Il faut attirer violemment l’attention sur le présent tel qu’il est si on veut le transformer. Gramsci.
Tandis que les forces duvaliéristes (ré)occupent et les institutions et les rues et les nuits du pays, le peuple haïtien qui a fait le 16 décembre 90 a-t-il aujourd’hui les outils, les armes qu’il (lui) faut pour combattre ces fò s lanmò , ces fò s fènwa qui se sont raffinées, spécialisées ?
Il est plus qu’évident que la médiocrité qui sévit chez nous en Haïti est liée à notre refus obstiné d’engager une réflexion plus que nécessaire avec le peuple.
Nous expérimentons ces jours-ci, à nos frais, que la chute de Jean-Claude Duvalier, des duvaliéristes le 7 février 86 n’était pas la fin du duvaliérisme, la fin de la médiocrité et de l’obscurantisme qui a toujours été une pratique de chez nous.
"La dictature des Duvalier a triomphé vers la fin des années 1970. Le pays est mis en échec, en pleine régression économique, sociale, politique, culturelle. L’appauvrissement des masses travailleuses s’accélère, leur exploitation est extrême ; les droits humains sont bafoués, la dignité humaine foulée au pieds.
[...] Une dictature absolue, occupée à désorganiser la société, à réduire à néant les institutions sociales, à émiéter les communautés de solidarité en foule d’individus solitaires. A cette foule d’individus solitaires et impuissants, le pouvoir peut bien se présenter comme le père bienfaiteur et tout-puissant : maître des vies et dispensateur de faveurs. La dictature absolue, personnalisée, a tué la société civile et vidé la politique de l’exigence éthique.
[...] ...Au lendemain du 7 février 1986, quand jetant le soupçon communiste sur les demandes populaires de transformation du pouvoir traditionnel, certains évêques choisirent de réserver leur attention et leurs conseils pour le nouveau pouvoir du CNG" [1]. Suivez notre regard !
En hommage à tous ceux et celles qui ont arrosé la terre d’Haïti de leur sueur, de leurs larmes, de leur sang cette "invitation à ne pas oublier" est pour nous un impérieux devoir : un devoir de mémoire et d’histoire.
Fillettes violées, jeunes sans défense tués dans leur lit, dans la cour ou sur les bancs d’école, femmes et hommes de tous âges et de toutes catégories sociales abattus comme des chiens à Fort Dimanche, à Titanyen, Gonaïves, Casale, Jérémie, sur la cour du Palais National, devant une des façades du cimetière de Port-au-Prince et ailleurs.
De tels crimes ne sauraient tomber sans frais dans l’oubli. Leurs auteurs, haïtiens et étrangers, se sont attelés avec rage et acharnement, à saper le principe du droit, la notion et l’idée même de justice dans la société haïtienne, une société qui ne peut oublier son passé historique. Abreuvée d’une longue période de dictature (33 ans) faite de crimes réstés impunis érigés en mode de gouvernement, elle est aujourd’hui installée dans la plus profonde des crises : celle de ses fondations mêmes.
La plus récente illustration n’en est-elle pas cette on ne peut plus "brillante" décision de l’Honorable juge Carvès Jean, concernant les horreurs du duvaliérisme. N’en déplaise à sa "famille", entre l’oubli, le pardon et l’amnistie, la justice demeure le seul pont durable qu’on doive jeter sur cette rivière de sang sans cesse alimentée par une horde de criminels invétérés qui pensent pouvoir toujours écrire -et réécrire- l’histoire avec du sang. La justice doit répondre concrètement aux justes revendications des justiciables : les crimes et délits commis sous le règne des duvaliéristes sont et demeurent imprescriptibles. Le peuple que vous venez de réveiller de sa léthargie, ignoble juge, n’oubliera point.
L’impunité est soutenue tant par certaines carences infrastructurelles que par une absence identifiée de volonté politique ainsi que par la corruption et l’incurie qui prévalent dans l’appareil judiciaire.
Il est indispensable de faire le procès de ce système infernal pour répondre au triple devoir de mémoire, d’histoire et de justice. Et cette démarche doit être active, collective et publique.
Bay kou bliye, pote mak sonje.
Personne ne peut pardonner à la place des victimes.
Le peuple victime, courageusement, héroïquement, s’organise, se laissant guider par la mémoire du passé et regardant obstinément en avant. Les ennemis du vrai changement, les ennemis de la vie, s’accrochent eux à leur passé mortifère (leur hobbie), résolus à rétablir coûte que coûte le statu quo ante.
Oublier ce passé voudrait tout simplement dire fermer les yeux sur le présent. Et ainsi compromettre notre avenir et celui de la postérité. NOUS N’AVONS PAS CE DROIT ! Nous ne pouvons pas nous payer ce luxe. Comme le disait Martin Luther King,"L’homme qui n’a pas quelque chose pour lequel il est prêt à mourir ne mérite pas de vivre". Ce "quelque chose" pour nous les vrais Haïtiens, les vrais patriotes, les vrais démocrates, les vrais nationalistes, c’est la Dignité et la Justice (la véritable indépendance) ! Nous nous devons donc de mener un combat constant pour que ce qui fut et qui est encore ne se dérobe point à la mémoire. En ces temps de révisionnisme ambiant et malsain, il est commode d’écarter toute référence au passé régénérateur et aux structures durables.
Le peuple haïtien, en dépit des provocations, des souffrances, et injustices de toutes sortes, a su garder la tête froide et éviter de se laisser entraîner dans la violence aveugle. Il a fait résolument le choix de la Justice, et nul ne l’en fera démordre. Il refuse l’oubli et laisse ceux et celles qui se complaisent dans leur silence coupable affronter leur conscience et l’Histoire.
Kreyon pèp la pa gen gò m : li analfabèt, men li pa bèt.
La notion de "réconciliation nationale" qui s’apparente dans les faits à une acceptation du silence et de l’oubli est une notion "propice à toutes sortes de dérive et de dénégation par rapport à une interrogation sur les fondations réelles de notre société. ...Ce n’est pas en recourant pieusement à une "réconciliation nationale", ou en appelant à l’absolution, sans jugement des bourreaux [libres de récidiver] que le pays sortira de sa crise. ...Le discours du pardon sans la justice finit le plus souvent par remplir un rôle opposé à celui qu’il recherche ; il voue la victime à être dévorée par le désir de vengeance... Dans une société qui précisément a été traumatisée par des massacres, des disparitions dûs à une longue dictature, les liens sociaux ne peuvent être rétablis dans la banalisation du crime. Pour qu’un avenir soit ouvert à une telle société, il faut en toute rigueur un nouveau contrat social[sérieux], et celui-ci implique le couperet [d’une juste] loi... Dire ou revendiquer le nécessaire jugement des bourreaux, ce n’est pas se laisser aller au désir de vengeance, mais chercher un dépouillement, refuser de s’installer dans le passé, c’est-à -dire dans la mort et la violence ; et c’est créer paradoxalement les conditions de l’oubli et du deuil. ...A tout déficit de la mémoire correspond un déficit de la pensée, et non pas moins un déficit de l’avenir" [2].
"Prêcher uniquement le pardon [ne serait ce qu’] au nom du temps, c’est oublier un des deux caractères de ce temps, qui pour l’homme n’est pas seulement oubli et renouvellement mais qui est aussi fidélité et attachement au passé..." [3].
Nous ne saurions continuer à participer, à contribuer à cette sorte de blanchiment de la conscience des coupables. Basta ! Stop ! Abraham di sètase !
Il nous faut aiguiser cette conscience du droit, de la participation des citoyens et citoyennes défavorisés, des classes populaires à la gestion de leur vie, de leur pays : sortir de la condition de mépris, d’exclusion et se battre pour la dignité humaine. La détresse économique pertube les couches vulnérables de la population. La vie chère est le cauchemar des familles, l’absence de production a installé la pénurie au coeur des lakou, des quartiers, des sections, des villes, des communes. Cette triste situation a accru l’opportunisme, la prostitution, le sauve-qui-peut. Des professionnels, des cadres de la fonction publique, des organisations de toutes natures(de gauche, de droite, dwategò ch) s’inféodent aux ONG et aux forces d’argent qui les corrompent, les divisent et les dénaturent. L’absence d’un projet de société conforme aux aspirations du peuple, l’absence de direction politique claire et responsable ont semé le désarroi et provoqué la débandade dans les rangs des gens de bonne volonté. Division, méfiance, calomnie ont ralenti les initiatives, éteint les énergies et alimenté le désespoir. Fò k pèp tout bon an remobilize, fò k militan ki bò kote l toutbonvre yo rachte yo, pou kore lit la san mò de lage, san bay kou nan do.
Il nous faut comprendre une fois pour toutes que les desseins politiques des grandes puissances occidentales, des pays dits amis sont ceux d’une démocratie limitée, virtuelle, de façade, d’une "démocrature" au sens où l’a écrit Péres Esquivel, prix nobel de la paix. Demokrasi toutbonvre a, pa gen moun kap fèl pou nou, se pèp la ki pou mete l kanpe ak fò s kouray li, ak fò s ponyèt li, ak sèvo l : se yon batay san pran souf.
Yvon Pierre
7 février 2012
Notes
[1]- Franklin Midy, sociologue , in "Chemins Critiques" , volume 1 , no 1, mars 1989
[2]- Laënnec Hurbon, in "Chemins Critiques", volume 1 no 4, juillet 1990
[3]- Vladimir Jankélévitch, introduction au thème du pardon, Congrès Juif Mondial
source : Haiti-Progrès 8-14 février 2012