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Lola Lafon. La petite communiste qui ne souriait jamais

Auteur de plusieurs romans où, entre autres choses, elle dénonçait le capitalisme (Une fièvre impossible à dénoncer, Nous sommes les oiseaux de la tempête qui s’annonce), Lola Lafon – qui a grandi en Roumanie – explore, dans cette très belle biographie fictive de Nadia Comaneci, la manipulation d’une sportive par le système communiste, mais également par le monde du marché.

Une petite remarque sur le titre de ce livre, pour ne plus y revenir : Nadia Comaneci, la plus grande gymnaste de tous les temps, souriait, même en plein effort.

Pour ceux qui, comme moi, ont eu la joie ineffable de voir en direct cette petite gamine inventer une gymnastique jusqu’alors impensée, tout a commencé par cette image incroyable d’un ordinateur devenu fou parce qu’attribuant à la perfection d’Onesti la note de 1,00 (au lieu de 10,0) une note non encore paramétrée .

En effet, si aux Jeux Olympiques de 1976, Nadia avait été jugée selon le barème des autres candidates au titre, elle aurait dû obtenir 12/10, ce qui n’était techniquement pas possible pour la machine et inconcevable pour ses juges. Jamais on n’avait vu associées une telle grâce et une telle puissance chez une enfant de moins de 15 ans.

Le sport de haut niveau est une folie obsessionnelle, mais aussi une souffrance. La gymnastique, tout particulièrement. Citons ce moment douloureux, cette petite horreur du quotidien : « On lui bande les chevilles. Son tendon d’Achille est gonflé et forme une excroissance protégée d’une mousse retenue d’un scotch, stigmate des nombreuses fois où elle a heurté la barre la plus basse du pied. Ses genoux s’infiltrent de liquide, une réaction aux chocs répétés, ses rotules se couvrent de corne. Il faut veiller à ce que les ampoules ouvertes de ses paumes ne s’infectent avec la poussière du sol et la magnésie. » Son (mythique) entraîneur Béla Károlyi ira jusqu’à enlever des lambeaux de peau de ses propres mains pour les fixer sur les cloques de sa prodige.

Pour des Roumains des années 1970, les JO de Montréal, c’est franchement, et déjà, les marchands du temple. Des centaines de sponsors vous somment désirer ce dont vous n’avez pas besoin. Le vertige pour cette Héroïne du travail socialiste, chérie par les parents Ceaușescu et bientôt draguée assidument (mais en vain) par le fils cadet Nicu, à peine sortie des jupes de sa mère.

À l’époque, Ceaușescu se conduit de manière très subtile : dictateur implacable et ubuesque dans son pays, il fait des risettes à Washington et irrite Moscou. Il reçoit Arafat mais ne rompt pas avec Israël. Le Figaro adore, mythifie celui que les Roumains ont l’ordre de qualifier d’« Étoile polaire pensante, de Danube de la pensée » : « Ceaușescu, le président qui n’accepte d’honneurs que celui de conduire son peuple, comme Moïse, dans la terre promise de la prospérité et de l’indépendance. ». Il faut dire que son propriétaire Hersant est régulièrement invité à des chasses voluptuaires où l’on canarde sans retenue. Quant à la maman de Nicu, elle est « la plus grande scientifique de renommée internationale » grâce à une thèse sur les polymères « soutenue dans le secret d’une université fermée aux étudiants et gardée de policiers ». Pas facile pour une enfant de tenir en équilibre sur une poutre dans ce monde de l’anormalité ! Ni dans des hivers glaciaux où la température dans les habitations est limitée à 14° et où, comme protéines, on ne trouve plus que des pieds de porc.

Est-ce un hasard si la petite merveille roumaine surgit sur la scène médiatique au moment où deux autres poupées, étasuniennes celles-là, viennent agrémenter les fantasmes masculins : les deux actrices Jodie Foster (dans son minishort de Taxi Driver), et Brooke Shields, l’enfant prostituée de La Petite de Louis Malle ? Aux vamps du capitalisme, la petite héroïne communiste va proposer la guerre en balançant « son corps tendu à toute volée ». Comme corollaire, un régime alimentaire insensé, pas de règles, pas de seins, pas de vie sexuelle ni sociale. Des laxatifs avant chaque compétition.

Aux championnats du monde de Fort Worth en 1979, la perle fine va connaître sa première souillure, tout en réalisant un exploit fantastique. S’est-elle empiffrée de burgers ? Elle est malade, infectée comme son pays. Elle suppure. Mais son corps ne lui a jamais appartenu. Béla, le « Professeur », l’oblige à concourir. Pour sortir de la poutre, elle utilise seulement trois doigts de sa main bandée, tandis que battent ses sinus et ses gencives. Elle est portée en triomphe. Quelques minutes plus tard, elle est opérée sous anesthésie générale.

Avant même d’émigrer aux États-Unis, Nadia a compris ce qu’est l’enfer capitaliste pour les gymnastes : « C’est aux États-Unis que les pires choses sont arrivées parce que leurs écoles de gym sont privées et chères, et les filles ont tout de suite eu besoin de sponsors et d’argent. Elles doivent gagner pour rembourser les emprunts que font leurs parents. Betty Okino, après des blessures à la colonne vertébrale, s’est cassée le bras en compétition parce qu’on l’a fait s’entraîner avec un début de fracture pour ne pas perdre l’argent du sponsor ! »
Quand elle se présente aux jeux Olympiques de Moscou en 1980, la « Petite Fée de Montréal » est devenue, ce que d’aucuns regrette car le charme est rompu, une belle jeune femme. Cependant, à Moscou, il faut qu’une soviétique l’emporte. Malgré une chute aux barres asymétriques, elle peut encore prétendre à la médaille d’or du concours général avant le dernier exercice, le passage à la poutre, son meilleur agrès : pour obtenir le titre, il lui faut une note de 9,95. Malgré une prestation parfaite, le jury, après avoir hésité pendant 25 minutes, ne lui donne 9,85. Nadia est médaillée de bronze, derrière deux Soviétiques. Deux médailles d’or à la poutre et au sol ne la consoleront pas de cet échec.

Nadia est à gauche sur la photo et attend le résultat de l’arnaque.

Nadia met un terme à sa carrière l’année suivante. Béla Károlyi, qui s’est installé aux États-Unis pour faire de la gymnastique une industrie lucrative, a abandonné sa protégée. Nadia se refuse à Nicu Ceaușescu, le fils cadet du dictateur qui tente de lui imposer une « idylle forcée ». Sa vie en Roumanie devient un enfer ; la Securitate la surveille en permanence.

La dictature devient de plus en plus délirante. Un romancier n’a pas le droit d’écrire « Il enfila un pull car il frissonnait ». On ne frissonne pas dans la Roumanie à 14° ! En peine, la Securitate invente une nouvelle catégorie de gens à surveiller : les « personnes sans antécédents ». Cette police est omniprésente, moins peut-être, nous dit l’auteur, que la NSA qui localise des milliards de personnes grâce à l’iPhone.

Nadia va fuir la Roumanie, quinze jours avant la chute du camarade suprême. Grâce à des services secrets. Certains diront qu’elle s’est sauvée parce qu’elle était mouillée jusqu’au coup dans le système communiste. Pour d’autres, elle n’avait rien vu venir. Dans le paradis du marché, la vie ne sera pas très rose, pour elle comme pour ses camarades ayant également franchi le pas. La championne d’Europe de 2004 vendra ses médailles dans une émission télévisée pour s’offrir un studio. D’autres poseront dans Playboy. Pendant ce temps-là, en Roumanie, des milliers de personnes mourront de froid dans les rues tandis que l’Église orthodoxe continuera à s’engraisser sans payer d’impôts. À la censure politique aura succédé la censure économique. Des villages seront rasés pour permettre l’exploration du gaz de schiste.

L’asile est accordé aux États-Unis à Nadia sur les bases de « peurs fondées de persécution ». Elle est immédiatement prise (et plus si affinités) en charge par un drôle de type, d’origine roumaine, marié et père de quatre enfants. Sa femme est complice. Nadia grossit, se maquille à deux balles et devient ordinaire, vulgaire. Elle fume et boit comme un trou. Sa « marketabilité » est en chute libre.

La reconstruction sera très lente. En 2006, le Réseau de communication avec l’espace lointain envoie dans l’éther la vidéo de sa prestation de Montréal, comme représentative de la « beauté absolue ».

Cette même année, à 45 ans, elle donne naissance à Dylan-Paul, par césarienne. Le père est un ancien champion olympique de gymnastique.

Un livre très beau, et très intelligent.

Ici, un entretien de Lola Lafon pour Mediapart.

Actes Sud, 2014.

http://bernard-gensane.over-blog.com

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