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La solidarité contre l'individualisme, ou le paradoxe éducationnel

Éduquer des enfants est une bien lourde tâche : il faut leur inculquer des valeurs qui feront d’eux des hommes et des femmes que l’on espère libres, intelligents et heureux, en même temps que de «  bons » citoyens.

Nous ne sommes bien sûr pas tous d’accord sur les moyens d’y parvenir, mais il me semble que sur les objectifs la plupart des adultes peuvent s’entendre : il faut leur apprendre la politesse, le partage, l’esprit d’équipe, la générosité, la confiance, l’honnêteté… enfin toutes ces valeurs sur lesquelles on a décidé de s’entendre pour vivre en société de la manière la plus harmonieuse possible. Car qui voudrait que son enfant soit malpoli, égoïste ou insolent, violent ou fourbe, voleur ou menteur ?

C’est donc presque «  naturellement » que la plupart des parents considèrent de leur devoir de contraindre leurs chères «  petites têtes blondes » à prêter leurs jouets, à ne pas dire de mensonges et à ne pas mordre leurs petits camarades de jeu ou encore de dire «  s’il te plaît et merci ». Comme ça, lorsqu’ils seront grands, ils sauront s’intégrer aisément dans la société qui porte ces valeurs, sans craindre ni le chômage ni la prison, et encore moins la dépression…

Sauf que les choses ne fonctionnent malheureusement pas ainsi une fois entrés dans le monde des adultes : il semblerait qu’un fossé s’ouvre d’un seul coup lorsque l’on franchit le seuil du monde «  réel ». Plus question de solidarité, ni de partage ou d’esprit d’équipe, mais bien de réussite individuelle, de concurrence et de violence sociale. Comme si tous les préceptes inculqués depuis notre plus tendre enfance volaient en éclat face à la réalité capitaliste, comme si d’un seul coup c’est toute notre éducation qui devenait obsolète : le monde est en guerre, économique certes mais en guerre quand même, et la compétition est la règle, chacun contre tous les autres. Finis les «  un pour tous et tous pour un », finis les «  nous sommes tous égaux », ou les «  l’amitié est le bien le plus précieux ». Une fois entré dans le monde des adultes, l’ex-adolescent se trouve confronté à un chaos moral qui remet en cause toutes ses valeurs acquises depuis l’enfance, au risque de le précipiter dans le gouffre de la dépression.

Car il s’aperçoit alors que sa morale lutte contre son intérêt, et doit se débrouiller avec ça : soit il fait un choix (la misère ou l’absence de morale), soit il tente de vivre avec cette schizophrénie et il devient à son tour un menteur habile, homme politique ou gourou…

En effet comment vivre suivant des valeurs morales qui sont à l’opposée des préceptes «  rationnels » du capitalisme, et surtout comment faire pour continuer à entretenir des principes qui ne nous sont plus à l’âge adultes d’aucune utilité ? Elle est peut-être là la véritable distinction entre les hommes «  de gauche » et les hommes «  de droite » : Seuls peuvent s’y reconnaître ceux qui ont fait un choix.

Et encore cela ne va pas sans mal, car comment peut-on être croyant et de droite, ou de gauche sans être croyant ? Quoi qu’on en dise les valeurs religieuses de nos sociétés ne sont pas si éloignées des aspirations des hommes de gauche (la vraie gauche, qu’on s’entende bien…)

Mais comment ensuite expliquer à nos enfants qu’il n’est pas juste qu’il mange de force tous les bonbons de sa petite soeur si lui-même au boulot tente d’obtenir à la place de son collègue et néanmoins ami la promotion qu’un seul obtiendra ? Comment lui expliquer pourquoi le monsieur dort dans la rue alors qu’on lui apprend à la messe tous les dimanches qu’il faut aider son prochain ?

Voilà sans doute les questions que doivent se poser nos enfants à l’entrée du monde des adultes, en même temps qu’on obtient une explication des dépressions qui inondent le monde occidental, car nos enfants supportent mal cette schizophrénie qu’ils subissent- comme nous avant eux : happés à la fois par deux systèmes de valeur contradictoires, nous sommes sans cesse tiraillés entre la morale et la nécessité ; et contraints de pratiquer la double-pensée pour pouvoir continuer à vivre «  normalement ».

Comment avons-nous pu en arriver là , et surtout qu’est-ce qui oblige les hommes à tenir un discours éducationnel en contradiction totale avec celui auquel ils sont confrontés dans leur vie d’adulte ? Pourquoi au 21ème siècle doit-on encore choisir entre la misère ou le cynisme pour exister ? n’a-t-on pas le droit de désirer à la fois une vie matérielle décente et une vie «  spirituelle » tournée vers son prochain ? Sommes-nous définitivement condamnés à devoir faire la guerre aux autres sans la vouloir, et est-il normal de devoir subir la misère matérielle si l’on se refuse à l’injustice ?

En réalité nous mentons à nos enfants comme nos parents nous ont menti à nous : à la fin, ce ne sont pas toujours «  les gentils » qui gagnent. Quand cesserons-nous de nous mentir, et surtout de «  leur » mentir ?

Caleb Irri

http://calebirri.unblog.fr/2009/11/23/refonder-leducation/

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Arundhati Roy - Capitalism : A Ghost Story (2014), p. 37

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