En effet, cette instance, a été envisagée dans sa composition, sur la base du même principe, celui de de "personnalités nationales compétentes et crédibles, ayant la confiance du peuple" , dont on voit, désormais, qu’il n’est qu’une vue de l’esprit et inapplicable dans les conditions actuelles.
Il ne reste plus alors, au fur et à mesure que la situation évolue, que les élections comme sortie démocratique de la crise. La raison en est simple : il n’y a que les élections qui peuvent résoudre la question que nous avons à résoudre, celle à la fois de la représentativité et de la légitimité. Aucune autre formule ne peut le faire.
Légitimité et représentativité
On confond trop souvent les deux notions. Or toute la crise mondiale actuelle de la démocratie, que les démocraties soient anciennes ou naissantes, vient du choc frontal entre ces deux exigences du système démocratique.
L’État de droit et la démocratie représentative, tels qu’ils ont existé jusqu’à présent, ne paraissent plus répondre, aux yeux de peuples de plus en plus nombreux, à leurs aspirations démocratiques. L’abstention électorale prend des allures de "grève du vote", et s’est généralisée un peu partout dans le monde, creusant le fossé entre représentativité et légitimité. C’est comme si les citoyens exprimaient leur refus des élites dirigeantes par l’indifférence, la désertion des bureaux de vote. L’abstention est de plus de 60% en France, plus de 50% aux États unis et au Japon. Partout en Europe, des "Hirak" (1) sont nés, sous formes de manifestations durant des mois, comme en Ukraine, en Serbie. Les partis dirigeants traditionnels s’effondrent. Des partis dits "populistes" se développent qui dénoncent, eux aussi, "le système". En France, la violence des manifestations est extrême et cyclique. Des permanences de députés sont attaquées et assiégées. En Pologne, en Hongrie, la démocratie représentative est mise en cause ainsi que la justice, la presse.
En France, le président Macron dirige le pays avec 20% des voix et n’a, aux derniers sondages, que 22% d’opinions favorables. Il est légitime mais non représentatif. En Algérie, il en est en réalité de même : du point de vue strict de l’État de droit, le président Ben Salah ainsi que le gouvernement sont légitimes sur la base de la Constitution existante. Mais ils ne sont pas représentatifs. Le ressenti est une chose, le droit en est une autre. Ce déficit de représentativité n’a cessé d’exister et de se développer. Tout le fond de la crise politique est là.
Des "Gilets jaunes au Hirak"
On raisonne peut être trop souvent chez nous en vase clos, comme si nous n’étions pas influencés profondément, sans même peut être le ressentir directement, par l’environnement mondial. Et comme si, d’ailleurs, nous ne pouvions à notre tour exercer quelque influence sur l’évolution du monde, à travers un mouvement aussi original et important que le Hirak algérien.
Avant le Hirak, je m’étais beaucoup intéressé au mouvement des "Gilets jaunes" français, auquel j’avais consacré plusieurs articles, car j’étais persuadé qu’il s’inscrivait dans un mouvement mondial qui ne pouvait que nous parvenir. En fait, tout cela avait commencé avec "le dégagisme tunisien". Il avait gagné en 2011, au-delà même des pays arabes, l’Europe du Sud, l’Espagne avec le mouvement des "Indignés", la Grèce, Londres pour finalement aboutir en France en 2018 puis en Algérie aujourd’hui, avec les mêmes slogans "le peuple veut" et "dégage".
Certes les différences nationales sont très grandes, si ce n’est parce qu’il y a, là, de vieilles démocraties représentatives et ici des nouvelles. Mais partout on retrouve des traits communs : le rejet de ce qu’il est convenu désormais d’appeler "le système". C’est le système politique qui est surtout visé. tandis qu’au siècle dernier c’était le système économique, le système capitaliste qui étaient rejetés, et les mouvements étaient essentiellement sociaux. Un autre trait commun c’est la forme aussi du mouvement : de grandes marches populaires cycliques, leur durée, leur permanence, la ténacité des manifestants. Il y aussi l’inclusion des médias, dans le système qui est dénoncé, la méfiance à leur égard, couplée avec l’alternative des réseaux sociaux et le rôle énorme pris par eux aussi bien dans l’organisation du mouvement que dans son animation. Un trait important aussi est le refus, et même le rejet, de toute représentation officielle du mouvement.
Il faut savoir, en effet, qu’à la base même de ces "Hirak" dans le monde il y a une volonté de démocratie directe, une méfiance envers tout détournement de la volonté populaire même par le biais de la démocratie représentative telle qu’elle fonctionne actuellement. Partout on estime que les élus, une fois qu’ils le sont, "trahissent" leurs électeurs, s’attribuent des privilèges, s’érigent au-dessus du peuple, sont incontrôlables pendant une durée de plusieurs années qui favorisent toutes les manipulations. Les mêmes sentiments existent en Algérie. Les Algériens, notamment les jeunes, sont sur Internet et vivent au rythme mondial. La démocratie directe sur Internet, les échanges, les consultations, les concertations sur les réseaux sociaux sont alors jugés préférables. Avec bien sûr les limites de cette "démocratie virtuelle", ses déviations, ses manipulations propres et notamment son problème essentiel, celui du passage à la réalité. Mais c’est un autre sujet.
C’est donc vouloir résoudre le problème de la quadrature du cercle que chercher à faire représenter le "Hirak", comme on en parle à longueur de journée sur les plateaux et au niveau politique. La raison en est double.
Tout d’abord le "Hirak" s’y refuse. Tous ceux qui se sont hasardés à le faire chez nous comme ailleurs, par exemple en France avec les "Gilets jaunes " ont été "descendus en flammes". Dès que des personnalités en son sein émergent, deviennent visibles, elles sont vite obligées de rentrer dans les rangs sous peine d’attaques en règle, notamment sur les réseaux sociaux. Il en a été de même pour les partis opposés au pouvoir qui ont nourri le projet de représenter le "Hirak" en s’appropriant ses mots d’ordre. Toutes les intentions de le représenter, d’exprimer ses demandes, c’est-à-dire en fait de les trier à l’aune des objectifs politiques de chacun, ont été mal vues.
La deuxième raison est la nature même du "Hirak". Le mot est en lui-même significatif. Il est celui d’un mouvement dont les contours sont indéfinis, d’un phénomène social nouveau, très particulier, et qui se doit d’être étudié. Il s’agit de manifestations, de marches, non pas d’une organisation. On ne peut imaginer les marcheurs s’arrêter dans les différentes villes, à un moment, pour élire leurs représentants.
Ce mouvement, pas seulement en Algérie mais ailleurs, ne veut pas le pouvoir comme le feraient des partis, il demande le "changement du pouvoir". C’est un mouvement massif de pression sur le pouvoir. Il continue tant que ses demandes ne sont pas satisfaites, ou qu’il n’est pas convaincu par les décisions prises. Il évolue au fur et à mesure des réponses apportées à ses demandes. Il évolue donc aussi dans sa composante sociale et le nombre des participants. Certains en sortent, d’autres y restent. D’où l’attention apportée partout et par tous au seul moment où il existe, le jour de sa manifestation, avant de nouveau se fondre dans la vie quotidienne.
Combien de temps cela va-t-il durer ? Le temps de solution à la crise politique ? Va-t-il ainsi disparaître un jour, comme par enchantement, une fois la crise réglée ? Ou bien se trouve-t-on devant une forme d’action démocratique qui va s’installer dans le temps et qui va être durable, combinée à nos traditions, comme la journée du vendredi en jonction avec la sortie des mosquées. L’avenir le dira.
Ces caractéristiques du "Hirak" expliquent pourquoi les tentatives de le faire représenter au sein d’une structure officielle n’ont pas réussi. Il ne semble pas avoir vocation à être organisé, à être représenté dans des structures permanentes. Il est le creuset de la société.
Les efforts actuels pour lui faire désigner des représentants au dialogue, peuvent connaître des difficultés ou échouer ici ou là. Ces efforts ne sont pas pourtant inutiles pour la compréhension d’une situation qui est inédite.
Le "Hirak" n’a d’autre raison d’être, de légitimité pourrait-on dire, que dans la mesure où il exprime non seulement l’opinion publique, mais son sentiment majoritaire, et même général. Le "Hirak", dans son évolution au fil du temps, est le baromètre de cette opinion. C’est pourquoi il est néfaste aussi bien d’opérer une fixation sur lui que de l’ignorer. Le peuple est dans la rue mais la rue n’est pas le peuple. Il ne faut pas oublier que la notion de pouvoir du peuple est une construction démocratique et qu’elle nécessite, pour s’imposer, la liberté du secret des urnes.
Le "Hirak" n’a pas une représentativité politique. Il a une représentativité morale. Quelle est sa représentativité actuelle ? En Algérie, comme ailleurs, il n’y a pas d’autres moyens de le savoir, que la tenue d’ élections. Toute crise politique nécessite le passage à des élections pour la résoudre. Une fois les conditions de leur tenue démocratique réunies, les élections présidentielles ne seront-elles pas, en réalité, le véritable dialogue qui aura lieu avec le peuple, à travers la confrontation et la concurrence démocratiques, celles des candidats et de leurs programmes ?
(1) "Hirak" : Nom du mouvement populaire de masse en Algérie.