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DETRUIRE L’ETAT OU ETRE DETRUIT PAR LUI

Dans la présentation de la vie militante de Otto RUHLE ( 1874-1943 ) au sein du mouvement ouvrier allemand, Paul MATTICK ( 1904-1981 ) considère qu’elle fut essentiellement liée au travail de petites minorités restreintes à l’intérieur et à l’extérieur des organisations ouvrières officielles.

Les groupes auxquels il a directement adhéré n’eurent à aucun moment une importance véritable. Et même à l’intérieur de ces groupes il occupa une position spéciale : il ne put jamais s’identifier complètement à aucune organisation.

Mais, dit Paul MATTICK en 1945, « il ne perdit jamais de vue les intérêts généraux de la classe ouvrière quelle que soit la stratégie politique spéciale qu’il ait soutenue dans un moment particulier. »

TOUT LE MONDE CROIT A TOUT ET A RIEN

« Aujourd’hui, poursuit Paul MATTICK, tout programme et toute désignation ont perdu leur sens ; les socialistes parlent un langage capitaliste, tous les capitalistes un langage socialiste, et tout le monde croit à tout et à rien.

« Cette situation est simplement l’aboutissement d’une longue évolution commencée par le mouvement ouvrier lui-même.

« Il est maintenant tout à fait clair que ce ne sont seulement ceux qui, dans le mouvement ouvrier traditionnel, ont fait opposition à ses organisations non-démocratiques et à leurs tactiques, qui peuvent s’appeler proprement socialistes.

« Les chefs ouvriers d’hier et d’aujourd’hui n’ont pas représenté et ne représentent pas

un mouvement d’ouvriers, mais un mouvement capitaliste d’ouvriers...

« Le fait même que, même à l’intérieur des organisations ouvrières dominantes RUHLE soit resté un indépendant est une preuve de sa sincérité et de son intégrité.

« Sa pensée toute entière fut cependant déterminée par le mouvement auquel il s’opposait et il est nécessaire d’en analyser les caractéristiques pour comprendre l’homme lui-même... »

LES BESOINS DETERMINES PAR LE

CARACTERE FETICHISTE DE LEUR SYSTEME DE PRODUCTION

Pour Paul MATTICK, le mouvement ouvrier officiel ne fonctionnait ni en accord avec son idéologie primitive, ni en accord avec ses intérêts immédiats réels.

« Dans son essence, l’histoire de l’ancien mouvement ouvrier est l’histoire du marché capitaliste abordé d’un point de vue prolétarien.

« Ce qu’on appelle les lois du marché devait être utilisé en faveur de la marchandise.

« Les actions collectives devaient aboutir aux salaires les plus élevés possibles. Le « pouvoir économique » ainsi obtenu devait être consolidé par voie de réforme sociale.

« Pour obtenir les plus hauts profits possibles, les capitalistes renforçaient la direction organisée du marché.

« Mais cette opposition entre le capital et le travail exprimait en même temps une identité d’intérêts.

« L’un et l’autre entretenaient la réorganisation monopoliste de la société capitaliste, quoique assurément, derrière leurs activités consciemment dirigées, il n’y eut finalement rien d’autre que le besoin d’expansion du capital même.

« Leur politique et leurs aspirations, quoique basées en grande partie sur de véritables motifs tenant compte de faits et de besoins particuliers, étaient cependant déterminés par le caractère fétichiste de leur système de production... »

LES CONDITIONS DU MARCHE FAVORISENT TOUJOURS LE CAPITAL

Paul MATTICK considère en conséquence, ce n’est pas une découverte mais il est des réalités et des évidences qu’il convient de rappeler, que ce n’est pas le marché qui gouverne le peuple et détermine les relations sociales régnantes, mais plutôt le fait qu’un groupe séparé, dans la société, possède ou dirige à la fois les moyens de production et les instruments d’oppression.

« Les conditions du marché, quelles qu’elles soient, favorisent toujours le Capital.

« Et si elles ne le font pas, elles seront transformées, repoussées ou complétées par des forces plus directes, plus puissantes, plus fondamentales, qui sont inhérentes à la propriété ou à la gestion des moyens de production.

« En conséquence, pour vaincre le capitalisme, l’action en dehors des rapports de marché capital-travail est nécessaire, action qui en finit à la fois avec le marché et les rapports de classe. »

METTRE A PART DES HOMMES COMME OTTO RUHLE

« Limité à l’action à l’intérieur de la structure capitaliste, l’ancien mouvement ouvrier menait la lutte dès l’extrême début dans des conditions inégales.

« Il était voué à se défendre lui-même ou à être détruit de l’extérieur.

« Il était destiné à être brisé de l’intérieur par sa propre opposition révolutionnaire qui donnerait naissance à de nouvelles organisations, ou condamné à être anéanti par le passage capitaliste de l’économie marchande à l’économie marchande dirigée, avec les changements politiques qui l’accompagnent.

« Dans les faits, ce fut cette seconde éventualité qui se réalisa, car l’opposition révolutionnaire à l’intérieur du mouvement ouvrier ne parvint pas à se développer.

« Elle avait la parole mais pas la force et pas d’avenir immédiat, cependant que la classe ouvrière venait de passer un demi-siècle à construire une forteresse à son ennemi capitaliste et à bâtir pour elle-même une immense prison sous la forme du mouvement ouvrier.

C’est pourquoi il est nécessaire de mettre à part des hommes comme Otto RUHLE pour décrire l’opposition révolutionnaire moderne, bien que le fait de distinguer des individus soit exactement à l’opposé de son propre point de vue et à l’opposé des besoins des ouvriers qui doivent apprendre à penser en termes de classes plutôt qu’en termes de personnalités révolutionnaires. »

OTTO RUHLE ET LENINE

Après la première guerre mondiale, Otto RUHLE va être confronté à l’expérience que Lénine initie en Russie et avec l’Internationale communiste.

Que dit-il ?

Il va à l’essentiel !

Il rappelle que Lénine, dans son livre « L’Etat et la Révolution », a défendu en s’appuyant sur Marx, l’idée que l’Etat, forme caractéristique de la domination bourgeoise, doit disparaître après la révolution prolétarienne.

Certes, il ne s’agit pas de l’écarter d’un coup. Plutôt en l’amenant à s’éteindre lentement mais surement.

C’est la tâche du bolchévisme en Russie d’entamer et de conduire cette extinction.

Otto RUHLE considère à juste titre que ce projet essentiel devrait s’effectuer dans des conditions très défavorables, extrêmement difficiles.

Lénine a cependant un atout : les soviets !

Mais, dit-il, « les soviets n’avaient aucune place dans le système bolchévik qu’il avait créé. »

« La question n’était pas seulement : avec les soviets ou sans eux.

« Avec les soviets ou sans eux, cela signifie qu’il subsiste de profondes différences dans la structure organique, la stratégie révolutionnaire, les moyens de lutte, les méthodes tactiques, les objectifs sociaux, la réorganisation pratique et les principes de la nouvelle société.

« De ces constatations, il résulte qu’un Lénine, avec pour mot d’ordre les soviets, aurait pu être un tout autre homme qu’un Lénine sans ce mot d’ordre... »

LENINE N’AVAIT PAS PREPARE UN GOUVERNEMENT PROLETARIEN

Pour Otto RUHLE, les difficultés et les obstacles étaient d’un importance secondaire et, si Lénine avait créé son système bolchévik pour un mouvement internationaliste des travailleurs et s’il avait eu la chance de pouvoir le mettre à l’épreuve dans le pays le plus développé du monde, avec son prolétariat industriel, « il est à parier à cent contre un qu’il aurait essuyé le même échec qu’en Russie.

« Car l’échec de la révolution russe, d’une révolution qui devait mettre un terme à l’exploitation, supprimer l’Etat, libérer les hommes dr leur destin de prolétaires et réaliser le socialisme, n’était pas conditionné par l’absence de révolution mondiale, les pêchés de la bureaucratie, ni par Staline.

« Il était uniquement conditionné par le système bolchévik...

« Lénine ne pensait qu’à l’avènement d’un gouvernement bourgeois de gauche contre lequel un prolétariat, instruit et dirigé par les bolchéviks, pourrait lutter.

« Il n’était préparé en aucune façon, ni pratiquement, ni théoriquement, à  ;un gouvernement prolétarien...!

« Rien n’est plus significatif dans ce sens que le fait qu’il ait écrit son livre L’Etat et la Révolution juste avant la lutte décisive, au moment même où se posait le problème de la révolution prolétarienne, au moment où pour ainsi dire il lui brûlait les doigts. »

LE POUVOIR DES SOVIETS AU RANG DES ACCESSOIRES

Lénine se trouva en conséquence placé subitement, de façon inattendue, devant le problème d’une nouvelle société socialiste que le système bolchévik devait créer de toutes pièces.

« Devant l’ampleur de la tâche, constate Otto RUHLE, l’insuffisance du système bolchévik éclata.

Ce qu’il entrepris dégénéra en soi-disant communisme de guerre qui n’avait de communisme que le nom.

« La réalisation de l’idée des soviets ayant échoué dans l’armée, leur suppression suivit progressivement dans l’administration, l’appareil d’Etat et dans tout l’édifice social et culturel.

« On procéda avec précaution, lenteur et ruse en voilant au mieux l’abandon, en masquant la déviation, d’abord pour tranquilliser sa propre mauvaise conscience et aussi pour ne pas réveiller la méfiance et la résistance des masses.

« La reconnaissance du système des soviets fut réaffirmée avec ostentation dans toutes les déclarations officielles.

« Et le pouvoir d’Etat ne se lassait pas de se déclarer pouvoir des soviets, alors que celui-ci avait été réduit depuis longtemps au rang des accessoires. »

LE PARTI A REPRIS A SON COMPTE LES TACHES DES SOVIETS

Pourtant le parti avait été l’aile marchante de la propagande et de l’expérience des soviets.

Et pourtant c’est lui qui les a minés de l’intérieur et finalement supprimés.

C’est lui qui a repris à son compte les tâches qu’il s’était fixées...

Otto RUHLE considère que « lorsque le prolétariat commença à participer au système électoral de la bourgeoisie et finit même à se tourner vers le parlementarisme, il n’avait pour ce faire aucun appareil propre.

« Aussi furent créé des unions électorales qui avec le temps prirent de plus en plus nettement le caractère de partis...

« Par conséquent, le mouvement socialiste de cette époque ne voyait aucunement l’intérêt de remplacer le parti par une autre forme d’organisation.

« D’ailleurs, plus le prolétariat déplaçait ses luttes vers le Parlement et considérait la politique sociale comme le véritable but de son action parlementaire, plus le parti lui semblait être l’instrument adapté de la représentation des masses... »

LES DERIVES BUREAUCRATIQUES

Otto RUHLE dénonce les dérives bureaucratiques d’un appareil construit sur le modèle de l’Etat bourgeois autoritaire, centralisé, opérant de haut en bas avec la séparation typique de ses membres en deux classes, dirigeants et dirigés.

« En s’organisant autour d’un parti, les bolchéviks ont prouvé qu’ils n’étaient pas conscients du caractère réactionnaire et bourgeois de cette forme d’organisation.

« En faisant du parti l’organe de l’appareil d’Etat, ils réintroduisent dans l’exercice et la représentation du pouvoir le principe autoritaire de classe.

« Le parti devient l’écueil sur lequel buta leur projet socialiste. »

L’ENORME ERREUR DE LENINE

Certes, le parti avait tout d’abord été conçu comme un organe d’élimination de l’Etat.

« Lénine exigeait, dit Otto RUHLE, que la bureaucratie soit dépouillée de son, caractère de « pouvoir privilégié »n étranger aux hommes, placé au-dessus des masses.

« Elle devait perdre son nimbe de « privilège supérieur » et faire des « fonctionnaires de simples exécutants des tâches qui leur étaient confiées. »

« Lénine était la victime de la croyance naïve qui distingue une bonne démocratie d’une mauvaise...

« C’était une énorme erreur...

« On est étonné de voir comment Lénine, qui comme personne d’autre pensait avoir compris l’essence de la dialectique, en fit un usage si erroné...

« Une fois entré dans le cercle diabolique de ses erreurs, le bolchévisme ne pouvait plus en sortir.

« A force de se duper et de se tromper soi-même, on fut amenén toute logique à tromper et à duper les masses déroutées. »

LE PEUPLE ESCLAVE DE LA DEMOCRATIE

« Les soviets, qui ne surent pas détruire l’Etat, furent donc détruits par lui.

« Au lieu de mettre la démocratie au service du peuple, c’est le peuple qui est devenu l’esclave de la bureaucratie.

« Un autre roi Midas changea tout l’or en poussière...

« Mais, au lieu d’avancer ouvertement et sans l’abandon des soviets, on a prétendu devant les masses russes et l’opinion mondiale que le « pouvoir des soviets » régnait en Russie, comme forme d’organisation censée correspondre au socialisme et en assurer le développement.

« Aujourd’hui encore le stalinisme continue à parler de « Russie soviétique », de « régime soviétique » et de « politique soviétique », alors que ces impudentes contre-vérités sont depuis longtemps un secret de polichinelle ? » ( texte écrit en 1939 )

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