Hergé, le père de Tintin se raconte

Hors série des Cahiers de la BD, Paris : 2020. 

 S’il y a un créateur qui a conçu un personnage qui ne lui ressemblait vraiment pas, c’est bien Hergé. Tintin, c’est non seulement une version supérieure de lui-même, mais aussi une projection fantasmée et idéalisée : « Tintin est certainement né de mon désir inconscient d’être parfait, d’être un héros », disait le créateur. Heureusement pour nous les enfants de 7 à 77 ans, celui qui fut sa vie durant un être dépressif, bourré de contradictions, a créé un personnage lisse, plein d’allant, sans réels problèmes, avec un visage qui n’en était pas un (son visage est un masque disait Hergé), sans aucune appétence pour l’alcool, sans sexualité alors que celle de son créateur dut enchanter les psys qu’il consulta. Les relations d’Hergé avec les femmes furent placées – nous rappellent les auteurs de cet ouvrage – sous le double signe de l’infantilisme, l’impossibilité de comprendre son rapport profond à sa mère, et du mythe de la petite fille. Et nous devons toujours garder en mémoire que le père d’Hergé était le fruit d’une union illégitime entre une servante et un comte chez les parents duquel travaillait la domestique. Certains évoquèrent même un géniteur dans la famille royale.

Contrairement à Tintin sans cesse en mouvement, Hergé ne quitta guère Bruxelles, ce qui ne l’empêcha pas d’imaginer et de recréer le monde comme peu de dessinateurs surent le faire. Un peu comme Blaise Cendrars qui affirmait que l’important n’était pas qu’il se fût rendu dans les pays de ses reportages mais que nous ayons cru, en le lisant, qu’il y était allé…

Après son service militaire en 1927, son retour à Bruxelles fut marqué par sa rencontre avec l’abbé Wallez, son père d’adoption, la « rencontre de sa vie », selon ses dires. Un curé nationaliste, catholique, conservateur, réactionnaire et qui adhéra au nazisme en 1940. Il rencontra le Duce et l’admira éperdument. Il fut l’éminence noire de Léon Degrelle, négationniste après la guerre et nazi jusqu’à sa mort sous le chaud soleil de Malaga. Wallez rêva d’une Belgique qui se serait unie à la Rhénanie pour donner naissance à un État autoritaire au nord de l’Europe. Au début de sa carrière, Hergé voulut envoyer Tintin en Amérique, mais l’abbé lui imposa la destination africaine pour faire l’apologie de la colonisation belge. L’abbé n’aimait pas les États-Unis réputés protestants, où la société était infectée par l’argent du capitalisme « judéo-américain ». De ce catholicisme, il ne restera rien. Dieu est absent des albums de Tintin, tout comme, à de rares exceptions près, la lumière du soleil (cherchez les ombres, il n’y en a guère).

En tant que créateur, Hergé ne venait bien sûr pas de nulle part. Ses influences furent Alain Saint-Ogan (Zig et Puce), son ami le sculpteur Tchang Tchong-jen, Benjamin Rabier (Gédéon, “ La Vache qui rit ”), Charlie Chaplin, Jerome K. Jerome, George McManus (La famille Illico), l’illustrateur René Vincent.

Bien que de droite toute sa vie, Hergé ne fut pas monolithique. Sous l’influence de son ami Tchang, il soutiendra la Chine contre le Japon, futur puissance due l’Axe. Il saura prendre le parti d’étudiants républicains espagnols lors d’une manifestation à Genève. Ses héros Quick et Flupke (pour lesquels Hergé eut toujours un petit faible) sauront défier l’autorité et se moquer des éditions Rex dirigées par Léon Degrelle. Tintin prendra la défense de Zorrino dans Le Temple du soleil et des romanichels dans Les Bijoux de la Castafiore. Ces romanichels qui lui tireront une des très rares larmes de sa saga. Mais au début de la guerre, Hergé se rangera du côté de ceux qui voulaient être « embochés », faire vivre la BD car la collaboration était un moindre mal. Après la guerre, Hergé sera quelque temps interdit de publication avant que son dossier soit classé sans suite par la Justice.

Enfant, Hergé fut très probablement violenté sexuellement par son oncle maternel. Dans les albums, on remarque une hantise du corps poilu : le savant délirant dans Le Manitoba ne répond plus, le premier Haddock à la barbe folle, le singe Ranko, le yéti. Sans parler de cette scène extraordinaire – rêvée – de viol (Le Crabe aux pinces d’or, p. 34) où un Haddock hirsute, aux dents terrifiantes, viole Tintin avec un tire-bouchon.

La mère d’Hergé meurt aliénée en 1946. Jusqu’en 1959, alors qu’il est en pleine gloire, il va vivre une longue période dépressive, interrompant, par exemple, la saga lunaire pendant un an.

Les retrouvailles avec Tchang, cinquante ans plus tard seront décevantes. Sculpteur, Tchang est toujours dans l’académisme alors qu’Hergé a abandonné le réalisme pour se tourner vers le non-figuratif. Il soutient le Tibet quand son ami lui explique que cette province est chinoise depuis 2 000 ans.

Á l’École de recherche graphique, Tchang montre ses œuvres. Hergé, atteint d’une leucémie, n’est pas là. Tchang fait admirer ses talents de calligraphe et se fend d’une délicieuse pirouette. Il lit ce que son pinceau a tracé : « Travail donne Travail et produit de la Patience. Patience donne Patience et produit de la Force. » Les spectateurs méditent ce proverbe chinois, jusqu’à ce que Tchang les surprenne par un : « C’est une pensée de Rodin. »

Devrais-je le cacher plus longtemps ? Je considère Hergé comme l’un des quatre ou cinq grands génies créatifs du XXe siècle, au niveau de Charlie Chaplin ou Picasso.

COMMENTAIRES  

30/12/2020 21:21 par legrandsoir

Je tiens pour un chef-d’oeuvre "Les bijoux de la Castafiore". Je le relis de temps à autre.
Qui m’a fait remarquer qu’en bas de chaque page des albums, la dernière vignette est faite pour vous obliger à tourner la page, et vite ? Vérifiez.
MV

30/12/2020 21:24 par Mehdi

un Haddock hirsute, aux dents terrifiantes, viole Tintin avec un tire-bouchon.

Humm... Interprétation (très) fantaisiste qui n’engage que vous Herr Doctor Sigmund, espèrons qu’elle n’a rien à voir avec votre vécu ????

30/12/2020 22:05 par Xiao Pignouf

@B. Gensane

Pourquoi le cacher ? Hergé a été pour beaucoup un passeur de rêves et d’aventures, planqué(e)s sous les couvertures. En Chine, j’ai pu trouver toute la collec’ des Tintin traduite en mandarin et l’offrir à ma fille qui ne parlait que cette langue à l’époque... Ah, Cendrars, un de mes auteurs favoris !

Bonne année, autant qu’elle puisse l’être en tout cas, à vous, à Maxime, à Viktor et Théo, à tous les commentateurs et commentatrices du GS !

30/12/2020 22:22 par Bernard Gensane

Á MV : Michel Serres pensait comme toi. C’est d’une très grand complexité. C’est la première BD de langue française qui aborde, en 1963, le problème de la communication.

31/12/2020 11:24 par André LACROIX

Merci pour ce portrait tout en nuances d’Hergé, ce grand artiste qui a réussi à utiliser ses contradictions comme terreau de création.

À propos de votre phrase : « Il soutient le Tibet quand son ami lui explique que cette province est chinoise depuis 2 000 ans », je me permets les remarques suivantes.

Quel qu’ait pu être l’avis d’Hergé sur la question tibétaine, en tout cas son œuvre Tintin au Tibet ne contredit en rien la version de son ami selon laquelle le Tibet est une province chinoise traditionnelle (sinon depuis 2 000 ans, au moins depuis le 13e siècle).

Alors que dans Le lotus bleu Hergé ne se privait pas de dénoncer l’agression japonaise, on ne trouve aucune allusion dans Tintin au Tibet à une soi-disant invasion chinoise. D’ailleurs toute l’histoire se passe au Népal…

De plus, alors que dans Le lotus bleu, son quatrième album, Hergé faisait preuve d’un grand respect de la culture chinoise, le regard qu’il porte sur les usages tibétains dans Tintin au Tibet, son dix-neuvième album, me paraît plutôt amusé, voire goguenard, sinon gentiment caricatural. Ainsi, p .21, quand le capitaine Haddock hésite, pour contourner le stupa, entre le sens des aiguilles d’une montre à la manière des Bouddhistes et l’autre sens comme chez les Bönpos, c’est subtilement assez comique. Comique aussi le moinillon qui a peur de Milou qu’il croit enragé (p. 46) et, « pas très sérieux » les petits moines qui jouent au cerf-volant (p. 48). Assez démythifiant aussi : les déités terribles du panthéon tibétain qualifiées de « joyeux drilles » par le capitaine Haddock (p. 47). Hergé a bien dû se marrer en se permettant des calembours bien belges, p. 44, comme « un paysan de Pôh-Priying », à savoir la commune flamande de Poperinge (anc. Poperinghe), ou « une taupe de Weï-Pyiong », à savoir la commune wallonne de Wépion.

Quant aux séances de lévitation de Foudre Bénie (pp. 44 et 50) que le capitaine Haddock, p. 51, traite de « père volant » et d’ « espèce d’ascenseur », il n’est pas sûr que ça ait plu et que ça plaise encore aux exilés indépendantistes, adeptes inconditionnels de l’Océan de Sagesse et « prisonniers de Shangri-la » (selon la formule de Donald S. Lopez), ni à tous les prêcheurs faussaires s’efforçant de présenter la religion tibétaine comme une sagesse laïque dont chacun pourrait faire son miel (voir Élisabeth Martens, La méditation de pleine conscience. L’envers du décor, Investig’Action, 2020).

En tout cas, Tintin au Tibet n’a rien à voir avec des bandes dessinées comme Le Bouddha d’Azur de Cosey ou Les Trois Yeux des Gardiens du Tao de Francq et Van Hamme, remplies de préjugés antichinois.

31/12/2020 17:50 par André LACROIX

Errata et addenda

Errata
Au temps pour moi. Il n’est pas exact de dire que toute l’histoire de Tintin au Tibet se passe au Népal, puisque, p. 22, après quelques jours de marche, le guide Tharkey montre une chaîne de montagne et dit : « Là derrière, Tibet !... » et que, p. 50, l’abbé du monastère de Khor-Biyong invite les rescapés de l’expédition à profiter d’une caravane en partance pour le Népal, ce qui montre bien qu’ils sont passés au Tibet. Évidemment il ne s’agit pas d’un roman historique ; si tel avait été le cas, il aurait fallu beaucoup plus qu’un jour pour franchir la barrière de l’Himalaya et la frontière sino-népalaise, et la redescente vers la vallée n’aurait pu se faire que du côté népalais et pas du côté tibétain comme dans l’histoire. Nous sommes donc ici dans une fiction présentant le Tibet comme un concentré mythique, hanté, tant du côté népalais que du côté tibétain, par les hurlements plaintifs du yéti.

Addenda
Ajouter aux calembours bien belges : le monastère de Khor-Biyong (p. 48) évoquant Corbion, un petit village du Luxembourg belge rattaché à la Ville de Bouillon, dans lequel a séjourné Paul Verlaine en 1885.

01/01/2021 09:37 par CAZA

Bonjour

LGS et B Gensane , agitateurs de méninges comme à leur habitude , m’ont donné l’envie d’en savoir plus .
Il y a beaucoup d’info sur Wikipedia et sur le site Tintin .com .
On apprend que Hergé est l’inventeur des bulles de BD ( les phylactères quoi ) et qu’il avait des remords concernant son album
anti Soviétique .
Il y a une analyse album par album du contexte historique et politique de sa création .

A l’an que ven que se sian pa mai que siguen pas mens disait mon grand père le soir du 31 .

04/01/2021 23:06 par Tanguy

J’aime bien Tintin*, moins l’auteur... Anti coco, antisémite, réactionnaire à souhait, désireux par dessus tout de "réussir"...

Deux trois mots mesurés sur Hergé : https://web.archive.org/web/20160306133010/http://www.resistances.be/tintin.html

Et, si l’on en croit Léon Degrelles (après son décès...), Tintin c’est lui :-)
https://archive.org/details/DegrelleLeonTintinMonCopain/page/n3/mode/2up

*Même si sa vision du monde n’est pas la mienne (cf. Tintin chez les Soviet, Tintin au Congo, représentation des Incas, etc.).

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