RSS SyndicationTwitterFacebookFeedBurnerNetVibes
Rechercher

Contre-discours de mai de François Cusset

François Cusset. Contre-discours de mai. Ce qu’embaumeurs et fossoyeurs de 68 ne disent pas à ses héritiers. Actes Sud, 2008.

Bizarrement, on a très peu célébré le cinquantenaire de Mai 58, la chute de la Quatrième République, le coup d’État feutré de De Gaulle, l’instauration d’une nouvelle République, donc d’un nouveau partage institutionnel du pouvoir, avec un renforcement du rôle de l’État, de sa prééminence, tout ce que les " gaullistes " libéraux d’aujourd’hui vomissent.

J’ai lu peu d’ouvrages consacrés à l’anniversaire de Mai 68, de ces deux mois dont on parlera peut-être encore dans cent ans et que j’ai eu la chance de vivre, à mon niveau d’étudiant provincial, en première ligne (http://www.legrandsoir.info/spip.php?article6280). Je n’ai pas même feuilleté les livres d’auteurs de droite du style Ferry, Glucksman ou Cohn-Bendit. Me souvenant de Politique Hebdo, je n’ai pas encore eu le temps de lire le roman-feuilleton d’Hervé Hamon, Demandons l’impossible. Je renvoie à une interview très vivante de lui, aux antipodes des acrimonies de nombreux soixante-huitards passés dans le camp de la réaction, et dans laquelle, une fois n’est pas coutume) je me reconnais globalement (http://www.kewego.fr/video/iLyROoafYZfC.html). En revanche, on a vu que les auteurs de droite avaient tout fait pour nier la spécificité sociale de mai 68, alors que ce mouvement a concerné toute la société, jusque dans ses recoins les plus inattendus. Voir, par exemple, Les enragés du football. L’autre Mai 68, qui raconte la contestation dans un milieu où, il est vrai, les professionnels de l’époque ne roulaient pas en Ferrari (en 1963, je connaissais très bien le gardien de but d’une des meilleures équipes de football de première division ; ses enfants étaient boursiers !). Les "événements" n’ont pas surgi de rien, ils ont en fait été, pour la France, l’aboutissement de mouvements de fermentation intellectuelle et militante qui, comme l’explique par le menu le livre savant de Daniel Lindenberg, Choses vues. Une éducation politique autour de 68, avaient débuté avant 1960.

Ces événements s’inscrivent dans un contexte mondial qu’on n’est pas près, non plus, d’oublier : Guerre du Vietnam, contestation violente sur les campus étatsuniens, Printemps de Prague, jusqu’au poing ganté de noir de Tommie Smith, vainqueur du 200 mètres olympique de Mexico, cette fulgurance tellement bien narrée par Pierre-Louis Basse dans son 19 secondes et 83 centièmes.

Je voudrais évoquer le livre de François Cusset, brillant sociologue, historien, théoricien, né un an après les " événements " . Cusset a écrit, à mon avis, le meilleur livre sur les années quatre-vingt : La décennie, le grand cauchemar des années 1980. Sa démarche est ici double : faire oeuvre d’historien rigoureux en s’appuyant sur des faits précis, et exhumer l’air du temps pour définir la spécificité de ce printemps à nul autre pareil.

68, expose Cusset, ce fut à la fois des lycéens petits-bourgeois qui dépavaient la rue Gay-Lussac et la plus longue grève générale de l’histoire de France. Une grève qui ne répondait à aucune mesure impopulaire mais qui, elle non plus, n’avait pas surgi du néant : les salaires dans l’industrie, dans l’agriculture étaient faibles, les conditions de travail étaient dures, parfois dégradantes (voir le film Reprise), les lieux de travail connaissant plus souvent le paternalisme que la démocratie. 68, ce fut aussi des millions de prises de parole exubérantes, folles, authentiques, rimbaldiennes (« Sous les pavés, la plage ») et une langue de bois comme on n’en avait pas connue depuis la Novlangue d’Orwell.

Cusset évoque un « camaïeu d’émotions improvisées ». C’est-à -dire un enchevêtrement jamais vu d’expériences festives et de prise de conscience sociale, de libération sexuelle et de guérilléros de théâtre de boulevard, de découverte de soi et, pour certains, d’adulation de Mao, d’imagination débridée au pouvoir et de réflexions organisées, sérieuses dans les entreprises, les établissements scolaires. La société fut irriguée, ébranlée par tout cela au point que, nous dit Cusset, « […] la politique, qu’on cherche à tout prix à évacuer du souvenir plaisant de ce joli mois de mai, a pris en 68 un sens qu’elle n’a plus cessé en France de perdre depuis lors : non seulement l’extension de son territoire, à toutes les zones de l’existence (selon la devise féministe : " ce qui est personnel est politique " ), mais aussi le substrat sensible de toute vie digne de ce nom, au sens où on vit, on souffre, on jouit directement de la politique. Et ceci sans métaphore aucune, ni faire insulte pour autant à ceux qui enduraient, au même moment, les tortionnaires sud-américains ou les camps de rééducation chinois. »

Le Moi, l’Autre, la Totalité ne faisaient plus qu’un. Jamais jusqu’alors, et jamais depuis, le social n’avait aussi pleinement rencontré le personnel. L’aventure intérieure était de l’autre côté de la rue, à l’autre bout de l’amphi, dans l’atelier voisin. L’histoire fut écrite par une parole individuelle et collective, par des faibles pour une fois forts, par des groupes et des isolés.

Cusset cite d’abondance Michel de Certeau, un " grand frère " (il avait trente-trois ans en 1968). Qui mieux que ce penseur jésuite, psychanalyste, philosophe, spécialiste de sciences sociales pouvait exprimer la différence de mai 68, sa singularité et peut-être, à échelle historique, son éternité : « La violence est le geste de qui récuse toute identification ». […] « Quelque chose nous est arrivé. Quelque chose s’est mis à bouger en nous. Émergeant d’on ne sait où, remplissant tout à coup les rues et les usines, circulant entre nous, devenant nôtres mais cessant d’être le bruit étouffé de nos solitudes, des voix jamais entendues nous ont changés. Il s’est produit ceci d’inouï : nous nous sommes mis à parler. Il semblait que c’était la première fois, en même temps que des discours assurés se taisaient et que des " autorités " devenaient silencieuses (La prise de parole). » Pendant longtemps encore, postule Cusset, ce mouvement restera d’une « brûlante actualité ».

Pour finir, l’auteur propose un découpage original de notre histoire depuis 1968. Après les trente glorieuses, explique-t-il, nous eûmes les « dix intensives » (1969-1978), avec le gauchisme, les luttes féministes, la tentation autogestionnaire. Puis nous eûmes les « vingt peureuses » (1979-1996), avec des socialistes qui avaient voulu changer la vie de tous et se contentèrent d’améliorer le quotidien des actionnaires. Enfin, face à la prise de pouvoir de l’hypercapitalisme financier, nous avons vécu les « dix réactives », certes plombées par la peur millénariste de l’An 2000 et la réaction grossièrement sécuritaire au 11 septembre 2001, mais avec des mouvements comme le DAL ou ATTAC qui pourraient préfigurer une équivalence structurale, une homologie, comme disait Bourdieu, aux expressions des luttes d’il y a quarante ans.

URL de cet article 6797
  

Même Auteur
George Corm. Le nouveau gouvernement du monde. Idéologies, structures, contre-pouvoirs.
Bernard GENSANE
La démarche de Georges Corm ne laisse pas d’étonner. Son analyse des structures et des superstructures qui, ces dernières décennies, ont sous-tendu le capitalisme financier tout en étant produites ou profondément modifiées par lui, est très fouillée et radicale. Mais il s’inscrit dans une perspective pragmatique, non socialiste et certainement pas marxiste. Pour lui, le capitalisme est, par essence, performant, mais il ne procède plus du tout à une répartition équitable des profits. Cet ouvrage est (...)
Agrandir | voir bibliographie

 

Sous une dictature, il y a une chose pour laquelle nous avons plus de chance que vous en Occident. Nous ne croyons à rien de ce que nous lisons dans la presse, à rien de ce que nous voyons à la télévision, parce que nous savons que c’est de la propagande et des mensonges. Contrairement aux Occidentaux, nous avons appris à voir au-delà de la propagande et à lire entre les lignes et, contrairement à vous, nous savons que la vérité est toujours subversive.

Zdener Urbanek

La crise européenne et l’Empire du Capital : leçons à partir de l’expérience latinoaméricaine
Je vous transmets le bonjour très affectueux de plus de 15 millions d’Équatoriennes et d’Équatoriens et une accolade aussi chaleureuse que la lumière du soleil équinoxial dont les rayons nous inondent là où nous vivons, à la Moitié du monde. Nos liens avec la France sont historiques et étroits : depuis les grandes idées libertaires qui se sont propagées à travers le monde portant en elles des fruits décisifs, jusqu’aux accords signés aujourd’hui par le Gouvernement de la Révolution Citoyenne d’Équateur (...)
Reporters Sans Frontières, la liberté de la presse et mon hamster à moi.
Sur le site du magazine états-unien The Nation on trouve l’information suivante : Le 27 juillet 2004, lors de la convention du Parti Démocrate qui se tenait à Boston, les trois principales chaînes de télévision hertziennes des Etats-Unis - ABC, NBC et CBS - n’ont diffusé AUCUNE information sur le déroulement de la convention ce jour-là . Pas une image, pas un seul commentaire sur un événement politique majeur à quelques mois des élections présidentielles aux Etats-Unis. Pour la première fois de (...)
23 
Lorsque les psychopathes prennent le contrôle de la société
NdT - Quelques extraits (en vrac) traitant des psychopathes et de leur emprise sur les sociétés modernes où ils s’épanouissent à merveille jusqu’au point de devenir une minorité dirigeante. Des passages paraîtront étrangement familiers et feront probablement penser à des situations et/ou des personnages existants ou ayant existé. Tu me dis "psychopathe" et soudain je pense à pas mal d’hommes et de femmes politiques. (attention : ce texte comporte une traduction non professionnelle d’un jargon (...)
46 
Vos dons sont vitaux pour soutenir notre combat contre cette attaque ainsi que les autres formes de censures, pour les projets de Wikileaks, l'équipe, les serveurs, et les infrastructures de protection. Nous sommes entièrement soutenus par le grand public.
CLIQUEZ ICI
© Copy Left Le Grand Soir - Diffusion autorisée et même encouragée. Merci de mentionner les sources.
L'opinion des auteurs que nous publions ne reflète pas nécessairement celle du Grand Soir

Contacts | Qui sommes-nous ? | Administrateurs : Viktor Dedaj | Maxime Vivas | Bernard Gensane
Le saviez-vous ? Le Grand Soir a vu le jour en 2002.