RSS SyndicationTwitterFacebookFeedBurnerNetVibes
Rechercher

Pour le capitalisme financier, les « gens », les « travailleurs » ne doivent pas exister

Je discutais récemment avec un ami psychologue d’Un autre monde, le dernier film de Stéphane Brizé qui concourra à la Mostra de Venise en septembre. Ni lui ni moi n’avons vu ce film mais le thème en a été rendu public. Vincent Lindon, cadre dans un groupe industriel étasunien, ne sait plus quelle attitude adopter face aux demandes incohérentes de sa direction. Sa vie est mise en doute et ses relations avec sa femme (Sandrine Kiberlain) s’en ressentent fortement. Hier encore, il était dirigeant ; aujourd’hui, il n’est plus qu’exécutant.

Mon ami me fit remarquer que, aussi louables qu’aient pu être les intentions de Stéphane Brizé (elles le sont toujours), ce film allait très vraisemblablement mettre en scène un monde qui n’existe plus, celui d’une entreprise où il y a des travailleurs, des cadres, une chaîne de commandement et des rapports humains. Dans l’entreprise d’aujourd’hui, celle qui est gérée par le capitalisme financier, les rapports interpersonnels ne comptent plus, les individus n’existent plus. La matière humaine est devenue translucide, invisible. Seuls importent les chiffres, les algorithmes, les actionnaires sans visage.

Comme mon ami savait que j’avais consacré de longues pages à l’œuvre de Christophe Dejours sur la souffrance au travail (ici, par exemple), il me fit observer qu’il n’y avait plus ni souffrance ni travail. La souffrance est un rapport à soi et aux autres qui ne doit plus exister dans l’entreprise du XXIe siècle. Quant au travail, il n’existe plus en tant que culture, savoir, savoir-faire, transmission. Donc en tant que mémoire. Par parenthèse, Christophe Dejours a beaucoup souffert dans l’institution où il a travaillé toute sa vie du fait de ses analyses à contre courant.

Si j’ai bien compris l’argument du film de Brizé, Lindon, en voie d’être broyé, s’acharne désespérément à trouver du sens, donc de la raison humaine à ce qui lui arrive. Nous n’en sommes plus là. Un gérant d’entreprise, un « manager », doit aujourd’hui se demander si ses « compétences » sont à même de déboucher sur un taux de croissance déterminé dans un ailleurs sur lequel il n’a aucune prise. Ce, sans considération pour un facteur humain qui n’existe plus. « You don’t exist », disait O’Brien à Winston Smith dans 1984.

Puisqu’on est dans la psychologie sociale, restons-y un instant. Les universités se peuplent actuellement de jeunes psychologues qui n’ont jamais vu un malade et qui n’ont jamais parlé à un être humain n’appartenant pas à leur milieu, à leur caste socio-professionnelle. Je faisais il y à peu observer à l’un d’entre eux, à propos d’un ouvrier que nous savions alcoolique, que ce bonhomme n’était pas né alcoolique mais qu’il l’était devenu suite à un licenciement inattendu et brutal et qu’il y avait peut-être un rapport entre sa souffrance au travail et son grand mal être. « Que nenni », me dit le jeune maître de conférences. Sa fragilité vient de ses parents.

Des pans entiers de l’université se vident d’une réflexion et d’une pratique de progrès, matérialistes. D’innombrables lieux de la mémoire ouvrière, ou simplement militante disparaissent. Pensons à la Maison de la Mutualité, la « Mutu » de ma jeunesse où Léo Ferré se produisit 100 fois et où même les socialistes tinrent congrès et colloques. Elle est administrée par l’opérateur privé (lyonnais) GL Events, qui fut bien doux pour le futur banquier éborgneur lors de la campagne présidentielle car il lui accorda de substantielles remises jugées “ acceptables ” par la Commission nationale des comptes de campagne et des financements politiques (mais oui, bien sûr, où avais-je la tête ?). Avant cela, Valérie Pécresse, François Fillon y avaient battu l’estrade. Tout comme Nicolas Sarkozy qui y avait prononcé son discours après l’élection de 2012. Bref, la « Mutu » est passée entre les mains du patronat.

Bernard GENSANE

URL de cet article 37328
  

Même Auteur
La Désobéissance éthique, par Élisabeth Weissman
Bernard GENSANE
Le livre d’Élisabeth Weissman fait partie de ces ouvrages dont on redoute de poursuivre la lecture : chaque page annonce une horreur, une bonne raison de désespérer, même si, de ci delà , l’auteur nous concède une ou deux flammèches d’espoir. Un livre de plus qui nous explique magistralement, avec rigueur et humanité, pourquoi et comment la classe dominante française met à mort l’État, les valeurs républicaines, la citoyenneté, la solidarité, la société au sens classique du terme. Préfacé par ce grand (...)
Agrandir | voir bibliographie

 

« A toute époque, les idées de la classe dominante sont les idées dominantes : autrement dit, la classe qui est la puissance matérielle dominante de la société est en même temps la puissance spirituelle dominante. La classe qui dispose des moyens de la production matérielle dispose en même temps, de ce fait, des moyens de la production intellectuelle, si bien qu’en général, elle exerce son pouvoir sur les idées de ceux à qui ces moyens font défaut. Les pensées dominantes ne sont rien d’autre que l’expression en idées des conditions matérielles dominantes, ce sont ces conditions conçues comme idées, donc l’expression des rapports sociaux qui font justement d’une seule classe la classe dominante, donc les idées de sa suprématie. »

Karl Marx

Comment Cuba révèle toute la médiocrité de l’Occident
Il y a des sujets qui sont aux journalistes ce que les récifs sont aux marins : à éviter. Une fois repérés et cartographiés, les routes de l’information les contourneront systématiquement et sans se poser de questions. Et si d’aventure un voyageur imprudent se décidait à entrer dans une de ces zones en ignorant les panneaux avec des têtes de mort, et en revenait indemne, on dira qu’il a simplement eu de la chance ou qu’il est fou - ou les deux à la fois. Pour ce voyageur-là, il n’y aura pas de défilé (...)
43 
Reporters Sans Frontières, la liberté de la presse et mon hamster à moi.
Sur le site du magazine états-unien The Nation on trouve l’information suivante : Le 27 juillet 2004, lors de la convention du Parti Démocrate qui se tenait à Boston, les trois principales chaînes de télévision hertziennes des Etats-Unis - ABC, NBC et CBS - n’ont diffusé AUCUNE information sur le déroulement de la convention ce jour-là . Pas une image, pas un seul commentaire sur un événement politique majeur à quelques mois des élections présidentielles aux Etats-Unis. Pour la première fois de (...)
23 
Le fascisme reviendra sous couvert d’antifascisme - ou de Charlie Hebdo, ça dépend.
Le 8 août 2012, nous avons eu la surprise de découvrir dans Charlie Hebdo, sous la signature d’un de ses journalistes réguliers traitant de l’international, un article signalé en « une » sous le titre « Cette extrême droite qui soutient Damas », dans lequel (page 11) Le Grand Soir et deux de ses administrateurs sont qualifiés de « bruns » et « rouges bruns ». Pour qui connaît l’histoire des sinistres SA hitlériennes (« les chemises brunes »), c’est une accusation de nazisme et d’antisémitisme qui est ainsi (...)
124 
Vos dons sont vitaux pour soutenir notre combat contre cette attaque ainsi que les autres formes de censures, pour les projets de Wikileaks, l'équipe, les serveurs, et les infrastructures de protection. Nous sommes entièrement soutenus par le grand public.
CLIQUEZ ICI
© Copy Left Le Grand Soir - Diffusion autorisée et même encouragée. Merci de mentionner les sources.
L'opinion des auteurs que nous publions ne reflète pas nécessairement celle du Grand Soir

Contacts | Qui sommes-nous ? | Administrateurs : Viktor Dedaj | Maxime Vivas | Bernard Gensane
Le saviez-vous ? Le Grand Soir a vu le jour en 2002.