forme de gratuité. La RTT apparaît alors comme la pièce
essentielle d’un projet de transformation sociale, une condition absolument nécessaire (mais pas suffisante)
de sa mise en oeuvre. En outre, c’est le moyen d’instaurer en Europe une politique coopérative, à l’inverse
de la mise en concurrence de tous contre tous au sein de l’ Euroland.

La RTT affirme d’abord un principe d’égalité à l’égard du progrès technique. Aujourd’hui, celui-ci est un
instrument de fractionnement de la société : à un pôle, on trouve ceux qui captent les gains de productivité
à travers la financiarisation ; à l’autre pôle, sont rejetés les surnuméraires, exclus non pas de la société mais
du partage des richesses ; entre les deux, le salariat standard produit les richesses dans des conditions de
plus en plus dures, et ne profite pas du fruit de ses efforts accrus. Une société du temps libre aurait pour
objectif de réunifier le corps social, en résorbant les rentes et en les mettant à contribution pour payer les
emplois créés sur la base de la RTT. Ce projet, au contraire d’un projet de revenu garanti, ne tient pas pour
acquise l’éternelle séparation entre ceux qui ont un emploi et ceux que la « fin du travail » condamnerait à 
en être privés.

La RTT permet ainsi de dépasser le débat sur la croissance et le productivisme en introduisant une
dialectique nouvelle entretemps libre et travail, au lieu, là encore, de se résignerà cetteséparation. En se
donnant comme priorité la baisse du temps de travail, cette société du temps libre jette les bases d’un
nouveau contenu de la production et de la consommation. Le temps libre disponible n’admet plus
comme contrepartie une contrainte croissante au travail, et ce déblocage libère l’affirmation d’une
individualité non marchande. Cette transformation des rapports entre travail et temps libre permet par
ailleurs de poser en d’autres termes l’un des problèmes majeurs qu’auront à régler des sociétés
vieillissantes. L’allongement de la durée de la vie active, rendue possible par la transformation des « âges
de la vie » n’est envisageable qu’avec un préalable, qui est la RTT dans l’autre dimension de la vie au
travail, à savoir la durée hebdomadaire. Si cette condition n’est pas remplie, et si le retour au plein emploi
n’estpas réalisé, l’allongement de la durée de la vie active ne pourra être autre chose qu’un surcroît
d’exploitation de travailleurs prématurémentusés, non plus par des phénomènes biologiques mieux
maîtrisés, mais par une intensification du travail tout au long de la vie.

La RTT est enfin le socle sur laquelle peut s’édifier un nouveau modèle de répartition des tâches entre
hommes et femmes. Le confinement de ces dernières dans des emplois à temps partiel et moins bien payés
tend à créer une nouvelle normedégradée. Combinée avec une intensification du travail continue, elle
conduit à l’évolution à laquelle on assiste aujourd’hui, celle d’une remise en cause de ce que l’augmentation
du taux d’activité des femmes pouvait avoir d’émancipateur. Dans une société où le temps de travail
rémunéré serait de 40 heures ou plus pour les hommes et au plus 20 heures pour les femmes, pendant que
le temps total de travail (rémunéré et non rémunéré) des femmes serait toujours très supérieur à celui des
hommes, rien ne peut se passer. Dans une société où tout le monde travaille 30 heures rémunérées, et où
les tâches non rémunérées sont équitablement partagées, tout, au contraire, est possible.

Michel Husson


Source : http://hussonet.free.fr


 Du même auteur, lire aussi : 1997-2001 : la plus fabuleuse période de créations d’emplois du siècle !



[1Merci à Catherine B., Thomas C. et Christiane M. pour leurs remarques sur une première version de cet article.

[2pour de plus amples développements voir le petit livre Attac rédigé par Thomas Coutrot et Michel Husson , Avenue du plein emploi ,
disponible en ligne : http://hussonet.free.fr/ouvrages.htm.

[3cette section reprend, à quelques modifications près, mon article « Le retour des 35 heures » paru dans Politis du 29 avril 2004.

[4les pièces de ce dossier sont disponibles à l’adresse suivante : http://hussonet.free.fr/35h.htm.

[5Marc-Antoine Estrade, Dominique Méda et Renaud Orain, « Les effets de la réduction du temps de travail sur les modes de vies :
qu’en pensent les salariés un an après ? », Premières Synthèses, n°21.1 , 2001.
www.travail.gouv.fr/publications.

[6voir Michel Husson, « Le PCF et l’économie », Critique communiste n°163, automne-hiver 2001. http://hussonet.free.fr/ecopc.pdf.

[7Moderniser le code du travail : les 44 propositions du MEDEF, mars 2004. http://hussonet.free.fr.


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