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Propos recueillis par Benito Perez, Le Courrier (Suisse)

« Aucun pays n’a été plus internationaliste que Cuba »

On peut appartenir à ce qu’on appelle le tiers-monde et être un pilier de la coopération internationale. Piero Gleijeses, professeur de politique étrangère américaine, est catégorique. A Cuba, la solidarité internationale est « intrinsèque » à l’expérience révolutionnaire. Invité samedi dernier par l’université de Genève, le chercheur italien de la Johns Hopkins University (Baltimore-Washington) a évoqué le rôle de la petite île des Caraïbes dans la décolonisation de l’Afrique. Au-delà des contingences de la Guerre froide, toile de fond de son ouvrage Conflicting Missions : Havana, Washington and Africa, 1959-1976, qui lui valut le Prix Robert Ferrell (1), le Pr Gleijeses relève le sincère engagement internationaliste des leaders cubains. Une mission qui, aujourd’hui, a remplacé la kalachnikov par le stéthoscope.

Les partisans de la Révolution cubaine disent que sans l’intervention de La Havane en Afrique, l’apartheid ne serait pas tombé. N’est-ce pas exagéré ?

Piero Gleijeses : Nelson Mandela ne dit pas autre chose ! Ce que Cuba a fait a été décisif pour sauver l’Angola, puis permettre l’indépendance de la Namibie [en 1990, ndlr]. Le lien avec la chute de l’apartheid [entre 1990 et 1994, ndlr] est, lui, indirect. D’autres facteurs ont été plus importants en Afrique du Sud. Mais il est vrai que la défaite militaire des Sud-Africains en Namibie a eu un énorme impact sur les Noirs d’Afrique du Sud. Il ne faut pas sous-estimer l’élément psychologique dans un processus colonial. La victoire de la SWAPO (guérilla namibienne, ndlr) et des Cubains a remis en cause l’idée de la supériorité blanche. Avant la Namibie, certaines sources liaient déjà le soulèvement populaire de Soweto, en 1976 à l’échec des Portugais et des Sud-Africains en Angola.

Plus largement, quel rôle peut-on attribuer à la solidarité cubaine avec les mouvements de libération africains dans la décolonisation ?

Cela dépend des pays et des époques. La première intervention date de 1961, lorsqu’un bateau cubain débarque à Casablanca chargé d’armes pour le FLN algérien et repart avec des blessés et des orphelins. [Ahmed] Ben Bella (leader indépendantiste et premier président algérien, ndlr) estimera l’aide suffisamment significative pour se rendre à La Havane remercier les Cubains dès après sa première intervention à New York devant l’ONU... D’autres interventions, comme celle mal préparée du Che au Congo-Léopoldville seront moins réussies. Certaines seront, au contraire, décisives, en Guinée-Bissau ou au Congo-Brazzaville. En tout quelque 350 000 soldats cubains fouleront le sol africain sur trois décennies. Plus de deux mille y laisseront la vie. Au-delà de l’aspect militaire, la solidarité cubaine a aussi eu un impact très positif dans ses dimensions techniques, éducatives et matérielles. Quelque 50 000 coopérants cubains ont apporté leurs compétences au continent. Et 40 000 Africains ont pu étudier et se former à Cuba ! C’est une très belle histoire, un cas unique dans l’histoire. Aucun pays - même pas la Suède - n’a exprimé un tel internationalisme. Il n’y a pas d’exemple d’une coopération internationale similaire, ni de la part des pays du bloc de l’Est ni des occidentaux. On cite le cas des volontaires américains des Peace Corps (2). Mais ce sont des jeunes gens de 20 ans. Cuba a mis à disposition ses professionnels, ses spécialistes. C’est très différent.

Qu’en reste-t-il aujourd’hui en Afrique ?

Une grande reconnaissance envers Cuba, en tous cas de la part de certains pays comme la Namibie. D’autres préfèrent oublier, en partie parce que les Etats-Unis ont gagné la Guerre froide et qu’il ne fait pas bon avoir une relation avec Cuba. En Afrique du Sud, la jeunesse méconnaît complètement la lutte de libération nationale. Une histoire qui, de plus, est réécrite, déformée de façon scandaleuse...

Vous avez étudié les archives cubaines. Quelles raisons ont amené ce petit Etat à intervenir - militairement et humanitairement - à l’étranger, notamment en Afrique ?

Plutôt que les sources cubaines - qu’on pourrait accuser d’être partiales - dans mon livre, j’ai utilisé les documents déclassifiés de la CIA. Ceux-ci évoquent, en premier lieu, une volonté d’autodéfense de la jeune révolution. Durant les années 1960, Washington refusait d’accepter tout modus vivendi avec La Havane. « Les Yankees nous harcelaient, alors nous sommes partis les affronter sur les chemins du monde », m’a dit un jour [Léonard] Dreke, No 2 du Che au Congo. Pour Cuba, c’était donc une façon de rompre son isolement. Mais les documents américains mettent en avant une seconde raison : l’engagement internationaliste de Fidel Castro et des leaders cubains. Ils estimaient être investis d’une mission contre le sous-développement et l’oppression.

Le contexte change à partir du milieu des années 1970. Au moment où Cuba envoie 36 000 soldats en Angola pour stopper l’avancée des troupes sud-africaines, on ne peut plus parler d’autodéfense, car les Etats-Unis - sous l’impulsion d’Henry Kissinger - sont désormais disposés à discuter.

Dans ses mémoires, l’ancien secrétaire d’Etat américain écrit qu’à l’époque, il avait pensé que les Cubains agissaient sur commande de l’Union soviétique. Or, on apprît par la suite que La Havane avait mis Moscou devant le fait accompli. Au risque d’une crise avec son allié. Pour Kissinger, une telle attitude, qui allait contre les intérêts nationaux de Cuba, contre la Realpolitik, ne pouvait répondre qu’à un élan idéaliste de Castro, qu’il qualifie de révolutionnaire le plus sincère.

Je pense que Kissinger a vu juste. Fidel Castro a qualifié un jour la lutte contre l’apartheid de « plus belle cause de l’Humanité ». Or, il savait qu’une victoire de l’Afrique du Sud en Angola aurait renforcé l’emprise de ce régime sur les peuples d’Afrique méridionale.

Pourquoi Cuba est-elle davantage intervenue en Afrique qu’ailleurs ?

La priorité des Cubains était l’Amérique latine. Mais agir dans ce que les Etats-Unis considéraient comme leur « arrière-cour » était beaucoup plus difficile. Quant à l’Asie, si les Cubains admiraient beaucoup la lutte de libération des Vietnamiens, ceux-ci ne voulaient pas de combattants étrangers. L’Afrique a servi de terrain de substitution.

(1) Attribué par la Society for Historians of American Foreign Relations.

(2) Les Corps de la paix sont un programme humanitaire créé par John Kennedy qui a mobilisé 180 000 volontaires en quatre décennies.


« L’aide aux mouvements de libération a toujours été gratuite »

Les interventions cubaines n’ont-elles pas eu aussi des motivations économiques. Certains parlent de rétributions des coopérants cubains, de mercenariat...

Non. L’aide apportée aux mouvements de libération a toujours été totalement gratuite, et même parfois pour des Etats comme par exemple en Angola jusqu’en 1978. Pour La Havane, les coûts ont été infiniment plus importants que les maigres rétributions reçues pour ses soldats ou ses coopérants civils. Au niveau commercial non plus, cela n’a rien rapporté à Cuba.

Il y a eu toutefois des cas de trafics orchestrés par des officiels cubains, comme l’affaire Arnaldo Ochoa, ce héros de l’indépendance angolaise, condamné à mort en 1989.

En additionnant l’ensemble des reproches de corruption et de marché noir qui pesaient sur lui, Ochoa aurait coûté environ 150 000 dollars sur dix-huit mois à l’Etat angolais. C’est grave, bien sûr, mais ce n’est rien par rapport à ce que la coopération coûtait à Cuba.

On dit aussi que les premières interventions à l’étranger après la Révolution ont permis à Fidel Castro de se débarrasser de ses camarades guérilleros qui pouvaient lui faire de l’ombre.

C’est complètement idiot ! Au fil de mes voyages, j’en ai interviewé beaucoup de ces compagnons d’armes : je peux vous dire que ce sont les plus fidèles d’entre les fidèles à Castro ! Pourquoi s’en priver dès lors ? Simplement, car il s’agit d’une tâche primordiale et délicate. Fidel Castro la confie donc à la fine fleur de la Révolution.

Y a-t-il eu des réactions de rejet à l’égard des Cubains ?

Oui. Dans le cas angolais, par exemple, certains estimaient qu’ils ne s’étaient pas libérés de la tutelle portugaise, pour recevoir des leçons des Cubains. En outre, ceux qui rêvaient d’ascension sociale vivaient mal l’austérité de la coopération cubaine. Ils auraient préféré travailler avec des Occidentaux ! Mais c’était là des réactions minoritaires.

Internationalisme bien vivant

Vous affirmez que l’engagement militaire cubain auprès des mouvements de libération était autonome de la volonté soviétique. Il s’est pourtant arrêté avec la chute du Mur.

Il est clair que sans l’appui économique de l’Union soviétique, un petit Etat comme Cuba ne pouvait maintenir de telles opérations. Le matériel employé, notamment, était soviétique.

Quel était sentiment des Cubains vis-à -vis de la politique internationaliste de leur gouvernement ?

Il m’est difficile de répondre, car je n’ai pas étudié cela en profondeur. En ce qui concerne les volontaires, les documents de la CIA font mention de jeunes révolutionnaires cubains qui croient dans l’internationalisme. Plus largement, j’ai l’impression qu’il y a une grande fierté dans la population, mais aussi un peu d’amertume. Durant la période dite « spéciale » vers 1991-1994, très dure économiquement, de nombreux Cubains se plaignaient de l’ingratitude des peuples qu’ils avaient aidés et qui reniaient Cuba au moment où le pays plongeait dans une grave crise économique. Dans la première édition de mon livre, j’en avais conclu que le temps de l’internationalisme cubain était révolu. A ma grande surprise, j’ai dû rectifier dans la seconde édition !

Comment a-t-il évolué ?

Il est devenu uniquement humanitaire et surtout médical. Cuba envoie des équipes aux pays qui les sollicitent. Ce n’est plus gratuit, comme par le passé, mais se fait sur la base d’un échange. Toutefois le médecin cubain demeure beaucoup moins cher qu’un Occidental pour une prestation de grande qualité. Parallèlement, Cuba continue d’offrir des bourses à des étrangers qui viennent se former à Cuba. L’Ecole latino-américaine de médecine1, près de La Havane, constitue un pari très intéressant. Cuba y accueille des étudiants pauvres - qui ne pourraient étudier dans leur pays - et les forme à une médecine différente, avec une perspective sociale, destinée à son tour à soigner les plus démunis. Rentrés dans leur pays, tous ne suivront pas ce chemin. Mais le pari est là .

Peut-on dire que cette nouvelle étape de la coopération cubaine renoue avec l’un de ses buts initiaux : la défense de la Révolution cubaine...

C’est une bonne question... En effet, les Cubains ont compris la nécessité de renouer des liens internationaux. Mais je pense qu’elle exprime surtout cet esprit internationaliste intrinsèque à l’expérience cubaine.

Elle n’est toutefois pas toujours bien reçue...

En effet, notamment par les médecins locaux établis qui la perçoivent comme une concurrence. Le Collège des médecins du Honduras a même refusé de reconnaître le diplôme attribué à Cuba, tout en sachant que cette formation est bien meilleure que la leur. L’Espagne en a profité pour importer certains de ces diplomés. Il y a une lettre poignante d’une femme qui raconte qu’elle part contre son gré, car elle est empêchée de travailler pour son peuple !

(1) Fondée en 1999, l’ELAM forme chaque année quelque 1500 médecins généralistes. Ses plus de 7000 étudiants actuels proviennent d’une vingtaine de pays latino-américains et de quatre Etats d’Afrique.

PROPOS RECUEILLIS PAR BPZ

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