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Guatemala : Jacobo Arbenz, le digne humaniste.

Figures d’Amérique Latine [1]

Le Courrier, samedi 19 Août 2006.

Militaire et homme de gauche d’origine suisse, Jacobo Arbenz mena une politique de vraies réformes démocratiques au Guatemala. Se heurtant aux intérêts de l’oligarchie et des USA, il fut renversé en 1954.

Aujourd’hui terre d’immigration, la Suisse a longtemps été un pays d’émigrants. Dans les Amériques, les communautés helvétiques furent importantes, surtout aux Etats-Unis, mais aussi dans le Cône Sud (notamment l’Argentine). Ailleurs elles furent minoritaires, voire insignifiantes. Et c’est dans une de ces nations méconnues qu’est né Jacobo Arbenz Guzmán, considéré comme le meilleur président et le martyr du Guatemala démocratique.

Né le 14 septembre 1913 dans la ville de Quezaltenango, Jacobo est le fils d’un Zurichois d’Andelfingen et d’une Guatémaltèque ladino (métisse). Son père pharmacien connaît des difficultés financières et se suicide. Marqué à vie, Jacobo poursuit ses études grâce à une bourse. Élève brillant, appliqué, sérieux, il endosse la carrière des armes et termine premier du Polytechnique, où ce colonel enseigne l’histoire militaire et latino-américaine.

Mais depuis 1931, le Guatemala vit sous la coupe du général Ubico. Dictateur omnipotent, « le Napoléon des Caraïbes » réprime l’agitation et interdit le mot « ouvrier ». Confinée dans un état voisin du servage, la majorité indienne maya est misérable tandis que les grands propriétaires terriens possèdent l’écrasante majorité des terres. Cette oligarchie puissante règne sur le reste du pays ladino partagé entre petite paysannerie et classes urbaines. Le Guatemala profond ne vit pas : il survit.

Ulcéré par un parlement fantôme et l’absence d’opposition légale, Arbenz sait aussi le poids de l’United Fruit Company (UFCO). Véritable Etat dans l’Etat depuis la fin du XIXe siècle, la Frutera monopolise l’exploitation de la banane et du café. Richissime, tentaculaire, l’entreprise étasunienne détient les infrastructures du pays et pèse sur sa politique avec l’appui oligarchique.


Élu avec une large majorité, Arbenz veut faire du Guatemala une nation moderne.

Les années trente marquent l’apogée de cette ère d’iniquité. Mais avec la crise internationale, Ubico, admirateur de l’Axe, est contraint d’entrer en guerre aux côtés des Alliés. La contestation montre le bout de son nez au rythme des victoires antifascistes. Juin 1944 : grèves et manifestations de professeurs et d’étudiants pressent le tyran. Le Guatemala bénéfice enfin de la politique de bon voisinage du président Roosevelt. Ubico se retire sur la pointe des pieds mais son successeur, le général Ponce, perpétue le même système.

La révolte couve. Arbenz contacte des conjurés depuis le Salvador (pays de sa riche épouse Maria Vilanova), où il se cache. Dans la nuit du 20 octobre 1944, au cri de « constitución y democracia », une insurrection d’officiers et d’étudiants réussit (révolution d’octobre). Un triumvirat de deux militaires (Arbenz, Arana) et d’un civil (Toriello) prépare les premières élections libres du Guatemala, qui exulte.

De retour d’exil, Juan José Arévalo est élu président. Philosophe, ce professeur de pédagogie croit en un « socialisme spiritualiste », des réformes pondérées et une nouvelle Constitution progressiste inspirée du Mexique. Nommé ministre de la Défense, Arbenz s’oppose à la hargne des relais militaires de l’oligarchie terrienne. Il déjoue vingt-huit complots mineurs, y compris celui, important et énigmatique, d’Arana, devenu chef des armées. Juin 1949 : les conjurés sont arrêtés ou exécutés. Les possédants doivent désormais trouver de l’aide plus au nord.

Pour la présidentielle de novembre 1950, Jacobo Arbenz est le candidat de l’Unidad nacional, un agrégat de partis du centre et de gauche porté par la jeunesse, l’armée, les classes moyennes et populaires. Élu avec une large majorité, il veut faire du Guatemala une nation moderne, économiquement indépendante et politiquement souveraine. Doté d’accents révolutionnaires, son gouvernement est clairement démocratique, réformateur et patriotique.

Son oeuvre maître est le problème structurel du Guatemala : le partage de la terre. Juin 1952, il promulgue le décret 900 : la réforme agraire s’en prend aux terrains inoccupés de plus de 270 hectares, objets des spéculations des latifundiaires qui exigent un montant démesuré au lieu d’une indemnisation équitable. Parallèlement, il construit routes, chemins de fer et un port sur la côte caraïbe. Des infrastructures modernes publiques, une industrialisation adaptée et une répartition équitable des richesses permettent le développement du Guatemala, tandis que la politique sociale (salaire minimum, embryon de sécurité sociale, droit du travail) et éducative croit en proportion. Même le peuple maya, mis en valeur, commence à relever la tête.

Mais la concurrence avec la Frutera (UFCO) est rude, ce d’autant qu’en 1953, Arbenz, soutenu par un parlement pluriel et de vives organisations paysannes et syndicales (qu’il encourage avec libéralisme), étend sa politique agrarienne aux terres de la multinationale. En tout, 2,5 millions d’hectares sont distribués pacifiquement à 100000 familles, parfois avec quelques débordements, mais l’ordre et la loi demeurent. Le labeur gouvernemental porte ses fruits. Il va récolter en revanche la colère de la Maison-Blanche...

Au sein de l’administration républicaine d’Eisenhower, les liens avec l’UFCO sont incestueux. Les frères John et Allen Dulles, respectivement secrétaire d’Etat et directeur de la CIA, sont de fidèles amis des intérêts de la Frutera. Et les défenseurs ou les actionnaires de l’UFCO font bloc avec les partisans de la domination US en Amérique centrale.

En pleine guerre de Corée, les USA maccarthystes voient rouge. Accusé d’être une tête de pont communiste en Amérique, Arbenz légalise et s’appuie, parmi d’autres forces, sur le Parti communiste guatémaltèque (PGT) : il devient « Red Jacobo » dans les médias étasuniens. Dirigé par Fortuny (son fidèle ami et conseiller), l’actif PGT est néanmoins réformiste, minoritaire au gouvernement et sans liens avec Moscou. Qu’importe : une propagande importante et une désinformation efficace se déverse peu à peu sur le Guatemala. Automne 1953 : l’ambassadeur de choc John Peurifoy est chargé de soudoyer l’armée et de semer le trouble. De leur côté, l’Eglise locale et l’oligarchie lancent une croisade anticommuniste.

Toriello, la voix d’Arbenz à l’ONU, s’époumone. En vain.

Le pays se divise, des rumeurs circulent. Arbenz apporte des preuves des activités tortueuses de la CIA. Sans succès. Lors de la conférence de l’Organisation des Etats Américains à Caracas (OEA, mars 1954), une résolution anticommuniste est votée : la menace se précise, la tension monte. Elle atteint des sommets en mai lorsque le Guatemala, isolé, achète des armes à la Tchécoslovaquie.

Du Honduras, où elle s’entraîna, une petite armée de guatémaltèques et de mercenaires US profite du prétexte. L’opération « PB Success » débute le 17 juin 1954. Des bombes touchent la capitale. Il y a peu de combats, sur lesquels planent l’incertitude, et énormément de propagande orchestrée par la CIA, notamment grâce à une certaine Radio Liberacion. L’offensive psychologique a des effets paralysants massifs, tandis que les officiers de l’armée régulière refusent le combat. Toriello, la voix d’Arbenz à l’ONU, s’époumone. En vain. Seuls le Mexique, le Costa Rica et l’Argentine sauvent l’honneur en votant contre l’agression US.

Arbenz, lui, hésite à armer le peuple. Économe du sang versé, il craint la guerre civile. Démoralisé, il quitte la Palais national le 27 juin, croyant que seul son départ calmera l’invasion. Hélas non. Réfugié à l’ambassade du Mexique, il part de son pays comme il a toujours été -digne, calme et droit-, alors qu’on l’humilie à l’aéroport. Rejeté de partout, il est désormais contraint à un douloureux exil.

Le Mexique le presse de partir. En Suisse, ce lointain cousin est une attraction exotique suspecte. La France le prive de parole. Les pays de l’Est (Tchécoslovaquie, URSS) et la Chine se débarrassent de ce réfugié non conforme à leurs plans. A Cuba, la victime de l’impérialisme US est saluée (Che Guevara se radicalisa nettement au Guatemala) mais méprisée : ce démocrate devenu membre du PGT réprouve la mainmise du rouge caudillo Fidel Castro. Et on le calomnie en Uruguay.

Considéré comme un homme du passé, blessé par le suicide de sa fille Arabella en 1965, Arbenz s’enferme alors sur lui-même, méditant sur sa destinée. Il vit reclus à Pully (1967-69), puis à Mexico. Le 27 janvier 1971, il est retrouvé noyé dans sa baignoire. Raison officielle : suicide. Mais aucune autopsie ne fut autorisée... Enterré au Salvador en catimini, son corps est finalement rapatrié au Guatemala en 1995, où il est accueilli par les « viva ! » d’une foule nombreuse et admirative qui peut enfin l’honorer.

La guerre éternelle

Longtemps connu comme le pays de la « tyrannie éternelle », le Guatemala vécut dix années de liberté, de progrès social et de réelle démocratie de 1944 à 1954. Baptisée « le printemps du Guatemala », cette époque ressemble à une parenthèse dorée, symbolisée par Jacobo Arbenz, tel le splendide oiseau national -le quetzal- qui meurt en captivité.

Arbenz a en effet magnifié un régime foncièrement réformateur. Conciliant le capitalisme aux besoins ruraux, ce militaire en habit civil mena une politique sociale et patriotique, « troisième voie » tempérée qualifiée par certains de populisme nationaliste, par d’autres de (trop) modérée -mais un défi de taille pour un pays archaïque et inégalitaire qui, dans ses profondeurs, acclama ce projet. A l’écoute des analyses marxistes et pro-occidental sans être inféodé aux USA, le désir d’indépendance « révolutionnaire » d’Arbenz n’eut rien d’extrémiste ou de démagogique -mais tout de volontaire.
A mi-chemin du souverainisme de Lázaro Cárdenas et de l’humanisme de Salvador Allende, il partage avec le premier un voisinage de gauche et avec le second le destin tragique d’icône martyre de la démocratie latino-américaine. Car la chute d’Arbenz marque le coup d’envoi d’une guerre froide continentale faite de coups bas et de coups d’Etats.

Adoubé par Peurifoy, Castillo Armas, le chef des soudards pro-US, abolit d’emblée toutes les mesures prises depuis 1944 et lance une chasse aux sorcières. Assassiné en 1957 (peut-être en raison de quelques velléités), il laisse une dictature solide. Mais en novembre 1960, de jeunes officiers admirateurs d’Arbenz se soulèvent contre les anticastristes qui préparent le débarquement de la baie des Cochons sur sol guatémaltèque...

Divisées voire opposées (castriste, prochinoise, trotskiste, PGT, qui ne se regroupent qu’en 1982), des guérillas radicalisées émergent de cette insurrection ratée. Le spectre d’un « Vietnam centre-américain » hante un temps Washington, mais les élèves guatémaltèques surpassent leurs formateurs US : leur impitoyable cruauté n’aura d’égale que celle des militaires indonésiens.

Les années septante plongent le pays dans une guerre civile sans fin. Aux embuscades et assassinats ciblés des guérillas répondent les escadrons de la mort et une répression aveugle (villages rasés, exécutions indiscriminées, napalm...). Les civils, paysans et Mayas, sont les victimes majoritaires. La gauche lacérée, les bouchers galonnés s’enchaînent au gré de coups d’Etats et de juntes d’extrême droite. Le pire est atteint par le général Rios Montt (1982-83). Membre de l’Église du Verbe (des fondamentalistes pentecôtistes californiens) et loué par Reagan, il commet des atrocités massives au nom d’un anticommunisme halluciné.

Le Guatemala connaît la paix bien après le reste de l’Amérique centrale, en décembre 1996... Meurtri par une culture de la violence et de la terreur, les déplacements de population et 200000 morts (dont un quart de disparus), il a enduré la plus longue (36 ans) et plus meurtrière de toutes les guerres d’Amérique latine de la guerre froide (la moins médiatisée aussi). Les militaires, impunis, se reconvertissent, certains dans le crime organisé (dont l’inquiétant phénomène des Maras), tandis que les sectes para-protestantes pullulent en profitant de la misère.

Thibaut Kaeser, historien.


- Source : Le Courrier de Genève www.lecourrier.ch

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L’histoire des "escadrons de la mort" guatémaltèques, par Robert Parry.

Le Guatemala communiste n’existait que pour la CIA / La longue défaite de la justice, A.Maltais, C. Rolin - Amnesty International.

- Photo 2 : Jacobo Arbenz, 1er Mai 1954, dernier grand discours publique. Archivo Prensa Libre.


[1Cet été, Le Courrier élargit son horizon grâce à un voyage en huit étapes (aujourd’hui la septième) à travers l’histoire de l’Amérique latine. Si le passé de ce vaste et riche continent fut souvent marqué par l’injustice et la violence, des personnalités captivantes ont aussi tenté de lui conférer une réelle dignité. Certaines sont devenues des mythes ; d’autres, méconnues, ignorées, voire oubliées en Europe et ailleurs, restent célébrées outre-Atlantique. Du Rio Bravo à la Terre de Feu, Le Courrier choisit donc de se pencher sur ces figures positives, dont les portraits seront dressés comme autant de reflets et d’exemples d’une Amérique latine toujours en lutte.


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