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Charlotte, de David Foenkinos

Le 4 septembre dernier, Le Grand Soir a publié un article de Bernard Gensane sur le roman de David Foenkinos qui vient d’obtenir le prix Renaudot.
Piqûre de rappel :

Quel incipit : « Charlotte a appris à lire son prénom sur une tombe » ! Charlotte Salomon, qui va vivre entourée de morts mystérieuses et qui mourra à vingt-six ans, accéda à son identité comme Vincent Van Gogh qui allait tous le dimanches avec ses parents s’incliner devant la tombe de son frère … Vincent Van Gogh.

Je n’ai jamais compris le léger mépris d’une certaine critique de gauche – style Inrocks – à l’égard de l’auteur de La Délicatesse qui ne voit en lui qu’un producteur de bluettes. Nous sommes en présence d’un des écrivains les plus intéressants qui soit. Dans les deux sens du terme : ce qu’il raconte vaut le détour et, par ailleurs, il sait nous intéresser. S’il se regarde beaucoup, ce n’est par pur narcissisme. J’avais relevé en 2011 à quel point il avait été capable de se décentrer, de se déporter pour imaginer une psychanalyse de John Lennon, lui qui avait six ans lorsque le Beatle mourut et qui n’a donc pas vécu l’allégresse collective culturelle des années soixante. Dans ma recension de son Lennon, j’écrivais ceci, qui est valable pour le présent roman :

« Depuis le Flaubert de Sartre – ou encore le Fouché de Zweig, pour aller jusqu’à la vérité de l’autre, il faut aller au fond de soi-même, oser l’autre au sens où chaque ligne écrite est un danger pour soi. David Foenkinos l’a réalisé de manière à ce point magistrale qu’après quelques pages où il a installé Lennon sur le divan d’un psychanalyste, on oublie qu’on lit un texte d’un écrivain – de fiction – français : on écoute, “ pour de vrai ”, comme disent les gosses, les confessions de John et rien d’autre. »

Charlotte Salomon fut une grande artiste qui ne put malheureusement pas aller jusqu’à la plénitude de son art. Foenkinos explique ici la démarche de cette créatrice si singulière :

« Sa facture reste assez classique, elle ne semble pas avoir beaucoup eu l’occasion de découvrir “ l’art dégénéré ” (mais l’influence de Nolde et de Munch peut se voir parfois), mais elle laisse alors libre cours à une fantaisie exubérante : les personnages se multiplient sur la feuille, l’image se démultiplie, se décompose, textes et dessins se mêlent, les lignes sinuent entre les corps. C’est un art immédiat, brut, paroxystique ; peu importe le savoir-faire, la mise en page, il y a urgence, Charlotte doit finir avant le coup de sonnette à l’heure du laitier. » Notons cependant que l’auteur commet un léger contresens à propos des choix de Charlotte :

« Charlotte enchaîne les natures mortes.
Et s’arrête sur cette expression : nature morte.
Comme moi, pense-t-elle. »

Une petite remarque, cher David. Nature morte se dit Stillleben en allemand, still connotant à la fois l’idée de calme et de silence. Ce qui est bien aussi.

Mais c’est surtout la mort, un dramatique sens de l’urgence, qui vont nourrir l’œuvre de la jeune artiste. Et puis aussi le sens de l’absurde. La mort de la première Charlotte, la tante de Charlotte Salomon, « est lente, mélancolique ». Pensons à tous les suicidés de cette famille, dont la conscience claire de l’enfant ne sait rien :

« Quelque chose ralentit en elle.
[…] Elle marche rapidement vers sa destination.
Un pont.
Un pont qu’elle adore.
Le lieu secret de sa noirceur.
Elle sait depuis longtemps qu’il sera le dernier pont.
Dans la nuit noire, sans témoin, elle saute. »

Cette première mort fracasse la famille car elle est indicible :

« Quel est le mot utilisé quand on perd sa sœur ?
Il n’en existe pas, on ne dit rien.
Le dictionnaire est parfois pudique.
Comme lui-même effrayé par la douleur. »

On dit à l’enfant que sa tante s’est noyée accidentellement. « C’est donc qu’elle ne savait pas nager ? »

Dans le destin de Charlotte et de sa famille, il n’y a pas de « parce que », de « donc », de « si ». Il n’y a pas d’« avant », il n’y a pas d’« après ».

Bref, le destin de Charlotte Salomon, jeune fille juive, issue d’une famille athée, laïque où l’on adore les chants chrétiens, a habité Foenkinos pendant des années. En Allemagne et en France, il a suivi l’errance dans la peine de cette jeune femme proscrite. Pour transcrire ce long calvaire entrecoupé de brefs moments de bonheur relatif, il a choisi la forme d’un poème en prose constitué de phrases courtes. « C’était », dit-il, « une sensation physique, une oppression. J’éprouvais la nécessité d’aller à la ligne pour respirer. » Cette sensation étrange m’a rappelé une lecture de poèmes d’Henri Meschonnic par lui-même. Je revois l’auteur de L’obscur travaille la tête appuyée sur sa main gauche, rythmant ses vers de sa main droite avec lenteur et ondoiement. Dans un souffle presque inaudible. Et je m’étais dit que tout Auschwitz était dans cette parole asphyxiée. C’est ainsi que je m’explique la forme du livre de Foenkinos : plus Charlotte crée – y compris un enfant qu’elle porte en elle – plus elle a besoin d’un oxygène qui se raréfie, plus elle se rapproche de la chambre à gaz.

Pour renforcer la véracité de son récit (forcer, dirais-je), David Foenkinos entre dans son livre en tant que lui-même : « Je l’ai visitée par un soleil radieux en juillet 2004 ». Par cet artifice (nous sommes dans un roman, n’est-ce pas ?), il espère se situer plus efficacement dans la mémoire de son personnage et dans son espace-temps. Seulement, sa démarche n’est pas pleinement couronnée de succès : « Mais grâce à cette femme, j’ai pu effleurer l’année 1943. » S’immiscer d’autorité dans son récit ne lui permet pas de pénétrer pleinement les soubassements de l’histoire.

Reste l’art, la clé de toute compréhension. Car ce que Charlotte peint compulsivement, elle l’a vu, et ce qu’elle voit, elle le peint :

« À Gurs, Charlotte est frappée par l’absence de toute végétation.
C’est une extermination totale du vert. »

Et surtout il y a la métaphore centrale du livre, la thèse de la démarche artistique de Charlotte, magnifiquement exposée par Foenkinos. La beauté du projet de cette artiste qui rejoint celui de l’auteur :

« Où est la vie ?
Où est le théâtre ?
Qui peut connaître la vérité ? »

En effet, le monde entier est un théâtre, disait le Shakespeare de Comme il vous plaira. Comme celui de Charlotte (Leben ? oder Theater ?), le projet esthétique de Foenkinos, dans cet ouvrage comme dans les autres d’ailleurs, est d’assumer l’irréalité de la création fictive. Ce n’est pas sa Charlotte qui est irréelle, mais c’est la manière dont il la décrit. Son projet d’une écriture du génocide des juifs, d’une écriture de la victoire des barbares qui ont assassiné tous les Mozart, passe à la fois par une coexistence avec cette barbarie et une mise à distance avec les bêtes immondes (« Tenir en respect la sauvagerie environnante », dira Leiris à propos de Bacon). Nietzsche, que je cite de mémoire, estimait que pour ne pas avoir peur il fallait connaître. Pour connaître le monde, il faut le lire, puis l’écrire puisqu’au commencement est le mot et donc que la chair se fait verbe.

La quête de Foenkinos, cette flèche du temps qu’il suit en sens inverse vers les lieux de la mort, vers la destruction de la beauté où il ne fait vraisemblablement que frôler le vrai de son héroïne, l’aide néanmoins à retrouver le rapport de l’art au réel et à l’imaginaire. Ce frôlement est suffisant pour parvenir à la ressemblance, pour représenter, pour refigurer. Depuis que, comme le disait Oscar Wilde, la Nature imite l’art, nous savons ce qu’est un lumbago psychosomatique car nous avons lu Je vais mieux. Avec cette Charlotte, nous avons vérifié qu’il fallait construire des fictions pour connaître la vie. Et pour vivre.

PS : pourquoi Foenkinos s’obstine-t-il à utiliser certains mots français dans leur sens anglais : « dévasté » (dont il use et abuse), « populaire » (une élève populaire) ?

PPS : J’ai rendu compte de Je vais mieux ici, et des Souvenirs ici.

PPPS (très perso) : Entretien de David Foenkinos dans Elle :

“ Pour moi, trouver le prénom d’un personnage, c’est 90 % du travail. Je m’amuse parfois à dire que, si j’écrivais un livre qui s’appelle « Bernard », on n’aurait pas besoin de le lire, on saurait très bien que cela se passerait mal... « La Délicatesse », c’est un film très « Nathalie », le prénom – que j’adore – de l’héroïne. Sur Facebook, il y a un club des Nathalie lectrices du livre. Et, bien après avoir choisi ce prénom, je me suis rendu compte que son étymologie était liée à la Renaissance. ”

Bernard et Nathalie Gensane vous remercient, cher David.

Paris : Gallimard, 2014.

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