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Maurice Tournier. Les mots de mai 68.

« Les révolutionnaires de Mai ont pris la parole comme on a pris la Bastille en 1789 » (Michel de Certeau).

A la base, la génération de mai 68 est peut-être la première génération qui, en masse, a pris conscience du pouvoir des mots, a senti que les mots n’étaient jamais neutres, qu’ils n’avaient pas forcément le même sens selon l’endroit géographique, social ou métaphorique où ils étaient prononcés, que nommer c’était tenir le monde dans sa main. Une chanson d’amour des Beatles, en fin de compte très étrange, datée de 1965 (" The Word " ), commence par « Say the word and you’ll be free ». Puis, dans ce qui est censé n’être qu’une bluette entraînante, on trouve

« Maintenant que je sais que ce que je ressens est juste
Je suis ici pour vous montrer à tous la lumière ».

J’épiloguerai une autre fois sur ces paroles érotico-politico-bibliques de John Lennon…

Linguiste éminent, spécialiste du discours, Maurice Tournier part du principe qu’avec les mots « il est possible de redessiner l’événement dans le vocabulaire qui l’a parcouru, voire fabriqué. » Une crise, ajoute-t-il, « n’engendre pas de néologismes, mais des ressourcements, des détournements. » Le jour où des manifestants retournent à De Gaulle sa chienlit (« La chienlit, c’est lui »), ils n’inventent rien mais ils brisent un tabou et placent le grand homme à un endroit où il ne s’était jamais trouvé. Même chose pour le « Nous sommes tous des Juifs allemands. »

Comme d’autres analystes, Maurice Tournier rappelle que " Mai 68 " ne fut pas le produit d’une génération spontanée. Dans une économie de croissance soutenue, les profits augmentaient, mais pas les salaires. En décembre 1967, le Premier ministre Georges Pompidou, ancien fondé de pouvoir chez Rothschild, avait promulgué des ordonnances visant à démanteler la Sécurité sociale (belle constance de la classe dirigeante jusqu’à aujourd’hui), ce qui renforça les solidarités syndicales. Si elles ne furent pas la cause directe des " événements " , d’importantes grèves dans l’industrie accrurent la mobilisation des travailleurs.
L’auteur retrace donc ici ces deux mois historiques par le vocabulaire, par la langue qui les ont exprimés. En ces temps, en effet, on eut pleinement conscience de parler depuis quelque part et de choisir « les mots pour le dire ».

Quelques exemples :

La base : elle sera toujours douée de spontanéité révolutionnaire et sera méfiante vis-à -vis des partis et des syndicats.

Le mot camarade exprimera une volonté de fraternisation généralisée.

L’article consacré à la CFDT explique bien des choses, en nous rappelant qu’Eugène Descamps, son Secrétaire général en 1968 était partisan de l’unité d’action avec la CGT avant d’être remplacé en 1971 par Edmond Maire. La CFDT opérera alors un virage à droite (pardon : une évolution vers un comportement de responsabilité), et ses anciens premiers responsables finiront soit préfet, soit chefs d’entreprise, y compris Jean Kaspar, mineur de fond à quatorze ans et Conseiller de la Fondation pour l’innovation politique (proche de Jérôme Monod, Jacques Chirac).

Le mot " changement " appartiendra au registre réformiste. Il sera l’apanage des tracts du PCF (« changements démocratiques ») et de ceux du PSU (« volonté de changement »). Il servira aussi aux groupes gauchistes (« changement fondamental »). L’État préfèrera parler de mutation, « nécessaire », avec « une participation plus étendue de chacun ».

Le mot " chienlit " restera peut-être le plus célèbre de cette époque car tombé de l’auguste bouche du chef de l’État. « La réforme, oui ; la chienlit non », avait dit un De Gaulle provisoirement dépassé par le cours des choses et obligé d’avoir recours à un (mauvais) bon mot. Le mot vient du verbe " chier " et désignait à l’origine, selon Larousse, « le bout de chemise malpropre qui sort par la fente postérieure de la culotte d’un enfant ». Au XVIIIè siècle, ce terme signifiait « masque de carnaval bizarrement accoutré ». Nous étions donc dans le pipi-caca et, pour reprendre une classification chère aux Élisabéthains, dans l’inversion et le désordre.

68 fit le procès de la consommation, quand le marché dictait, déjà , nos comportements. « Consommez plus, vous vivrez moins. », proclamait un tract de l’époque.

Les enseignants furent presque toujours associés à du positif (« enseignants en lutte », « enseignants solidaires des travailleurs et des étudiants »). En revanche, l’enseignement « subit la péjoration attachée aux termes institutionnels (« l’enseignement dont les enfants de la classe ouvrière font les frais »).

Les étudiants furent longtemps assimilés à des trublions, par exemple par le quotidien très marqué à droite Paris Jour (possédé par Cino del Duca, d’origine italienne, membre important de la Résistance française, également propriétaire de Nous Deux, Télé Poche), mais aussi par L’Humanité qui évoqua leurs « agissements irresponsables, leurs violences, leurs injures » (le 3 mai).

Le mot " gauchiste " n’entra quasiment pas dans les catégories des acteurs eux-mêmes mais fut utilisé comme dénonciation par le ministre de l’Intérieur Marcellin ou encore par la VO du 19 mai.

Paris fut connu dans le monde entier par ses rues (Gay-Lussac, Maubert, St-Michel), des territoires âprement disputés. Après tout, le pouvoir était « dans la rue. »

Le mouvement fut d’abord perçu par les communistes comme antinomique aux intérêts de la classe ouvrière. G. Marchais attaqua les « pseudorévolutionnaires qui émettaient la prétention de donner des leçons au mouvement ouvrier » (3 mai). En réaction, les gauchistes évoquèrent la partit " dit " communiste.

Alors que certains commentateurs voient dans la libération des moeurs, voire la perversion et la drogue l’un des grands axes du mouvement de mai, l’échantillonnage des auteurs du livre n’atteste absolument pas cela. L’incident du 3 janvier 2008 entre le ministre de la Jeunesse et des sports, François Missoffe et Cohn-Bendit à la piscine universitaire à propos d’eau fraîche propre à calmer les instincts mâles est totalement marginal. La rencontre entre un apatride de naissance, né de parents ayant fui le nazisme et un grand bourgeois membre d’une famille où les enfants vouvoient leurs parents, ne pouvait pas ne pas manquer de piquant.

Presses Universitaire du Mirail, 2007.

ISBN-10 : 285816892X
ISBN-13 : 978-2858168927

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COMMENTAIRES  

14/12/2013 14:35 par Scalpel

Je cours l’acheter, merci pour cette salivante mise en mots.
Quel bel observatoire de la société, vénérable outil de compréhension du monde que la linguistique, décidément...ainsi que Le Grand Soir bien sûr !

30/11/2022 11:00 par lou lou la pétroleuse

Waouh ! Je n’avais pas encore eu la chance de tomber cet article ! Merci à Bernard Gensane de rétablir ces faits.
Les slogans sur le sexe émanaient principalement des situationnistes et ne recueillaient pas forcément l’approbation de tous, tel celui-ci : "vivre sans temps mort, jouir sans entrave".

La jouissance sans entrave était à l’époque réservée aux hommes : pour les femmes, même si elles n’étaient pas toutes des "mal-baisées", les entraves ne manquaient pas, entre le machisme dominant, l’absence de contraception pour les mineures (pour les plus de 21 ans, elle avait été légalisée en décembre 1967 par la loi Neuwirth), l’interdiction de l’avortement (et le coût et les dangers qui en résultaient) et le risque d’être enceinte qui n’était pas toujours un vrai bonheur non plus.

C’est au MLAC que pour ma part j’ai découvert qu’être enceinte pouvait être un bonheur, s’il pouvait advenir qu’on accouche dans les mêmes conditions qu’on y avortait : dans les traditions féminines de ma famille, il convenait de cacher ses grossesses (forcément honteuses, en tant que produits d’un acte honteux) aussi longtemps que possible, car une fausse couche, si naturelle fût-elle, était toujours suspecte.
Une de mes copines, qui avait accouché, avant 68, dans une usine à bébé du 15e arrondissement de Paris, avait été giflée par la sage-femme qui s’asseyait sur elle pour "l’aider" plus vite, ce que ma copine avait osé ne pas apprécier.

En outre, les maoïste de 68 passaient plutôt pour être excessivement puritains. Certains d’entre eux se sont convertis par la suite...

La popularisation de la drogue se développa davantage parmi les amateurs de poésie maudite et surtout par solidarité avec certains mouvements étazuniens de la même époque.

Je voudrais ajouter, car c’est certainement le plus important, que beaucoup d’étudiants participaient, là où les "services d’ordre" de la CGT ne les empêchaient pas d’entrer, aux occupations d’usines, que des agriculteurs apportaient des vivres à la Sorbonne, que des ouvriers en grève s’y donnaient rendez-vous, que les rues des villes s’étaient transformées en lieux de débats... Du moins tant que les garages furent privés d’essence.
le 20 mais 1968, quelqu’un avait écrit sur un mur de la Sorbonne "Déjà dix jours de bonheur". C’était la traduction exacte de ce que j’éprouvais.

01/12/2022 18:05 par CAZA

Bonsoir lou lou
Le docu Mai 68 était dans les cinémas Art et essai dès 1974 .
L’opposition entre le pragmatisme de la CGT et le mouvement étudiant y est bien explicité .
https://documentaire.io/docu/mai-68-film-documentaire/

02/12/2022 07:50 par lou lou la pétroleuse

Un grand merci Caza pour ce lien. Tu es une vraie médiathèque à toi tout seul !

02/12/2022 11:13 par babelouest

Mai 68 ! Il y en aurait, des choses à dire !
Je me souviens d’avoir vu une fille qui se disait l’amie de Conh-Bendit (alors en exil en Allemagne), sur le trottoir devant l’Hôtel Fumé (c’est là que se trouve la fac de Sciences Humaines, à Poitiers), et qui haranguait les étudiants....
https://i53.servimg.com/u/f53/11/40/28/12/hztel_10.jpg

Je me suis posé la question : comment avait-elle pu venir de Paris, à moins que ce ne soit en stop : à l’époque il n’y avait plus de trains, et plus d’essence ou si peu. A l’époque faire du stop était très prisé, faute de mieux.

02/12/2022 11:45 par babelouest

Désolé de reprendre la parole, un détail amusant me revient, d’autant que c’était à la fois très personnel, et représentatif d’une période à nulle autre pareille.
Le 30 mai 1968 une manif décrite comme monstre par les journalistes avait envahi les Champs-Élysées. A Poitiers le lendemain la municipalité gaulliste (de droite) a voulu l’imiter, disons "en petit". Bref, encarté à une UJP très à gauche (les fameux gaullistes de gauche) dans ce fief étudiant (aujourd’hui encore, les étudiants sont 20% de la population de Poitiers), j’ai contribué à préparer ce "grand moment".

Le 31 la bonne bourgeoisie était dans la rue, encadrée par des personnages nettement plus motivés, avec de vraies idées de gauche (la vraie, celle de Cuba, du VietNam). Je tenais le poteau de gauche de la banderole assez neutre "UNION DES JEUNES POUR LE PROGRÈS". Juste à côté de moi défilait un homme, un sexagénaire en cravate. Il faut voir le contexte : la CGT avait déployé, pour éviter tout débordement, ses gros bras qui faisaient une chaîne tout du long de "l’énorme" manif (quelque 8000 personnes, ce qui pour Poitiers-centre est énorme effectivement) car les ultras étaient là pour provoquer des heurts.

Soudain, j’ai vu ce bon bourgeois posé se ruer tout en colère en direction des opposants (déjà retenus par les cégétistes) : aussitôt je l’ai retenu par le col de chemise pour le retenir, tout en restant imperturbable. Là il m’a regardé, je l’ai regardé sans dériver de mon rôle de porte-banderole, et il s’est calmé. J’avais à peine 20 ans.... je n’étais pas moi-même, j’étais un agent motivé contre "la chienlit" dont il aurait pu être responsable.

Je n’ai pu analyser mon geste que bien plus tard : cet homme dont je ne connaissais rien, je l’ai empêché de créer un peu plus de désordre. Je ne m’attribue aucun mérite, il s’agissait seulement de rester dans la raison, et ma foi j’ai joué un tout petit rôle.

Il me semble que quelqu’un a eu cette forte pensée : la Grande Histoire est faite d’une multitude de petites histoires.

02/12/2022 17:53 par lou lou la pétroleuse

la Grande Histoire est faite d’une multitude de petites histoires.

Par Tolstoï peut être ; c’est un des thèmes principaux de Guerre et paix.

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