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Didier Éribon. Retour à Reims.

« Réinscrire », nous dit l’auteur, « les trajectoires individuelles dans les déterminismes collectifs ». Didier Éribon affronte, avec courage et pudeur, le problème le plus important auquel l’individu doit faire face, celui de l’identité. Identité personnelle, identité dans et par rapport au(x) groupe(s). Qu’est-ce qu’être homosexuel, qu’est-ce qu’être fidèle à la gauche dans une famille qui a viré à droite et à l’extrême droite, qu’est-ce qu’être un prolo provincial qui monte à Paris ?

La grande force de ce livre, c’est de jouer constamment sur les deux tableaux du privé - voire de l’intime - et du collectif. Éribon part du principe que l’intime se situe toujours dans les lieux de notre classe sociale d’origine, dans une histoire et une géographie collectives. Cet essai nous rappelle que, sans être obsédé par les déterminismes, on vient toujours de quelque part. Coupe du monde oblige, une petite parenthèse sur Mandela : de sang royal xhosa, il n’était donc pas n’importe qui. Cela a dû compter, en particulier durant les longues années de son incarcération.

Éribon découvre, admet, s’étonne d’avoir tant écrit sur « la honte dans les processus de l’assujettissement et de la subjectivation » et de s’être fort peu intéressé à la honte sociale. Comme pour Michel Foucault, issu de la bourgeoisie provinciale aisée, il fut plus facile à Éribon d’écrire sur la honte sexuelle que sur la honte sociale. Raison pour laquelle il s’est plutôt pensé en termes d’adolescent gay et non de fils d’ouvrier, alors qu’il était issu de la frange la plus modeste de la classe ouvrière. Un de ses oncles fit de la prison pour vol et mourut clochard dans la rue. Menuisier, son grand-père mourut à 54 ans d’un cancer du fumeur. Sa grand-mère, femme de ménage, ne se remit pas, à 62 ans d’une mauvaise chute toute bête. Son père entra en usine avant l’âge de 14 ans. « L’usine était là pour lui, il était là pour elle. » Après des années, Éribon rougirait encore de honte quand il lui faudrait fournir un extrait d’acte de naissance portant la profession initiale de son père (manoeuvre) et celle de sa mère (femme de ménage).

Éribon explique pourquoi le schéma fantasmé de la famille française " officielle " (deux parents, deux enfants sous un même toit) fut bien peu en vigueur dans le prolétariat : ruptures, réorganisations, couples « à la colle », enfants de « plusieurs lits », des mariés habitants chacun de leur côté sans être divorcés. » Il explique donc pourquoi pouvaient coexister, dans les milieux populaires, des moeurs souples et une morale plutôt rigoriste.

Dans la famille d’Éribon enfant, on était « communiste ». Ce qui, précise-t-il, n’avait aucun rapport avec le désir de voir s’instaurer le régime en vigueur en URSS. Il s’agissait plutôt de se sentir ouvrier, d’avoir la force, individuelle et collective de s’opposer à l’exploitation. Il fallait être « pour l’ouvrier », donc contre ceux qui étaient « contre l’ouvrier ». A ses yeux, les choses ont bien changé : « le Parti » ne sert plus de référent, n’aide plus les travailleurs à se créer une existence politique et une identité culturelle.

Pourquoi, se demande Éribon, a-t-il pu renier sa famille et avoir honte d’elle ? Pourquoi a-t-il intériorisé les hiérarchies du monde social (se soumettre pour se sauver), alors qu’intellectuellement et politiquement il les combattait ? Peut-être parce que, comme bien des militants de sa génération, il est devenu un dinosaure. Ainsi, il n’a toujours pas compris pour quelles raisons la pénibilité du travail et « les slogans qui servaient à la dénoncer - " A bas les cadences infernales " - ont pu disparaître des discours de la gauche et de sa perception même du monde social, alors que ce sont les réalités les plus concrètes des existences individuelles qui sont en jeu : la santé par exemple. »

Son engagement à la gauche de la gauche finit par se retourner contre lui : « Mon marxisme de jeunesse constitua pour moi le vecteur d’une désidentification sociale : exalter la " classe ouvrière " pour mieux m’éloigner des ouvriers réels. » Il lui sembla que, plus il avait conscience d’appartenir à une classe bien définie, moins cette même classe avait conscience d’elle-même en tant que classe. Et puis il y eut le divorce intellectuel - quand il n’était pas affectif - dû à son ascension. L’aveu est dramatique : « Premier de ma famille à m’engager sur la voie d’une trajectoire ascendante, je ne fus guère enclin, adolescent, à vouloir comprendre ce qu’étaient mes parents, encore moins à essayer de me réapproprier politiquement la vérité de leur existence. Mais, comme l’a dit Bourdieu, la famille n’est pas une donnée stable, mais un ensemble de stratégies. »

Enfin, il y eut le non-dit, ou le presque-pas-dit, de l’homosexualité. Entendre sa propre mère évoquer « les gens comme toi », se voir déprécier, mis à distance, cibler, stigmatiser par ses proches fut un frein à la constitution et à l’affirmation de sa personnalité. Et ce n’est malheureusement pas dans la politique qu’Éribon put se retrouver en communion de pensée avec les siens. Comment sa famille put-elle accorder ses suffrages à l’extrême droite et à la droite (deux des frères de l’auteur votent désormais à droite après avoir été de fidèles soutiens du Front national.) ? Quelle fut la part de la gauche institutionnelle dans cette dérive ? Au sein du personnel politique et intellectuel qui prétend offrir une " alternative " à la droite, on ne parle plus d’exploitation et de résistance mais de " modernisation nécessaire " et de " refondation sociale " ; plus de rapports de classes, mais de " vivre-ensemble " ; plus de destins sociaux mais de " responsabilité individuelle ". L’exaltation du " sujet autonome ", explique l’auteur, « a débouché sur la disparition de l’idée de groupes sociaux, de classes, et a ainsi justifié le démantèlement de la protection sociale au nom d’une nécessaire individualisation du droit du travail et des systèmes de solidarité et de redistribution. » A Hénin-Beaumont comme ailleurs (http://blogbernardgensane.blogs.nouvelobs.com/archive/2009/07/06/henin.html#more), les plus défavorisés se sont tournés vers la formation qui, au niveau du discours, se préoccupaient d’eux, leur parlaient, mettaient des mots sur leur expérience. Éribon oppose fortement le vote ouvrier communiste au recours frontiste : dans le premier cas, « c’était affirmer fièrement une identité de classe ; voter FN, c’est défendre en silence ce qu’il reste d’une identité désormais ignorée, méprisée par des hiérarques issus de l’ENA. » La gauche officielle (surtout le PS) a gommé de son vocabulaire les mots travailleur, classe, grève, prolétaire, peuple, au point que, lors de la campagne de 2002, Pierre Mauroy (ancien élève de l’école normale d’apprentissage de Cachan) devra rappeler à ses camarades que " travailleur " n’était pas un gros mot. Aujourd’hui, les travailleurs qui votent à droite se trompent de cible en opposant les " Français " aux " étrangers " au lieu d’opposer les " ouvriers " aux " bourgeois ". Voter communiste, c’était dépasser ce que chacun était sériellement (Sartre) ; voter FN revient à produire une somme de préjugés que ce parti met en forme dans un programme politique apparemment cohérent. En 2007, Sarkozy l’emporta parce qu’il avait rallié des électeurs du FN, mais aussi parce que, contrairement à la gauche, il avait su organiser l’espace où se forment les questionnements, les désirs, les énergies.

Selon Éribon, le pouvoir de la classe dominante s’est affirmé sans jamais céder un pouce. Est-il possible, demande-t-il, de « parler d’une guerre implacable menée par les classes dominantes contre les classes populaires en général ? La situation des ghettos urbains montre comment on traite certaines catégories de la population, comment on les repousse aux marges de la vie sociale et politique, comment on les réduit à la pauvreté, à l’absence d’avenir. » Les classes populaires sont rejetées plus loin chaque jour, y compris lorsqu’elle sont leurrées par le mythe de la démocratisation. Lorsque ces classes accèdent à des positions dont elles étaient exclues (même chose pour les femmes quand elles deviennent juges ou professeurs d’université), ces positions « ont perdu la place et la valeur qu’elles avaient dans un état antérieur du système. » L’écart entre les dominants et les dominés (la « translation de la structure » selon Bourdieu) demeure le même.

Comme étudiant de philo, lecteur compulsif de Sartre, Lucien Goldmann, Karl Korsch (ce grand théoricien du "communisme de conseils"), Éribon dut se coltiner des professeurs rémois particulièrement réactionnaires, tel Ivan Gobry, père de neuf enfants, co-auteur d’Un crime, l’avortement, couronné par l’Académie des sciences morales et politiques. Mai 68, la critique sociale n’ont jamais perturbé le ronron de ce département d’université. Difficile pour un étudiant qui se situait intellectuellement dans un triangle dont les côtés étaient Sartre, Foucault et Bourdieu).

Éribon s’est efforcé de suivre cette ligne de conduite magnifiquement exprimée par Sartre dans son Saint Genet, comédien et martyr : « L’important, c’est ce que nous faisons de ce qu’on a fait de nous. » Ce fut ardu car il dut à la fois devenir ce qu’il était et rejeter ce qu’il aurait dû être.

Bernard GENSANE

EN COMPLEMENT : Site personnel de Didier Eribon
http://didiereribon.blogspot.com/2009/09/retour-reims_1946.html


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Hélène Berr. Journal. Paris, Tallandier, 2008.
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