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L’impact destructeur des violences policières

Perte de l’estime de soi, manque de confiance dans les institutions… les violences illégitimes, au-delà des seules conséquences physiques, sapent la cohésion sociale.

Pas un jour ne passe sans qu’Alain (1) se souvienne de son agression, il y a neuf mois. Les douleurs sont quotidiennes : fissures au niveau des ménisques, élongation des ligaments et il doit encore subir, prochainement, deux opérations chirurgicales. La particularité de cette agression ? Elle a été commise par des CRS, lors d’une manifestation contre la loi travail, au printemps dernier. Alain est violemment plaqué au sol, prend le poids des quatre agents sur le corps, avant d’être roué de coups. La médecine judiciaire lui prescrit vingt jours d’incapacité totale de travail (ITT). « Le chirurgien m’a dit que j’aurai mal toute ma vie, poursuit le syndicaliste quadragénaire. Je ne peux plus m’occuper de mes enfants comme avant. Ce n’est pas moi qui leur ai appris à faire du vélo, je ne peux plus les emmener à l’école. Comme ils ne comprenaient pas, on a fini par leur dire la vérité, que leur père avait été agressé par des policiers. Maintenant, ils en ont peur. » Quant à la famille, aux amis et aux collègues, il a fallu contrer la suspicion persistante : « Quand je montre la vidéo des faits, on me dit : “Ah, mais c’est vrai, tu n’avais vraiment rien fait ! ” Finalement, tout le monde pense que la police devait avoir une bonne raison de me frapper. »

Quelles sont les conséquences des violences policières sur leurs victimes ? Difficile de le savoir tant les études françaises sur le sujet manquent. « Il y a beaucoup de discours sur les victimes en France, mais, paradoxalement, cette victimation n’est pas étudiée », confirme le sociologue Laurent Mucchielli. Dans ses enquêtes locales sur le sentiment d’insécurité, il a lui-même ajouté une question : « Avez-vous été victime d’une violence verbale ou physique de la part d’un représentant d’une institution ? » « La statistique est faible, mais reste plus élevée dans les quartiers pauvres, poursuit le directeur de recherche au CNRS. Surtout, on se rend compte que cette violence institutionnelle devient, pour ces victimes, un facteur supplémentaire d’insécurité. » Une enquête réalisée dans la région marseillaise en décembre 2014 démontre, par exemple, que les victimes de violences institutionnelles (« essentiellement verbale et dont l’auteur est, une fois sur deux, un représentant des forces de l’ordre ») ont « cinq fois plus de risque d’avoir peur au domicile que les non-victimes ».

Un pôle juridique mis à disposition des victimes et de leur famille

Pour tenter de combler ce champ de recherche non exploité, des familles de victimes ouvriront, dans quelques semaines, l’Observatoire national des violences policières. Un site Internet pour recenser et cartographier les contrôles au faciès, violences et crimes policiers. « Ces données nous donneront la possibilité de produire un vrai travail de recherche avec des rapports annuels, espère Amal Bentounsi, fondatrice du collectif Urgence notre police assassine. Nous pourrons aussi avoir un suivi des affaires, avec le nombre de policiers condamnés ou relaxés. » Un pôle juridique sera mis à disposition des victimes et de leur famille. L’objectif final étant de « sensibiliser l’opinion publique pour peser en termes de contestation », poursuit Amal Bentounsi.

C’est aussi pour tenter de contrer l’opacité criante des autorités sur le sujet que, il y a un an, l’Action des chrétiens pour l’abolition de la torture (Acat) rendait public un rapport très documenté sur les violences policières. Outre la dangerosité de certaines armes intermédiaires (les Flash-Ball et LBD40 sont à eux seuls responsables d’un décès et de 43 blessés graves, dont 21 personnes énucléées ou ayant perdu la vue), l’Acat y dénonçait les rares et faibles condamnations prononcées par la justice. Ainsi, Alain, malgré ses vingt jours d’ITT, a vu sa plainte contre X classée sans suite par le parquet de Paris. Non seulement son statut de victime n’a pas été reconnu, mais la charge de la preuve est inversée : poursuivi pour rébellion, il doit désormais prouver qu’il a subi une violence illégitime et disproportionnée... « À chaque fois qu’ils sont poursuivis, les policiers portent plainte pour outrage ou rébellion, explique-t-il. Donc, je me retrouve pris dans des procédures judiciaires longues et compliquées, où mes agresseurs sont les présumées victimes et moi, en position d’accusé. » Plusieurs fois reporté, son procès devrait se tenir dans trois mois.

Pour Aline Daillère, responsable police-justice de l’Acat, la particularité des violences policières est ce « deuxième choc psychologique ». Il arrive plusieurs mois après « le premier choc de la perte d’une partie de soi ou d’un proche », lorsque les victimes se rendent compte de la difficulté des poursuites judiciaires contre les policiers impliqués dans des actes violents. « Si vous rencontrez une victime ou une famille de victime peu de temps après les faits, elles disent toutes : “Faisons confiance à la justice.” Quand vous les revoyez plusieurs mois après, elles sont dégoûtées et ne croient plus aux institutions », poursuit Aline Daillère, pour qui ce deuxième choc « vient redoubler le premier de façon exponentielle ». Sans doute, cette désillusion explique-t-elle aussi le militantisme important des victimes et de leur famille dans la lutte pour la reconnaissance des violences policières. « À chaque victime, un collectif se monte, confirme Aline Daillère. Il y en a tellement qu’on ne peut pas les recenser. Et depuis peu, ces collectifs ont commencé à se construire en réseau pour se soutenir. »

à la limite de l’agression sexuelle

Amal Bentounsi, sœur d’Amine Bentounsi tué d’une balle dans le dos par un policier le 21 avril 2012, connaît ce combat par cœur : « C’est la double peine, en plus de perdre un être cher, on doit se battre pour obtenir justice. » Cinq ans d’une lutte à bras le corps pour que le gardien de la paix Damien Saboundjian, relaxé en première instance en janvier 2016, soit enfin reconnu coupable. Le 10 mars dernier, lorsqu’elle a entendu le verdict de la cour d’appel de Paris – cinq ans de prison avec sursis –, Amal a enfin soufflé, malgré cette condamnation « en demi-teinte » : « Pour la première fois en cinq ans, mon corps s’est relâché. Mon frère était enfin reconnu comme victime. » Depuis des années, cette mère de famille, qui a fait de son combat une lutte à plein temps, répète le même discours : « L’impunité crée des monstres. » Elle cite un exemple : « Ali Rezgui, tué d’une balle par un policier », en 2000. À ses côtés se trouvait son meilleur ami, Amedy Coulibaly. Le futur terroriste avait 18 ans.

Sans aller jusqu’au crime, les violences du quotidien, tels les contrôles au faciès, peuvent aussi avoir des conséquences dramatiques. Pour l’avocat Slim Ben Achour, qui a récemment obtenu la condamnation de l’État devant la Cour de cassation pour ces « contrôles d’identité discriminatoires », c’est toute la cohésion nationale qui pâtit de ces pratiques généralisées. « Les contrôles au faciès entravent considérablement le développement de ces jeunes, ils sapent leur estime de soi et compliquent considérablement leurs rapports au monde adulte. » Parfois, dès 12 - 13 ans, en région parisienne, les jeunes qui grandissent dans les quartiers populaires subissent ces contrôles plusieurs fois par jour. « Ce n’est pas simplement : “Montrez-moi vos papiers !” précise Amal Bentounsi, il y aussi les palpations génitales qui sont parfois à la limite de l’agression sexuelle et aussi les insultes et les humiliations. » Ces palpations génitales ont aussi un impact. « Elles sont souvent un moment d’humiliation, confirme Me Slim Ben Achour. Un flic va dire à un jeune qu’il a une érection devant ses copains, par exemple. Et elles sont aussi l’occasion d’insultes homophobes. Tout cela n’est pas sans conséquences à l’âge où la sexualité est encore inexistante ou pas encore fixée. »

Pour Laurent Mucchielli, ces contrôles au faciès « fabriquent du ressentiment au quotidien qui explose au moment des émeutes ». Ils créent un sentiment d’injustice – « pourquoi suis-je contrôlé et pas les autres ? » – qui « cristallise la colère contre les policiers », poursuit le sociologue. D’autant plus que, lors de ces contrôles, « le discours de haine est une constante », d’après Me Slim Ben Achour. « Le gamin est considéré comme un animal, dénonce l’avocat. Quand vous entendez ça plusieurs fois par jour de la part d’un adulte dépositaire de l’autorité publique, vous avez intérêt à être bien entouré pour vous en sortir et croire en votre destinée. C’est une certitude pour moi que certains ont commencé un parcours de délinquance à cause de ces contrôles d’identité. Un adulte en uniforme leur répète plusieurs fois par jour qu’ils ne sont que de la racaille, ils rentrent dans le rôle. » Et l’avocat de conclure : « Ces pratiques sont inefficaces, coûtent cher et créent des bombes à retardement. »

Marie Barbier

(1) Le prénom a été modifié.

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