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Aux abris : les anacoluthes sont parmi nous !

Un des jurons préférés du capitaine Haddock, l’anacoluthe (du grec anakolouthos, qui signifie « qui est sans suite », « inconséquent ») est une rupture de construction.

Voici certainement la plus célèbre, la plus usitée dans le langage parlé : « l’appétit vient en mangeant ». Incorrecte et absurde, cette phrase est parfaitement compréhensible. « L’appétit » contrôle « vient », mais « l’appétit » ne contrôle pas « mangeant ». L’appétit ne saurait manger. Utilisant un calque de ce modèle d’anacoluthe, un boursicoteur dira : « les dividendes viennent en dormant ». Pour les grammairiens, le gérondif est correct lorsque les sujets sont coréférentiels. Des expressions proverbiales telles que « l’appétit vient en mangeant » attestent que cela n’a pas toujours été le cas.

Mon anacoluthe préférée, je l’ai repérée un jour dans un entrefilet : « En entrant dans la chambre, sa mère était morte ». J’ai bien aimé aussi, lors d’un JT de Canal+, une anacoluthe qui laissait entendre que, plus ou moins consciemment, un milliardaire et les avoirs de ce milliardaire, c’était plus ou moins la même chose : « Bernard Arnault est la quatrième fortune du monde. A 62 ans, son groupe pèse 41 milliards de dollars. » À noter – mais c’est un autre débat – que, pour les gens des médias, la fortune s’exprime en dollars, pas en euros, cette monnaie de singe pour le vulgus pecum. Et j’ai également adoré – mais il s’agissait malheureusement d’un canular – « Kim Jong Un a lâché cent vingt chiens pour dévorer son oncle. » Quant à « Trempé dans la soupe, il mangea son pain. », même les Marx Brothers n’y auraient pas pensé.

Cela dit, le jour où je me suis entendu dire : « Hier, je l’[ordinateur] ai fermé pour aller voir J. à midi et, en le rouvrant, c’était le bug de l’année. », j’ai pensé qu’il fallait que je consulte.

Les anacoluthes peuvent apparaître dans n’importe quelle partie d’une phrase, y compris en son début. Relisons l’excellent Jean Racine dans son Abrégé de l’histoire de Port-Royal : « On lui avoua ingénument comme la chose s’étoit passée ; et lui courut aussitôt tout transporté chez ses deux confrères, Guillard et Cressé. Les ayant ramenés avec lui, ils furent tous trois saisis d’un égal étonnement ; et après avoir confessé que Dieu seul avoit pu faire une guérison si subite et si parfaite, ils allèrent remplir tout Paris de la réputation de ce miracle. » Ou Léon Bloy : « […] il faut acheter quelque chose à la boutique annexée, espèce de bazar sulpicien du protestantisme le plus acariâtre, le plus répugnant, le plus morose. Ayant donc acquis deux ou trois bibelots peu précieux, une gueuse nous introduit. J’ai senti rarement une oppression aussi forte, une aussi pesante présence de l’abhorré […]. » Ouille, ouille, ouille, on ne sait plus très bien qui a fait quoi.

Pour les grammairiens, l’anacoluthe est une faute. Pour les linguistes, elle est un fait de langue. Pour les gens qui, comme moi, ont l’esprit politique mal tourné, elle est traversée par la lutte des classes. Pour les grands de l’époque de Louis XIV, l’anacoluthe était une obligation quasi mondaine. L’une des plus connues de Racine se trouve dans Andromaque :

« Je t’aimais inconstant, qu’aurais-je fait fidèle ? »

Glosé par : « [Comme] je t’aimais [quand tu étais] inconstant, [imagine combien] je t’aurais aimé [si tu avais été] fidèle ! »

Nous sommes clairement dans l’entre soi de la classe supérieure quand, pour un alexandrin, on présuppose la vivacité d’esprit du destinataire. En revanche, je ne suis pas certain que, dans la phrase suivante, Stendhal ait déraillé volontairement (sans parler de ce que Freud aurait pu dire de cette phrase) : « Une fois par terre, les tilburys vont vous passer sur le corps ; » (Le Rouge et le Noir).

Au XXIe siècle, il semble que l’usage de l’anacoluthe soit inversement proportionnel à l’enseignement reçu. Ce qu’exprimait il y a quelques années la sociolinguiste Françoise Gadet : « Les façons de parler se diversifient selon le temps, l’espace, les caractéristiques sociales des locuteurs, et les activités qu’ils pratiquent ». Ou encore l’érudit professeur de français R. Anthony Lodge, pour qui, dans toute langue, se trouvent en concurrence des formes, aussi bien phonétiques que lexicales ou grammaticales, à valeur sociale inégale, pour lesquelles celles à valeur sociale élevée « seront affectées aux situations formelles, publiques » et celles à valeur sociale basse « aux situations familières, privées ». Se dessine donc une autre discrimination, non plus entre genres oraux et genres écrits, ni au sein des genres écrits, mais à l’intérieur des genres oraux.

La rupture (à l’oral) que les linguistes affectionnent le plus depuis une cinquantaine d’années est cette phrase tellement authentique sortie de la bouche d’un enfant : « Moi mon père sa voiture les amortisseurs ils sont foutus ». Sans aller aussi loin, les publicités, surtout quand elles prescrivent et qu’elles veulent frapper les esprits rapidement, abusent de l’anacoluthe : « Pour vivre mieux, la médecine douce du Dr Machin établit quelques règles simples ». Dans le courrier, les formules de politesse les plus banales ont recours à l’anacoluthe : « En vous remerciant, recevez, Monsieur, mes salutations les plus distinguées. » Que se passe-t-il dans cet énoncé passablement absurde ? Le sujet (le contrôleur) de remercier n’est pas le sujet de la phrase « vous » mais une personne uniquement représentée dans le déterminant « mes ». Le tout est d’autant plus troublant que le verbe principal, recteur (« recevez »), est à l’impératif.

Le gérondif, qui, selon la linguiste norvégienne Odile Halmøy, est « une originalité du français, n’ayant d’équivalent formel et fonctionnel exact ni en latin, ni dans les autres langues romanes, ni dans les langues germaniques », est une source intarissable d’anacoluthes. Il permet, par exemple, le licenciement d’ouvriers qui n’en peuvent mais : « À partir de la fin mai 2005, la production passera de 975 unités par jour à 900, entraînant la suppression de la troisième équipe de fabrication ». Pas de patron, pas de DRH, pas d’actionnaires. Juste une évolution dans la production. L’absence de contrôleur permet toutes les ambiguïtés : « Il faut empêcher le soldat de s’enivrer en buvant sa solde ». Qui va boire ? Ou encore, cette publicité rassurante : « Pour préserver votre tranquillité à l’intérieur du domaine, autonome et entièrement clos, chaque villa est reliée par interphonie au portail automatique télécommandé, vous permettant ainsi de contrôler vos visites à distance. » Sympa, la villa.

La construction « pour + infinitif » est également très productrice, dans les modes d’emploi en particulier (surtout quand ils sont traduits du chinois) : « Pour fonctionner efficacement, l’utilisateur retirera le clapet n° 2 ». Dans la vulgate sportive également : « Pour continuer d’y croire, les Bleus doivent l’emporter le plus largement possible. » « La première pierre de l’imprimerie doit être posée, fin 1999, pour être opérationnelle en 2002. » (Le Monde). Sans parler de l’étrange « Pierre s’est couché tôt pour rester éveillé toute la nuit ». L’anacoluthe fait son miel des phrases causales : « Nous vous informons que Johnny Halliday viendra au Vinci le mercredi 08/11/2006. Ne pouvant mettre d’option sur son concert, toutes les personnes intéressées sont priées de se faire connaître. » L’anacoluthe aime également le gérondif et ses conséquences : « Pendant le week-end, les pompiers ont poursuivi leurs recherches dans l’établissement ravagé par le feu. Ils ont découvert le corps d’une femme et celui d’un enfant, portant le bilan provisoire à vingt-deux morts : dix enfants, sept femmes et cinq hommes. » (Libération). Un petit « ce qui » n’aurait pas fait de mal mais, au marbre, ils étaient pressés.

« En attendant », « en espérant », « en ajoutant », « en pensant » ouvrent la voie à de belles anacoluthes : « En attendant, les jeunes croyants venus en bus ont fait un petit détour pour voir l’escalier de la place d’Espagne. » (Le Figaro) ; « Du coup, en considérant tous les critères, Paris perd un peu de terrain sur Londres, et reprend la deuxième place dans le classement. » (Le Figaro).

De nombreuses phrases ne respectant pas la règle de coréférence se trouvent en rupture du fait qu’elles sont passives : « C’est à la conférence de San Francisco que Himmler a envoyé l’offre de capitulation. En dernière minute Combat annonce que l’offre de capitulation aurait été faite en s’adressant aussi à la Russie. » Même Claude Simon s’y met : « […] et comme les travaux de l’élévation des terres devaient être faits par les paysans en payant, j’apprends qu’on reste le mois entier sans les payer et que l’on substitue des punitions au salaire […]. » (Les Georgiques). L’écrivain Pierre Hamp s’est-il rendu compte de la salace ambiguïté d’un de ses gérondifs : « Biberon ne guérirait pas encore cette nuit sa marque au front. Bourrier commençait sur lui les railleries habituelles : On voit bien que t’as été fait en dormant. C’est pourtant pas la graisse qui t’empêche de courir. » ?

Si, à l’écrit, on laisse passer bien des choses, imaginez à l’oral, même quand le contrôleur est présent dans la phrase : « Je [Pierre Bergé] suis allé lui [François Mitterrand] parler un peu, lui dire merci, je suis parti et tout à coup, avant de franchir la porte, il me dit : « Ah, une minute ! ». Et je me retourne, il me dit : « Vous me tenez bien au courant pour la maison Zola ». Comment filmer une scène pareille ? Qui quitte la pièce ? La phrase suivante concernait-elle Adjani : « J’ai pensé qu’en retouchant son nez et son visage, elle serait plus jolie. » ? Jean Moncorgé s’emmêle un peu les pinceaux lorsqu’il évoque la relation de son père avec Marlène Dietrich : « Marlène ne pensait pas qu’il mettrait sa menace à exécution parce qu’elle était persuadée qu’en revenant en France, en revenant à Paris, il lui ouvrirait la porte et qu’il l’accueillerait à bras ouverts. Mais Jean Gabin tient parole. Il ne veut plus la revoir. Seulement la star, elle, n’accepte pas cette décision. »

Avec le passif pronominal, c’est franchement l’anarchie : « Cette tour s’observe en utilisant des jumelles. » « Ces choses-là se murmurent en souriant ». Tant que « le mur, murant Paris, rend Paris murmurant »…

Les constructions absolues (du style « la tête basse ») favorisent les anacoluthes : « Mais aujourd’hui, le visage étréci, le torse engoncé dans une veste fourrée et le crâne couvert d’un bonnet marin, tout effort de style était voué à l’échec. » (Fred Vargas). Ou encore chez Pierre Lemaitre (qui s’est bien amusé quand ma femme et moi lui avons proposé une liste des anacoluthes qui parsèment son œuvre) : « Arrivés au dessert, Irène demanda : « Alors, ton affaire… ? » Ici, le contrôleur devrait être Irène, mais ce n’est pas le cas à cause du pluriel de « arrivés ».

Peut-être parce qu’elles s’adressent à un public peu lettré à qui il faut apprendre rapidement à vivre, les affichettes regorgent d’anacoluthes : « Afin de pouvoir maintenir des prix si avantageux, vous êtes priés de débarrasser votre vaisselle. » « Afin de réduire le temps d’attente, un ascenseur est à votre disposition dans le service d’orthopédie. » Une de mes préférées : « Chers clients, Pour votre confort et pour en garantir l’hygiène, ces toilettes sont nettoyées régulièrement. » La rage d’un de mes anciens médecins s’adressant à une patientèle peut-être un peu bornée m’avait bien diverti mais, pervers et lâche, je n’ai rien dit :

« Si la fenêtre force pour l’ouvrir
C’est normal
Elle est bloquée par un verrou et vous êtes en train de tout esquinter. »

Si l’anacoluthe a de beaux jours devant elle, c’est parce que le discours dominant devient à la fois de plus en plus pauvre et de plus en plus normatif et autoritaire. Mais ce n’est plus le message qui est autoritaire, c’est le medium.

Photo : Évelyne Guyader-Debrabant

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COMMENTAIRES  

29/08/2015 17:11 par Lionel

D’accord, d’accord.... Mais ce cher capitaine Haddock ne proférait pas "anacoluthe" mais "anachorète" !
Du moins si ma collection ( presque ) complète ne me trahit pas .

29/08/2015 20:30 par Bernard Gensane

A Lionel : une certitude vous concernant. Votre collection est incomplète. Il vous manque au moins Le Crabe au Pinces d’Or. Bonne nuit tout de même.

30/08/2015 01:23 par Le Fou d'ubu

Personnellement d’accord avec une petite précision toutefois quand à sa conclusion tout à fait juste. Si le discours devient de plus en plus pauvre, normatif, et autoritaire n’est-il pas parce ce qu’il est réquisitionné trop souvent par les mêmes ?
Svp plus d’anacoluthes me concernant

30/08/2015 05:13 par babelouest

Ah, l’anacoluthe..... On peut dire que c’est depuis toujours une source manifeste d’ambiguïté. C’est bien pourquoi notre prof de français, autrefois, déconseillait l’emploi du participe présent, l’une des plus belles sources de cette figure de style.

Même La Fontaine s’y est essayé, et pas avec le participe présent.

Et pleurés du Vieillard, il grava sur leur marbre
Ce que je viens de raconter.

30/08/2015 10:20 par Dwaabala

Le nez de Cléopâtre, s’il eût été plus court, la face du monde en eût été changée. (Pascal)

En simple amateur, je trouve que« L’appétit vient en mangeant » est une construction grammaticalement fautive, comme « Cela me fait très plaisir », ou « La veille où Grenade fut prise » (Préface au « Fou d’Elsa »), plutôt qu’une anacoluthe.

30/08/2015 15:14 par Bernard Gensane

Le commentaire de Mauris m’amène à préciser quelques points.

Selon Nicole Ricalens-Pourchot (Lexique des figures de style), l’anacoluthe est une « rupture ou discontinuité dans la construction syntaxique d’une phrase, rupture due à une déviation subite de la pensée plus rapide que le discours. Elle est très fréquente dans le langage parlé où elle est considérée comme une erreur ; mais même si elle est erreur, elle crée un effet de surprise et, de ce fait, attire l’attention. »

Pour les grammairiens, il peut s’agir d’une faute. Mais si l’on relit Racine, on trouvera quantité d’écarts, de distorsions, d’irrégularités. Restons du côté des linguistes pour qui l’anacoluthe est un fait de langue.

Georges Molinié voyait dans l’anacoluthe « un des moyens les plus efficaces et les plus féconds qui permettent à l’art langagier de ne pas se momifier dans l’académisme. » (Eléments de stylistique française).

L’anacoluthe en tant que figure est une rupture de construction. Elle est aujourd’hui plutôt caractéristique du style parlé. Elle consiste à changer brutalement de construction au milieu d’une phrase : « Exaspérés par cet arrêt prolongé en rase campagne, le chef de train fit remonter les passagers dans les wagons. » En tant que faute courante, l’anacoluthe a souvent pour effet d’alléger une construction trop complexe ; elle peut nuire à la clarté de l’énoncé.

Prenons ces vers de La Fontaine :

Ce n’est pas vous, c’est l’Idole
À qui cet honneur se rend
Et que la gloire en est due
(« L’Âne portant des reliques »)

Deux sens pour ces trois vers : « c’est l’idole à qui cet honneur se rend et à qui la gloire en est due » ; « c’est à l’idole que cet honneur se rend et que la gloire en est due ». La Fontaine a-t-il dérapé ou a-t-il sciemment allégé ? Les classiques étaient beaucoup moins regardants que nous.

Par ailleurs, l’anacoluthe est une rupture inattendue dans une construction syntaxique. Sans risque de se tromper, on peut penser que Pascal savait ce qu’il faisait avec « Le nez de Cléopâtre, s’il eût été plus court, toute la face de la terre aurait changé ». Il y avait anacoluthe dans la mesure où la face de la terre prenait la place du nez de Cléopâtre.

J’en termine avec le grammairien Michel Arrivé : « Le sujet non manifeste du verbe au gérondif est, dans l’usage contemporain, nécessairement coréférentiel au sujet du verbe à un mode personnel dont dépend le gérondif : dans j’ai rencontré mon ami en sortant de chez lui, le sujet de en sortant ne peut être que je, à l’exclusion de mon ami. Les expressions figées l’appétit vient en mangeant, la fortune vient en dormant enfreignent la règle de coréférentialité. »

La sagesse sera peut-être du côté du poète René-Guy Cadou :

Mon orgueil à moi ce serait
D’être entré en littérature
Plus interdit qu’un roitelet
Par un trou méchant de serrure !

La sémantique ? connais pas !
Je me ris de l’anacoluthe
Dites-moi quels sont ces gravats
Qui dégringolent sur mon luth ?
[…]

Hélène ou le règne végétal

30/08/2015 18:38 par Calame Julia

"j’ai rencontré mon ami en sortant de chez lui"
Si je sors de chez lui, je l’ai déjà rencontré. C’est en fait le "en" qui est en trop. A moins qu’il ne vint lui-même de
chez moi ! :-))
Certains drh qui reçoivent des lettres de candidature mettent systématiquement à la corbeille celles commençant
par "ayant"...

30/08/2015 20:55 par babelouest

On voit de tout.... y compris des choses "réelles", comme cette collègue qui s’excusait d’être en retard parce "qu’elle s’était croisée en allant au travail, et [qu’elle était] retournée chez [elle] pour vérifier qu’elle n’y était pas".

Quelques jours plus tard, elle était accueillie dans une grande maison avec de gentilles personnes en blanc. Je ne l’ai plus revue. Je suis désolé pour elle, mais j’étais là. L’anacoluthe permet les mêmes errements, alors attention !

05/09/2015 08:06 par pschitt

« c’est à l’idole que cet honneur se rend ....." ......... espérons qu’il arrive à l’heure ...

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