Il naquit à Elda, Alicante, un 14 novembre 1936. Son père n’était pas là pour sa naissance, car il était parti à Madrid lutter contre les forces de Francisco Franco. Quand les franquistes triomphèrent, la famille dut se rassembler dans la capitale car la pauvreté, installée chez eux depuis longtemps, s’acharnait contre le foyer.
Dès onze ans, il fut obligé de travailler pour aider à faire bouillir la marmite. La période la plus dure fut celle où il travaillait la nuit dans une imprimerie et où il parcourait les rues au petit matin pour livrer des fruits. Il s’essaya à être boxeur, toréador et coureur cycliste. « J’adorais étudier, mais ce n’était pas possible. Pour t’en sortir, il fallait faire le pitre. J’ai essayé la boxe, mais j’ai arrêté dès la première claque que l’on m’a donnée », déclara t-il longtemps après à un journaliste.
« Je ne suis ni gitan, ni andalou, et même si être cycliste, ça m’allait bien, je me suis très tôt mis à danser. A sautiller », se souvenait-il. En pleine adolescence, sa mère l’inscrivit dans une école de danse flamenco, pendant qu’il essayait d’apprendre le métier de torero. Jusqu’à ce qu’un jour, la professeure, chorégraphe et danseuse Pilar López découvre ses qualités. Elle lui parla alors très sérieusement : « Écoutez, je ne discute pas le fait que vous puissiez arriver à devenir un grand torero, mais je suis certaine que vous allez être un grand danseur. Si vous continuez à toréer et qu’un taureau vous met un coup, adieu danseur et adieu torero ».
C’est ainsi que débuta la carrière d’Antonio Esteve Rodenas. Comme il l’a toujours reconnu, Pilar ne l’a pas seulement convaincu de s’appeler Antonio Gades, mais elle lui a aussi appris à s’habiller, à aimer la littérature et à connaître le flamenco et les différentes musiques de l’État espagnol. Et aussi à combiner l’élégance du ballet avec le panache du flamenco. Mais en particulier, « elle m’a inculqué la dignité, le sens du respect et la culture d’un peuple. Et la volonté d’apprendre sans cesse ». Très tôt, le jeune Gades émerveilla les scènes du monde entier.
Entre deux spectacles, il lisait García Lorca et il développa ainsi la conscience politique que lui avait déjà inoculée son maçon de père. Selon lui, il se confronta très tôt à la réalité politique du franquisme : « En 1965, nous donnions la première de Don Juan (…) Je suis arrivé sur scène et j’ai commencé en disant : « Donne-moi du vin, ma jeune aimée, quand le soleil se lève, le rot d’un ivrogne vaut bien plus que la prière d’un hypocrite » ! Tu t’imagines ce que ça a donné ! J’ai reçu un coup de bâton qui m’en a fait voir de toutes les couleurs »
Il était non seulement danseur mais aussi chorégraphe. En 1969, il réalisa la chorégraphie de El amor brujo (L’amour sorcier), et il voyagea dans plusieurs pays. En 1978, il créa le Ballet National Espagnol, qu’il dirigea trois ans, jusqu’à ce qu’il sente qu’on voulait lui mettre des barrières et l’empêcher de respirer pour créer. Alors il fit ses bagages et partit former sa propre compagnie. Car la liberté de création et d’action figurait parmi ses plus grandes professions de foi. Sa propre troupe était composée d’une quarantaine de professionnels et n’avait pas de subventions. Il n’en voulait pas non plus, « car la liberté coûte cher, la liberté, personne ne te la donne », reconnut-il dans une autre interview. « Mais cela nous permet de danser ce que nous voulons, avec qui nous voulons, où nous voulons et quand nous voulons, existe-t-il plus grande richesse ? »
Peu après la mort du dictateur, en novembre 1975, la période qu’on a appelée « Transition » arriva timidement dans l’État espagnol, et avec elle une fenêtre s’ouvrit sur le plan politique et culturel. Alors tout le monde découvrit ce que beaucoup savaient déjà : sa pensée marxiste et son soutien à l’indépendance de la Catalogne. Concrètement, il se mit à militer au Parti Communiste des Peuples d’Espagne, PCPE, dont il devint membre du Comité Central jusqu’à sa mort.
Avec sa compagne, l’actrice et chanteuse Pepa Flores, plus connue sous le nom de Marisol, il participa activement aux mobilisations contre l’OTAN et soutint les luttes syndicales et sociales. Devant les caméras de télé, celle-ci dira, avec Gades à ses côtés : « Nous sommes ici pour apporter notre soutien, en utilisant notre image populaire, pour donner de la force à nos camarades et compañeros ». Marisol fit don au Parti et aux syndicats les bénéfices de la vente des médailles et des multiples récompenses en or et métaux précieux qui lui avaient été remises par le dictateur et son régime lorsqu’elle était « l’enfant prodige », l’icône franquiste. Le couple se sépara en 1986, après treize ans de vie intense. Quand on lui posait la question, Gades reconnaissait toujours que des cinq épouses et des histoires d’amour qu’il avait eues, Marisol restait le grand amour de sa vie.
Dans les années 80, il porta au cinéma la trilogie Bodas de sangre (Noces de sang) (1981), Carmen (1983) et El amor brujo (1986), avec le réalisateur Carlos Saura. Sa dernière production en tant que chorégraphe fut Fuenteovejuna en 1994, une adaptation de l’œuvre de Lope de Vega.
Il mena toutes sortes de batailles et sortit vainqueur de presque toutes - ou fit match nul. Jusqu’à ce qu’un cancer gagne la dernière et l’empêche d’accomplir l’un de ses grands rêves : monter la chorégraphie de Don Quichote. Il mourut à Madrid, le 20 juillet 2004, à seulement 67 ans.
Beaucoup de personnes voulurent témoigner leur affection devant son cercueil, mais seules sa dernière épouse et ses filles virent son corps. Telle était sa volonté. Il fut incinéré le lendemain. Et à la surprise générale, comme il l’avait demandé, seuls des membres du corps diplomatique de l’ambassade de Cuba purent être présents au crematorium. Plus insolite encore :
le 22 juillet, ses cendres partirent pour La Havane.
Ce fut une surprise générale pour les foules qui l’admiraient, mais tout s’explique dans cette phrase qu’il avait dite à un journaliste à La Havane, en 2003, à Noël : « Cuba n’est pas une simple aventure. C’est mon port d’attache. »
Gades était venu à Cuba pour la première fois en 1975. Il venait de dissoudre sa compagnie pour protester contre les exécutions du franquisme en septembre 1975. Il avait aussi décidé d’arrêter la danse à cause de cela. C’est Alfredo Guevara, fondateur de l’Institut Cubain d’Art et d’Industrie Cinématographique, ICAIC, qui l’avait invité. Être sur cette île révolutionnaire avait été « sa plus grande aspiration, depuis de nombreuses années ». Il se sentait ici ce qu’il était vraiment : « le fils d’un combattant de l’Armée Républicaine qui voit réalisé le rêve de son père ». A partir de ce moment, ses séjours furent donc fréquents.
A plusieurs occasions, il reconnut que sa passion pour la révolution cubaine avait débuté à peu près depuis 1959, quand Fidel Castro et ses barbudos avaient pris le pouvoir. Il gardait en mémoire ce que lui avait dit son père : « Si ça fait si mal aux États-Unis qu’ils aient gagné, c’est que ce sont des gens en qui on peut avoir confiance ».
La célèbre danseuse et chorégraphe cubaine, Alicia Alonso, le convainquit de reprendre la danse, alors que cela faisait cinq ans qu’il avait arrêté. Avec elle et son ballet, il participa à de nombreux projets et tournées. Les premières représentations du Ballet National d’Espagne eurent lieu à Cuba : « Ce n’est pas par hasard si je commence ici, c’est parce que je porte un amour très fort à Cuba », affirma t-il.
En 1982, Fidel Castro et Alicia Alonso furent les témoins de son mariage avec Marisol, qui eut lieu alors que le couple avait déjà trois filles.
Il conçut, réalisa et donna la première de son dernier grand succès, Fuenteovejuna, sur l’île. C’était au début des années 90, quand personne ne pariait sur la survie de la révolution cubaine, face à l’isolement dans lequel elle se trouvait à cause de l’effondrement du camp socialiste en Europe : « Fuenteovejuna est une leçon de solidarité. Tout comme Cuba », dira t-il.
En 1996, il rendit visite aux soldats cubains postés à la frontière avec la base navale illégalement occupée par les États-Unis à Guantánamo. Il partagea avec eux le peu de nourriture qu’il y avait, car la terrible crise économique persistait. Puis il improvisa une danse. Ses danseuses et lui répondaient au chant et aux battements de mains des soldats, tandis que le sol brûlant servait de scène.
Le 5 juin 2004, il reçut du président Fidel Castro la plus haute décoration concédée par le Conseil d’État, l’Ordre José Marti. Pour le remercier de ses « apports à la culture universelle », et pour son « amitié et fidélité inébranlables envers le peuple et la révolution cubaine ».
Le ministre des Affaires Extérieures de l’époque, Felipe Perez Roque, rappela pendant la cérémonie simple et intime, comment durant les très dures années quatre-vingt-dix, « quand il semblait que la Révolution Cubaine ne pouvait éviter les énormes dangers qui se dressaient devant elle, [Gades] était prêt à mettre à notre disposition non seulement ses économies, non seulement sa capacité de parler de Cuba et de le défendre sur chaque tribune où cela était possible, mais aussi sa propre vie ».
Le chancelier déclara que la remise de cette décoration était surtout « la reconnaissance envers l’irréductible communiste, le révolutionnaire qui n’a jamais perdu l’illusion d’un monde meilleur et qui n’a jamais cessé de lutter pour lui ». Révélant ce que très peu savaient : Gades était un militant du Parti Communiste de Cuba depuis de nombreuses années : un de ses militants de base qui donne du prestige à notre parti, comme le fit Che Guevara ». Gades était accompagné de quelques-uns de ses plus proches parents. Lors de la cérémonie, ses plus intimes amis cubains étaient là, comme le ministre des Forces Armées de l’époque, Raul Castro, et celui de l’Intérieur, Abelardo Colomé.
Gades s’adressa à Fidel et Raul : « Cher Commandant en Chef et cher ministre, jamais je ne me suis senti artiste, je ne suis qu’un simple milicien vêtu de vert olive, avec un fusil à la main pour être à vos ordres où que ce soit, de quelque façon que ce soit et à tout moment ».
Le « Compañero Antonio Gades » déclara aussi : « C’est moi qui dois remercier votre révolution qui, vous le savez, est la mienne. La révolution m’a confirmé que mes idéaux révolutionnaires n’étaient pas une erreur et ne résultaient pas d’une épidémie de romantisme juvénile, comme certains voulaient me le faire croire ».
Ce ne fut donc pas un hasard que ses cendres aillent à Cuba. En outre, dans ses dernières volontés, écrites le 14 juillet 2004 depuis son lit de mort et sur une feuille à en-tête de l’hôpital, il avait dit à Raul Castro :
« Je voudrais vous dire que selon ma dernière volonté, ma femme Eugenia et mes filles Maria, Tamara et Celia, vous remettront mes cendres. Faites-en ce qui vous semblera opportun. Je n’ai jamais imaginé avoir l’honneur de devenir votre Compadre, mais depuis que je vous ai connu vous avez toujours été en moi par votre fermeté, votre exemple de véritable communiste et votre fidélité à notre Commandant. Je veux que vous sachiez que la seule chose que je regrette est de ne pas avoir fait plus pour la Révolution (…) ».
C’est dans l’un des salons du Ministère des Forces Armées Révolutionnaires qu’une garde d’honneur veilla sur l’urne contenant les cendres. En mars 2005, elle fut transférée dans le mausolée de la cordillère de la Sierra Maestra, dans l’est de Cuba, le berceau de la révolution. C’est là que sont enterrés les guérilleros qui combattirent avec Raul pendant la lutte contre la dictature de Batista. C’est Raul lui-même qui déposa l’urne dans le monument. On rendit à Gades des honneurs militaires dignes d’un combattant de haut grade : trois salves de fusils furent tirées, puis on entonna l’Internationale.
Une de ses filles se souvenait du visage de son père quand, au moment de mourir à l’hôpital, il sut que ses restes reposeraient à côté des guérilleros de son Compadre Raul : « J’ai vu qu’il était heureux. Il était fier, pour lui c’était un honneur, car Cuba était sa référence ».
Depuis 2007, sur la Place de la Cathédrale, dans le centre historique de La Havane, se trouve une sculpture de bronze du grand danseur espagnol. Et, pourquoi ne pas le dire, du révolutionnaire cubain.
Quelques personnes ont osé demander à Gades ce qu’il avait fait, derrière le rideau, pour la révolution cubaine. Ils disent qu’il souriait, les yeux brillants.
Hernando CALVO OSPINA
* Journaliste, écrivain et réalisateur colombien résidant en France.
Traduction : Hélène Vaucelle
Quelques sources :
Antonio Gades, Ediciones Fundación Antonio Gades, Madrid, 2005.
Ángel Álvarez Caballero, El baile flamenco, Alianza Editorial, Madrid, 1998.
Muere Gades, el comandante flamenco, Miguel Mora, El País, Madrid, 21 juillet 2004.
Cuba, el faro de su existencia, Mauricio Vicent, El País, Madrid, 21 juillet 2004.
Gades, cuando un amigo se va, Gabriel Molina, Granma, La Havane, 21 juillet 2014.
Documentaires disponibles sur youtube.
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