L’Amérique latine déclare son indépendance - Common Dreams.


Common Dreams, 3 octobre 2006.


Cinq siècles après la conquête européenne, l’Amérique latine recouvre son indépendance. La région, particulièrement dans le Cône sud -du Venezuela à l’Argentine-, rompt avec l’héritage de domination étrangère des siècles antérieurs et avec le type de relations sociales, cruelles et destructives, établies depuis lors.

Les mécanismes du contrôle impérial -l’intervention violente et l’oppression économique, expériences pas si lointaines dans la mémoire collective latino-américaine- perdent de leur efficacité, signe d’une évolution vers davantage d’indépendance. Washington est maintenant contraint de tolérer des gouvernements qui dans le passé auraient dû affronter des interventions ou à des représailles.

Partout dans la région un large éventail de mouvements populaires dynamiques jette les bases d’une démocratie réelle. Les populations indigènes, comme dans une redécouverte de leur héritage précolombien, sont de plus en plus actives et influentes, notamment en Bolivie et en Equateur. Ces développements sont en partie le résultat d’un phénomène que nous observons depuis quelques années en Amérique latine : les gouvernements sont en effet démocratiques d’un point de vue formel, cependant les citoyens ressentent une certaine désillusion vis-à -vis des institutions démocratiques et ils ont donc cherché à construire des systèmes démocratiques basés sur la participation populaire et non sur la domination des élites ou de l’étranger.

Une explication convaincante a été apportée par le politologue argentin Atilio Borón. Il a en effet fait observer que cette nouvelle vague de démocratisation avait coïncidé avec des « réformes » économiques demandées de l’étranger qui ont affaibli la démocratie effective. Dans un monde d’Etats-nations, il est vrai, par définition, que déclin de la souveraineté signifie déclin de la démocratie, et déclin de la marge de décision locale pour les politiques sociales et économiques. Les faits historiques montrent aussi que la perte de souveraineté a systématiquement mené à l’imposition de la libéralisation, bien entendu dans l’intérêt de ceux qui ont le pouvoir d’imposer ce régime économique et social.

Il est éclairant de comparer les dernières élections présidentielles dans le pays le plus riche du monde et dans les pays les plus pauvres de l’Amérique du sud. Lors de l’élection présidentielle états-unienne de 2004, les électeurs avaient le choix entre deux hommes nés dans la richesse et les privilèges, qui sont allés en cours dans la même université d’élite, qui ont fait partie de la même société secrète, où les jeunes gens sont préparés à intégrer la classe dirigeante ; et ils étaient en mesure de participer à l’élection parce qu’ils avaient, en gros, le soutien des mêmes puissants secteurs privés. Leurs programmes étaient similaires, conformes aux besoins de leurs bases : le monde de la richesse et des privilèges.

Voyons, au contraire, la Bolivie et l’élection d’Evo Morales en décembre dernier. Les électeurs étaient très au courant des thématiques, des sujets très importants, comme le contrôle de la nation sur le gaz naturel, ou sur d’autres ressources, propositions largement soutenues par la population. Les droits des indigènes, les droits des femmes, les droits à la terre et les droits à l’eau, telles étaient les thématiques politiques, parmi de nombreuses autres. La population a choisi une personne issue de ses propres rangs, et non un représentant d’un étroit secteur privilégié.

Ce nouveau surgissement pourrait permettre à l’Amérique latine de mettre un terme à ses graves problèmes internes. La région est bien connue pour la rapacité de ses classes aisées, par ailleurs complètement libres de toute responsabilité sociale. Les études comparées du développement économique de l’Amérique latine et de celui de l’Asie orientale sont très révélatrices sur ces questions. Sur la question de l’équité sociale, l’Amérique latine est proche du plus mauvais résultat à l’échelle mondiale, l’Asie orientale du meilleur. La même chose se passe pour l’éducation, la santé, et pour tout le social en général.

Les économies de l’Amérique latine ont également été davantage ouvertes à l’investissement étranger que l’Asie. La Banque mondiale rapporte que les investissements étrangers et les privatisations ont eu tendance à substituer les autres flux de capitaux en Amérique latine, transférant ainsi le contrôle de l’économie et envoyant les profits à l’étranger, à la différence de l’Asie. Par contre, les nouveaux plans socio-économiques en cours en Amérique latine modifient un schéma qui remonte à la conquête espagnole -avec des élites et des économies reliées aux puissances impériales, mais sans liens entre elles.

Evidemment ce changement est très mal perçu à Washington pour des raisons bien connues : Les Etats-Unis comptent sur une Amérique latine qui doit rester pour eux à la fois un fournisseur sûr de ressources et un marché qui offrent des opportunités aux investisseurs. Et comme les planificateurs l’ont longtemps signalé, si cet hémisphère échappe à tout contrôle comment les Etats-Unis peuvent-ils espérer confronter la défiance ailleurs ?

Noam Chomsky


- Source : Common Dreams www.commondreams.org

- Traduction : Numancia Martà­nez Poggi



Amérique Latine : Aujourd’hui celui qui est isolé c’est Bush, par Eduardo Cornejo Deacosta.

Amérique latine : La bipolarisation inévitable Raul Zibechi.


Noam Chomsky : L’Amérique latine et l’Asie se libèrent enfin de l’emprise de Washington.

A propos de la Colombie par Noam Chomsky.

Il n’y a pas de guerre contre le terrorisme, interview de Noam Chomsky, par Geov Parrish + treize articles de Noam Chomsky.

COMMENTAIRES  

07/11/2006 20:09 par Croa

Bonsoir,

Tu as écrit : « Washington est maintenant contraint de tolérer des gouvernements qui dans le passé auraient dû affronter des interventions ou à des représailles. »

Mais je ne trouve pas dans ton texte, ni ailleurs, une démonstration preuves à l’appuis, voire de simples arguments convaincants de cette affirmation.

Nous pouvons donc encore craindre une réaction méchante de leur part.

Il se peut aussi que les américains deviennent plus tolérants ?

Peut-être aussi que l’Amérique Latine a moins d’importance pour eux qu’autrefois ?

En espérant donc que ça dure !

08/11/2006 01:22 par Anonyme

Non, l’Amérique latine est tout aussi importante, peut-être même plus qu’avant, pour les Etats-Unis : c’est la base de leur puissance impériale ; si les Etats-Unis perdent l’Amérique latine, leur empire s’écroule.

Bien sûr que les Etats-Unis essayeront tout leur possible pour renverser la vapeur ; mais le rapport de forces est fondamentalement différent.
Les Etats-Unis voudraient pouvoir envahir le Vénézuela, faire des coups d’Etat, etc. mais, tout simplement, ils n’en ont plus les moyens ; ils n’ont pas les moyens de faire face aux consequences qui en decouleraient.

08/11/2006 01:42 par Jc

D’abord j’aimerais confirmer les dires de Chomsky au sujet de l’élection bolivienne : j’étais sur place pendant cette période, et le niveau de conscience des gens m’a incroyablement surpris, de même que la volonté de beaucoup de personnes de venir spontanément parler à l’européen qui passe par là pour discuter politique.

Concernant la phrase sur la supposée tolérance de Washington, Croa, je ne crois pas que la tolérance soit le premier mot qui vienne à l’esprit quand on pense à l’administration Bush. Note "Washington est maintenant contraint de tolérer". En fait il faut bien comprendre qu’il est difficile d’être en guerre ouverte avec le monde entier en même temps, logistiquement et aussi si on espère garder un minimum de crédibilité (c’est déjà mal barré sans toucher à l’Amérique du Sud). Mais les manoeuvres de déstabilisation ne manquent pas : il suffit de regarder la tentative de coup d’Etat au Venezuela (voir le docu The Revolution will not be televised), ou dans l’actualité la plus récente les élections au Nicaragua de ce week-end (voir le lien joint). D’ailleurs je crois me souvenir qu’une cellule spéciale a été créée à la CIA qui traite du "cas" Venezuela-Cuba. Oui ils les ont mis ensemble, histoire de bien faire comprendre aux gentils étasuniens que c’est la même chose, et bénéficier au passage de la haine contre Cuba si patiemment construite.

(à ce propos j’ai entendu parler d’un livre que je n’ai pas encore lu parce qu’il est en train de voyager jusqu’à ma boîte aux lettres mais qui je pense pourrait intéresser des gens : Code Chavez, d’Eva Golinger, sur l’implication de la CIA au Venezuela)

A part ça je ne partage pas trop le point de vue présenté dans l’article selon lequel ces changements qu’on observe aujourd’hui sont le résultat d’une perte de démocratie due grosso modo à la mondialisation (peut-être que ça pourrait s’appliquer aux pays de l’UE par contre, mais bref). Mon point de vue est peut-être biaisé par le fait que je vive au Chili, mais ici tout du moins la volonté de construire une société un peu moins injuste ne date pas d’hier. Et la perte de démocratie elle remonte à 1973. Aujourd’hui les gens découvrent doucement qu’ils peuvent critiquer le gouvernement sans finir torturés, ce qui prend un certain temps (j’étais très étonné au début de constater le niveau de secret toujours entretenu par certains mouvements d’extrême gauche). Bref mon sentiment est que la révolte a lieu aujourd’hui et pas avant parce qu’avant elle se faisait mater plus efficacement.

(Commentaires désactivés)