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Le conflit syrien, quelles perspectives ? (entretien)

Bahar Kimyongür est un militant belge originaire de la région turque d’Antioche, à la frontière syrienne. Il est membre du « Comité pour la liberté d’expression et d’association » (CLEA) et d’Attac-Bruxelles. Ce passionné de la Syrie publie en 2011 « Syriana, la conquête continue », une analyse du conflit naissant. Le Cercle des Volontaires l’a rencontré ce 25 novembre 2012, à l’occasion du grand débat bruxellois dans lequel il s’exprimait aux côtés de Michel Collon, Jean Bricmont et Ayssar Midani. Au cours de cet interview, il abordera notamment les causes de la crise syrienne ainsi que le rôle joué par les différents pays arabes et occidentaux, avant d’évoquer les perspectives d’avenir pour le pays et les pistes de solutions pour sortir du chaos.

Entretien par Anass E.I. & Louis Maréchal.

Dans l’état actuel des choses, peut-on parler d’ingérence dans le conflit syrien ? Qui s’ingère et dans quels intérêts ?

La Syrie est clairement le théâtre d’une guerre par procuration dans laquelle plusieurs puissances se disputent sa conquête. Dans un camp, on retrouve les États-Unis qui essayent d’avoir la mainmise sur le pays, et ce depuis sa création. Ils sont plus ou moins aidés par la France, ancienne puissance mandataire qui a colonisé la Syrie entre 1920 et 1946. Ensuite, il y a les pétromonarchies du Golfe qui, pour des raisons plutôt idéologiques, sont en guerre contre une Syrie laïque, multiconfessionnelle, baasiste et nationaliste, qui est historiquement liée à l’Union Soviétique, à la Russie et par conséquent aux non-alignés. On peut aussi mentionner la Grande-Bretagne qui joue, elle aussi, une carte importante. On a donc affaire à une guerre que se livrent deux camps totalement antagoniques avec d’une part une sorte d’alliance entre des régimes moyenâgeux et des États capitalistes avancés qui étaient anciennement des empires coloniaux.

D’autre part, il y a tous ceux que l’on appelle les « états voyous », les non-alignés, les anti-impérialistes… En bref, il s’agit de ceux qui refusent d’être satellisés par l’Occident colonial. Parmi ceux-ci, on retrouve des puissances émergentes comme les membres du BRICS (1), avec principalement la Russie et la Chine. Les alliés de la Syrie sont aussi les pays de l’ALBA (2), cette alliance économique et diplomatique d’Amérique latine qui veut développer une économie et une démocratie populaire, dont les figures de proue sont Hugo Chávez, Evo Morales, Fidel Castro ou Daniel Ortega, le président du Nicaragua.

On a donc les hyperpuissances occidentales atlantistes d’un côté, et de l’autre, les puissances émergentes. Ces dernières ont une marge de manoeuvre extrêmement réduite. Elles utilisent simplement leur droit de veto pour empêcher une résolution qui provoquerait la guerre, le bombardement et la conquête de la Syrie. De plus, la Russie et la Chine apportent leur soutien à un gouvernement légitime. Il s’agit en effet du gouvernement d’un État souverain qui, jusqu’à preuve du contraire, bénéficie d’un certain appui populaire.

Comment expliquez-vous, malgré les troubles, le soutien populaire à Bachar El-Assad ?

Qu’on l’aime ou qu’on ne l’aime pas, il y a diverses raisons. Certains le soutiennent pour des motivations idéologiques, d’autres pour des raisons ethniques, certains parce qu’il représente la stabilité… D’autres encore font partie de cette majorité silencieuse qui a peur des lendemains incertains. En Syrie et à l’étranger, il existe une série de gens qui désirent que le pays tende vers le dialogue et éventuellement la démocratisation, mais qui ne veulent pas que cela se fasse de manière violente.

Pourtant, la voix de cette majorité silencieuse ne semble pas être entendue par la communauté internationale…

Je trouve quand même cela troublant que nos prétendues démocraties ne veuillent pas tenir compte de cette voix lorsqu’il s’agit de la Syrie ! Pour celles-ci, il n’est pas question d’encourager le dialogue, la réconciliation, un référendum ou de donner la chance à des élections libres, démocratiques et indépendantes sous une supervision quelconque…

Le problème, c’est que dès le début, le dialogue a été totalement écarté. Par exemple, Victoria Nuland (représentante de la diplomatie américaine) a encouragé l’opposition armée à ne pas déposer les armes. Ce n’est pas rare non plus d’entendre des représentants politiques occidentaux appeler à armer l’opposition.

On peut aussi évoquer le rôle des pétromonarchies, qui pratiquent la surenchère. Actuellement, on paye les soldats de l’Armée Syrienne Libre, ce qui fait que l’ASL est, de fait, composée de mercenaires. Chaque soldat reçoit un salaire mensuel de 150 dollars, sans compter les fonds privés de riches familles syriennes, du Golfe, du Qatar ou du Koweït qui envoient de l’argent aux familles des martyrs, comme ils disent, ou bien pour acheter des armes…

Que pensez-vous du terme de « révolution », qui est abondamment utilisé par les médias de masse pour décrire la situation syrienne ?

La guerre qui se déclare aujourd’hui en Syrie est l’expression d’un rapport dominant-dominé, d’un rapport Nord-Sud. On ne peut pas parler de « révolution » car il ne peut y avoir de révolution avec des fonds qataris ou saoudiens, ou avec des bailleurs de fonds qui apparaissent dans les listes de Forbes parmi les plus riches au monde, comme notamment la famille Hariri…

De plus, une révolution qui s’attaque à la classe ouvrière comme le fait la rébellion syrienne n’en est pas une… Pour l’opposition, le fait même de percevoir un salaire est considéré comme une collaboration avec le régime. En conséquence de cela, des centaines de travailleurs ont été massacrés. A Alep, par exemple, des postiers ont été exécutés et jetés du haut du bureau de Poste. J’attends donc toujours l’indignation de nos amis trotskistes français, notamment Olivier Besancenot, pour le massacre de ses camarades de travail…

Quel est le poids des démocrates au sein de l’opposition ? Que pensez-vous de leurs revendications ?

La réalité du conflit est travestie. On nous fait croire qu’on a une jolie rébellion pluraliste, multiconfessionnelle, porteuse d’un discours démocratique… Pour ma part, je défends depuis des années avec mes maigres moyens le droit de résistance à l’oppression. Je suis de ceux qui dénoncent les exactions commises par le régime baasiste contre ses opposants, et le déficit démocratique terrible. Ayant milité sur les tortures dans les prisons turques, je peux vous dire que la situation des prisons syriennes est bien pire. Il n’est donc nullement question de nier l’évidence d’un gouvernement syrien répressif et peu démocratique.

Le problème, c’est que les militants qui se battent pour la démocratie n’ont aucun poids et aucune crédibilité dans la lutte en Syrie parce qu’ils n’ont ni armes, ni argent. Ils sont complètement censurés parce qu’ils dénoncent également les crimes commis par l’opposition et les rebelles.

C’est donc la voix de ceux-là , qui est ignorée par tous, que j’aimerais faire connaître en Europe. La gauche syrienne, par exemple, est très morcelée par rapport à la question. Il y a des communistes qui sont dans le gouvernement, et d’autres qui sont dans l’opposition. Parmi ceux de l’opposition, certains sont pour la rébellion, et d’autres sont farouchement contre. Certains de ces communistes sont, comme moi, pour le dialogue avec le gouvernement.

Je pense que l’on ne peut pas se prétendre démocrate tout en refusant le dialogue. Ne pas dialoguer, c’est faire une entorse à la démocratie et ne pas tenir compte de la volonté populaire de millions de gens qui soutiennent le gouvernement baasiste. C’est un principe démocratique de base que je voudrais voir appliqué dans le cas syrien.

Pouvez-vous nous parler de l’attitude adoptée par la Ligue Arabe dans ce conflit ? Pourrait-elle jouer un pour sortir de la crise ?

Quelle Ligue Arabe ? Une Ligue Arabe qui exclut le seul État qui défend la cause arabe, à savoir la Syrie, n’est plus si arabe que ça ! Elle est essentiellement dominée par le Conseil de coopération du Golfe. En quelque sorte, c’est un État dans l’État, une sorte de lobby inter-monarchique. Il faut savoir que toutes ces monarchies du Golfe sont imbriquées les unes dans les autres. Ce sont de grandes familles qui ont une stratégie et une politique étrangère plus ou moins homogène. Ce sont elles qui influencent grandement la politique que doit adopter la Ligue Arabe.

Selon vous, la Ligue Arabe n’incarne donc plus le panarabisme ?

Le panarabisme est en grande partie mort… Il était incarné par Kadhafi à une certaine époque, même s’il est vrai que celui-ci a en partie perverti la cause arabe. Néanmoins, il ne faut pas trop le lui reprocher. Nombreux ont été les dirigeants arabes qui l’ont attaqué et marginalisé ; cela a eu pour conséquence qu’il s’est tourné vers l’Afrique et le panafricanisme. Il y a eu également Gamal Abdel Nasser, dont tout l’héritage progressiste, socialiste, panarabe et laïc a été complètement liquidé par Anouar el-Sadate. Ce dernier a laissé un boulevard aux Frères Musulmans, qui ont ainsi pu prendre en main les problèmes sanitaires, scolaires etc…

Donc, aujourd’hui, où sont les Arabes et le panarabisme ? Même si c’était une idéologie critiquable, ce panarabisme avait l’avantage de fédérer tous les pays arabes en prônant une identité qui transcendait les appartenances ethniques et religieuses : chrétiens, athées, chiites, sunnites, alaouites, maronites etc. En ce sens, il était un moindre mal, dans la mesure où il avait permis un espace de contre-pouvoir face aux Empires coloniaux qui se liguaient contre les Arabes, comme cela s’est vu notamment pendant la guerre de Suez. Aujourd’hui, il n’y en a plus trace… A part peut-être un tout petit peu en Algérie, qui a encore un héritage anticolonialiste et dont le discours est parfois teinté de références au tiers-mondisme… Pour le reste, la Ligue Arabe n’est plus arabe depuis longtemps ! Et elle l’est encore moins avec l’exclusion de la Syrie.

Il y a quelques semaines, on a assisté à d’importantes tensions à la frontière entre la Turquie et la Syrie. Pensez-vous que celles-ci soient utilisées par les pays favorables à une intervention armée pour arriver à leurs fins militaires ?

La Turquie a toujours servi de tête de pont de l’impérialisme occidental et atlantique. Premièrement, c’est un pays de l’OTAN. Elle a acheté son adhésion à l’OTAN en envoyant les soldats turcs au casse-pipe dans la guerre de Corée contre le communisme. Cette Turquie là , depuis, a continué à servir de garde-chiourme de l’impérialisme américain et européen. On peut citer plusieurs exemples… Elle a servi de rampe de lancement à une série de bombardiers américains qui ont détruit l’Irak. Elle a également été membre du pacte anti-communiste de Bagdad dans les années 1950, parrainé par les Britanniques et les Américains. Donc la Turquie, telle qu’elle existe actuellement, est une Turquie complètement satellisée.

Encore récemment, le Premier ministre Erdogan a déclaré que son pays était, de facto, un territoire de l’OTAN et qu’il fallait donc y déployer des missiles Patriot. A la télévision turque, on voit tous les jours des combattants djihadistes venus de Tchétchénie, du Pakistan, d’Afghanistan, de Somalie, d’Arabie Saoudite, du Koweït, de Tunisie et du Maghreb transiter par Istanbul jusqu’à Antioche (à la frontière turco-syrienne), et s’entraîner dans des camps qui sont disposés tout le long de la frontière, du côté turc. Il y a quelques jours, à Ras-al-Aïn, on a vu des fonctionnaires, des soldats, qui ont été arrêtés par la rébellion et exécutés au pied du drapeau turc. Ainsi, on ne peut pas dire que l’armée turque ne soit pas au courant ! Ce pays collabore donc aujourd’hui avec Al-Qaïda, les États-Unis, et toute la famille de l’OTAN contre la Syrie.

Quand on parle d’ingérence, on pense souvent à une intervention militaire directe (de l’OTAN, ou autres). Dans le cas de la Syrie, existe-t-il d’autres formes, plus subtiles, d’ingérence ?

L’ingérence n’a pas commencé hier ! En fait, elle a débuté par le mandat français, puis s’est poursuivie avec la création d’Israël… Israël a constitué un traumatisme terrible pour les Arabes et les Syriens. Il ne faut pas oublier qu’avant la création de l’État sioniste, la Syrie, la Jordanie, le Liban et la Palestine formaient une entité, une nation pour les patriotes et les nationalistes arabes. En 1946, les Britanniques ont poussé les troupes françaises à se retirer. Mais la France n’a jamais été démobilisée dans sa guerre contre la Syrie puisqu’un an et demi après, on a assisté à la création de l’État d’Israël, qui s’est faite au nez et à la barbe des populations locales.

Et ce n’est pas tout ! L’ingérence s’est réalisée aussi à travers l’appui apporté par les États-Unis au colonel Husni al-Zaim, qui a été mis au pouvoir peu après la création de la Syrie. Il était utile pour les États-Unis et Israël puisqu’il était prêt à accueillir tous les Palestiniens, contribuant ainsi à l’épuration ethnique lancée par l’État sioniste.

Par la suite, cette ingérence a pris d’autres formes… Par exemple, la France et les États-Unis ont accueilli Saad Hariri à bras ouverts, un libano-saoudien dont le père, Rafiq Hariri (qui est mort dans un attentat en 2005), était un véritable homme de paille de l’Occident et un requin de la finance. Ils lui ont fourni un appui logistique, médiatique, et sans doute militaire par le biais des pétromonarchies. Toute cette stratégie est donc bien huilée ; l’Occident connait la vigilance des populations arabes qui pourraient développer un réflexe anti-colonial. C’est pourquoi il travaille avec des sous-traitants saoudiens, qataris etc.

Plus récemment, on peut aussi discuter de l’armement des rebelles syriens. L’Occident n’ose pas affirmer son soutien total à la rébellion sous prétexte que les armes pourraient tomber entre de mauvaises mains… Comme si ce n’était pas déjà le cas ! Ces armes sont en fait achetées à des marchands français, britanniques, autrichiens, suisses, américains ou néerlandais, avant d’être revendues sur le marché libanais. Il y a donc toute une tradition de l’ingérence qui existe depuis des décennies et à laquelle la Syrie est systématiquement confrontée. C’est cela qu’il faut critiquer.

Actuellement, lorsque l’on regarde le débat d’idées concernant la Syrie, on voit qu’il y a deux camps qui s’affrontent : ceux qui sont pro-Assad et ceux qui veulent qu’il parte. Ce débat manichéen n’occulte-t-il pas le vrai travail de réconciliation nationale qui a lieu ?

Absolument. Je pense que les empires occidentaux tentent véritablement de détruire toute possibilité de dialogue, de réconciliation et de paix, et ce à un moment où l’on en a bien besoin… La situation est en fait bien plus complexe et diversifiée qu’on ne l’imagine ; elle ne se résume pas aux pro- et anti-Assad. Par exemple, dans certaines familles, il y a un fils dans l’armée et un autre dans la rébellion. La situation humaine est donc vraiment tragique. Or, plutôt que de prôner la réconciliation, on ne fait que creuser les fossés qui traversent la société syrienne.

Il y a par exemple énormément de gens qui sont démocrates et soutiennent Bachar El-Assad plutôt que d’autres membres du parti Baas parce qu’ils estiment qu’ Assad est moins corrompu que les autres. Parmi ceux-ci, on trouve des gens qui lui étaient farouchement opposés, mais qui, depuis la militarisation débridée de l’opposition, considèrent qu’il est un moindre mal parce qu’il représente un facteur de stabilité et est bien plus diplomate que n’importe quel chef de l’opposition. Donc, peut-on, nous, à partir de Bruxelles, Paris ou Washington décider de l’avenir du peuple syrien ?

Quelle est votre opinion sur la politique menée par le gouvernement ?

Bien sûr, je trouve cela tragique que le gouvernement syrien n’ait pu se démocratiser depuis bien longtemps… Il a hérité de systèmes répressifs du siècle dernier et, en effet, il est temps que la torture prenne fin, ainsi que l’impunité. Quiconque commet un crime au nom du gouvernement doit être puni, quel que soit son grade. Je reconnais et dénonce également les problèmes de la police politique ou encore des massacres. Le fait que je ne sois pas solidaire de la rébellion syrienne ne signifie pas que je sois en faveur d’un statu quo. En effet, je veux une démocratisation de la Syrie, mais je veux donner leur chance aux véritables patriotes et aux véritables démocrates qui se trouvent à la fois dans l’opposition et du côté du gouvernement.

Ainsi, certains membres actuels du gouvernement sont issus de l’opposition, ont été démolis par le système baasiste, mais appellent malgré tout à la réconciliation. C’est le cas, par exemple, d’ Ali Haydar, ministre de la réconciliation nationale. Il discute avec différents acteurs de la société : chefs rebelles, armée, imams, oulémas, patriarches, évêques etc. Il essaye également d’intervenir dans des affaires de kidnapping ou de prises d’otage par des groupes armés réclamant des rançons. Il y a donc des initiatives positives, y compris de la part du gouvernement ! On peut également citer l’Article 8 de la Constitution syrienne qui a été amendé, ce qui est pratiquement une révolution (3). Cela est dû au mouvement social syrien. Par conséquent, il n’est pas question de sous-estimer le sacrifice du mouvement d’opposition, qui a été laminé par le système baasiste, ni sa contribution à la démocratisation du pays.

Quelles sont vos appréhensions sur l’avenir politique du pays ? Comment voyez-vous le futur ?

Je pense qu’il y a un véritable risque de jeter le bébé avec l’eau du bain… La Syrie baasiste dispose malgré tout de certains acquis sociaux : souveraineté politique et alimentaire, système de santé performant, production de médicaments en grand nombre, tradition de non-alignement et d’indépendance… Il y a donc un danger réel de voir cet aspect également détruit. Les mauvais côtés de la Syrie baasiste seraient donc anéantis en même temps que tout ce qu’elle a apporté de positif à une population aussi hétéroclite que la sienne. Mon inquiétude, c’est donc qu’au nom de la démocratie et des droits de l’homme, le pays soit complètement détruit, humilié, satellisé, irakisé, somalisé.

En tous les cas, maintenant, je pense qu’il est temps de faire la paix. De part et d’autre, on est en train de tout détruire : les récoltes, les écoles, les hôpitaux… On parle par exemple de l’aviation gouvernementale qui bombarde, mais la grosse artillerie est également utilisée par la rébellion sur des centres urbains. Il y a aussi des attentats parmi les civils. Cette situation est absolument chaotique et me rappelle la terrible guerre qui a ravagé l’Algérie dans les années 1990. Là aussi, on avait affaire au Front de Libération National, un système plus ou moins corrompu, plus ou moins non-aligné et plus ou moins socialiste. Celui-ci a opté pour des réformes libérales, ce qui a résulté sur les émeutes du pain. Ces mouvements ont ensuite été récupérés par un certain courant puritain de l’islam, très à droite, (voire à l’extrême droite) alimenté par les vétérans de la guerre de l’Afghanistan contre l’Union Soviétique. Ce conflit a coûté la vie à environ 200 000 personnes et il a ensuite fallu un programme de réconciliation pour apaiser la société. Alors, plutôt que d’en rajouter en mettant de l’huile sur le feu, si on donnait plutôt une chance à la paix ?

Au cours de cet entretien, vous prônez souvent la paix et le dialogue. Quels sont, selon vous, les obstacles qui empêchent ces deux processus ?

Tout d’abord, il y a le jusqu’au-boutisme du gouvernement turc de l’AKP. Ensuite, le terrorisme encouragé et financé par les états européens. Le discours véhiculé par cette opposition, qui veut en découdre avec ceux qu’elle considère comme des mécréants, est extrêmement raciste, sectaire et confessionnel. En donnant la possibilité à l’État syrien de sécuriser ses frontières, on pourrait donc stopper cet arrivage massif de terroristes. Ceci résoudrait une partie du problème. Cependant, la question ne se limite pas à cela. La solution passe également par la paix, par un cessez-le-feu, par un retour du gouvernement à la situation d’avant 2005 sur le plan économique et social… En d’autres termes, il faudrait cesser la libéralisation à outrance.

De plus, ce pays a été confronté à plusieurs facteurs internes et externes. Quand le régime syrien dit qu’il a affaire à un complot international, il a malheureusement raison, même si ce n’est qu’une partie du problème. L’autre partie, ce sont les sécheresses à répétition, le boom démographique, l’arrivage de centaines de milliers de réfugiés libanais, palestiniens et surtout irakiens. Il faut savoir qu’un million et demi d’irakiens se sont installés en Syrie depuis 2003. Cela s’est fait sans que le gouvernement ne bronche. On ne peut pas en dire autant de la Turquie lorsqu’elle doit accueillir 100 000 réfugiés syriens… Sur le plan agricole également, la Syrie a été confrontée à des situations extrêmement difficiles, comme par exemple les sécheresses à répétition dans des zones comme Deraa. Cela peut forcément engendrer des troubles sociaux… C’est d’ailleurs ce qui a mis le feu aux poudres avant d’être récupéré par les mouvements djihadistes etc.

Pour conclure, je pense que tout le monde doit y mettre du sien. D’une part, il faut mettre fin au terrorisme, mais il faut également que le gouvernement syrien cesse le néolibéralisme et la torture. Il devrait également y avoir une véritable transparence en terme de gouvernance et la corruption devrait être dénoncée de manière plus vive. On a déjà assisté à certaines dénonciations grâce au mouvement social, mais il faudrait une vraie prise de conscience. Beaucoup de gens corrompus ont accédé à des échelons élevés au sein du régime baasiste. Ce sont d’ailleurs les premiers à avoir quitté le navire ! Le gouvernement doit donc se montrer plus ouvert au débat, en englobant l’ensemble de la société syrienne, mais il doit avant tout être intransigeant avec ceux qui ont commis des crimes en son nom. Je pense que si chacun mettait de l’eau dans son vin, on pourrait y arriver !

Pour aller plus loin…

Le livre de Bahar Kimyongür, « Syriana, la conquête continue », est disponible à la vente sur le site http://www.michelcollon.info

Interview réalisée par Le Cercle des Volontaires

Notes :

(1) Groupe de puissances émergentes regroupant le Brésil, la Russie, l’Inde, la Chine et l’Afrique du Sud.

(2) L’ Alliance Bolivarienne pour les Amériques est une organisation politique qui encourage la coopération économique et sociale entre les pays socialistes de l’Amérique du Sud.

(3) L’Article 8 de la Constitution syrienne stipule que le parti Baas possède le statut de « dirigeant de l’État et de la société ». Le fait qu’il soit amendé équivaut à l’entrée en vigueur du multipartisme dans le pays.


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