Les sanctions économiques étasuniennes imposées à Cuba sont uniques de par leur longévité et leur complexité mais reflètent une certaine cohérence si l’on prend en considération l’objectif réel de la première puissance mondiale. Pour cela, il faut partir du postulat suivant : le blocus fait partie d’un arsenal destiné non pas à la promotion des valeurs démocratiques comme le prétend l’administration de Washington, mais au contrôle des richesses naturelles des nations du Tiers Monde par le biais de leur subjugation. L’histoire des Etats-Unis, dont la principale caractéristique est la conquête violente et sanglante de nouveaux territoires, le démontre sans aucune équivoque.
Déjà au milieu du 19ème siècle, l’impérialiste étasunien William Gilpin annonçait : « La destinée inaccomplie du peuple américain est de soumettre le continent ».1 Le but premier des Etats-Unis est de s’assurer que les ressources des pays du Sud restent à portée de main du capital des maîtres de l’univers. Le cas de Cuba est spécifique car il s’agit du seul pays qui a osé refuser de suivre les directives prescrites par leur voisin du Nord, en construisant un chemin politique, économique et social souverain et indépendant, et ce, malgré les contraintes unilatérales imposées par Washington. L’inimitié dont est victime Cuba reflète une continuité historique dont il faut retracer les grandes lignes qui, au passage, seraient connues de tous s’il existait une quelconque estime à rapporter des truismes historiques évidents. Ce thème ne serait pas sujet à controverse si la société dans laquelle nous vivons était intellectuellement libre.
Cuba est sans doute la plus vieille préoccupation des colonialistes étasuniens. Déjà le 20 octobre 1805, Thomas Jefferson évoquait la suprême importance de l’Archipel des Caraïbes, encore sous domination espagnole, en déclarant : « La possession de l’île est nécessaire pour assurer la défense de la Louisiane et de la Floride car elle est la clé du golfe [du Mexique]. Pour les Etats-Unis, la conquête serait facile ».2 Cependant, l’Espagne pouvait gouverner jusqu’à ce que « notre peuple puisse être suffisamment avancé pour ravir ces territoires aux Espagnols, morceau par morceau ».3 En 1809, il écrivait dans une lettre à James Madison : « Je confesse de manière candide que Cuba serait l’addition la plus intéressante à notre système d’Etats ».4 La théorie du « fruit mûr » évoquée en 1823 par l’un des plus lucides et intelligents visionnaires politiques de l’histoire des Etats-Unis, John Quincy Adams, mentionnait « un objet d’importance transcendantale pour les intérêts commerciaux et politiques de notre Union » qui devait, à tout prix, tomber entre les mains des Etats-Unis.5 Cet objet en question était l’île de Cuba qui était déjà la priorité du gouvernement étasunien de l’époque.
Après l’écroulement de l’empire de Napoléon, naissait la doctrine Monroe qui stipulait que les Etats-Unis ne sauraient accepter l’intervention de l’Europe dans les affaires de l’hémisphère américain. Elle permettrait ainsi au colosse du Nord d’asseoir sa prédominance sur le continent dans d’excellentes dispositions, sans immixtion européenne. La théorie avait été motivée par les ambitions russes sur l’Oregon et par la volonté de prévenir toute reconquête des jeunes républiques latino-américaines par les nations européennes. Pilier fondateur de la politique étrangère étasunienne, la doctrine Monroe avait un dessein impérialiste et hégémonique et sera adaptée par la suite aux différentes situations avec un élargissement de son concept notamment avec le Corollaire de Roosevelt. Les facteurs économiques étaient primordiaux dans la recherche de nouveaux marchés. L’apparition d’une nation industrielle et l’essor de la production de biens entraînaient la nécessité de conquérir de nouveaux territoires. Et Cuba, de par sa position géostratégique dans le golfe du Mexique, se trouvait dans la ligne de mire nord-américaine, alors que les différentes tentatives d’acheter l’île aux Espagnols avaient échoué.6
En 1890, les investissements nord-américains à Cuba s’élevaient à 50 millions de dollars et 7% de l’ensemble des échanges extérieurs du voisin du Nord étaient réalisés avec le crocodile des Caraïbes. L’Espagne importait des produits cubains pour une valeur de 7 millions de dollars alors que les importations étasuniennes atteignaient 61 millions de dollars. Les intérêts économiques étasuniens ressentaient le besoin de contrôler le marché cubain de manière plus étroite afin de protéger leurs investissements.7
L’intervention étasunienne de 1898 dans la guerre d’indépendance des Cubains contre l’Espagne avait pour principal objectif d’empêcher les révolutionnaires cubains d’obtenir leur souveraineté. En effet, en janvier 1896, le capitaine général de l’île, Martànez Campos, responsable des opérations armées espagnoles, démissionna, avouant son impuissance à stopper les rebelles qui s’étaient infiltrés jusque dans la province de Pinar Del Rào, à l’extrême occident de Cuba. En juin 1896, les Etats-Unis invoquaient dans des discussions avec l’Espagne la possibilité d’octroyer le statut d’autonomie à Cuba pour anéantir le mouvement indépendantiste au grand courroux de Antonio Maceo, chef révolutionnaire cubain, qui rejeta catégoriquement l’idée.8 Bien que la supériorité matérielle et numérique de l’armée espagnole fusse écrasante, les belligérants cubains accumulaient les victoires et leur prestige auprès du peuple cubain et de l’opinion latino-américaine augmentait de jour en jour. L’ambassadeur russe à La Havane écrivait à son homologue en Espagne que « la cause de l’Espagne [était] perdue ».9 De la même façon, le colonel Charles E. Akers, correspondant du Times de Londres à La Havane, notait : « Avec une armée de 175 000 hommes, avec du matériel de tout ordre en quantités illimitées, un temps merveilleux, peu ou aucune maladie, avec tout en sa faveur, le général Weyler a été incapable de vaincre les insurgés ».10 Máximo Gómez, comandant des forces indépendantistes cubaines, déclarait le 1 mars 1898 : « l’ennemi est écrasé et en pleine retraite et les fois où il a eu l’opportunité de faire quelque chose il n’a rien fait ».11
Ce fut exactement à ce moment là que les Etats-Unis décidèrent d’intervenir, en pleine débâcle espagnole, pour spolier le peuple cubain de son indépendance, avec le fil de la machette. Le sénateur démocrate de Virginie, John W. Daniel, accusa le gouvernement étasunien de vouloir intervenir pour éviter une défaite des Espagnols : « …Quand est arrivée l’heure la plus favorable pour un succès révolutionnaire et la plus désavantageuse pour l’Espagne…le Congrès des Etats Unis est invité à remettre l’armée des Etats-Unis au Président pour aller imposer de force un armistice entre les deux parties, l’une d’entre elles ayant déjà déposé les armes ».12
L’armistice fut signé, le 10 décembre 1898 à Paris, par les Etats-Unis et l’Espagne et les Cubains se retrouvèrent évincés du protocole. L’imposition de l’infâme amendement Platt - qui sera abrogé en 1934 après que les Etats-Unis aient pris le contrôle de l’ensemble de la vie politique et économique de Cuba - réduisit à néant les espoirs cubains. Les Etats-Unis prirent le rôle de colon que l’Espagne décadente ne pouvait plus assumer. Après avoir souffert du colonialisme espagnol, Cuba allait endurer le néocolonialisme étasunien et Washington allait se « construire un empire aux frais de l’Espagne ».13 Le 1 janvier 1899, après le départ des troupes espagnoles, le drapeau nord-américain - et non le drapeau cubain- fut hissé dans le ciel de La Havane. Le fruit mûr était entre les mains étasuniennes.14
S’étant accaparé de la quasi-totalité de l’économie cubaine, les Etats-Unis intervinrent à maintes reprises pour maintenir le statu quo, notamment en 1912, en 1917 et en 1933 où les contestations populaires furent réprimées dans un bain de sang. Avant la Révolution de 1959, les entreprises étasuniennes possédaient 80% des services, mines, ranches, et raffineries de pétrole, 40% de l’industrie sucrière et 50% des chemins de fer.15 Le régime de Batista a joui de la bienveillance de Washington dans la mesure ou il a parfaitement servi ses intérêts économiques. Cuba a dû attendre jusqu’en 1959 pour goûter enfin au fruit de l’indépendance qui lui a été interdit pendant presque un demi-millénaire et qui coûta tant de sacrifices. Mais là encore, elle allait devoir payer au prix fort cet affront qui ne lui sera jamais pardonné par son voisin de toujours. Et quel prix !
Le blocus total imposé le 7 février 1962 viole les plus hautes conventions internationales et va à l’encontre des principes juridiques les plus basiques. Il a pour principal objectif de rétablir la domination néocoloniale étasunienne à Cuba en utilisant la famine comme arme politique contre la population cubaine. Les arguments justifiant l’imposition de cet état de siège économique ont varié selon les époques. Pendant la Guerre Froide, la « menace communiste » représentée par Cuba était le paradigme en vigueur même si toute étude sérieuse réduirait en miettes cette théorie. En effet, en 1959, la présence soviétique était inexistante à Cuba. Mais Washington persistait : Cuba représentait un danger pour la sécurité nationale des Etats-Unis et Kennedy incita le Mexique à les suivre dans leur politique d’hostilité contre Cuba. La réponse d’un diplomate mexicain ne tarda guère : « Si nous déclarons publiquement que Cuba représente une menace pour notre sécurité quarante millions de Mexicains se tordront de rire ».16
Le contexte de la guerre froide prétexté durant trente années, pour légitimer l’animosité étasunienne à l’encontre de Cuba, n’était en réalité qu’une duperie car la base factuelle frise le degré zéro. S’il existait un quelconque fondement à cette thèse, les Etats-Unis auraient normalisé les relations avec Cuba après l’anéantissement du bloc soviétique. Au lieu de cela, Washington a lancé une recrudescence des sanctions économiques avec la loi Torricelli en 1992 et la loi Helms-Burton en 1996. L’ancien parangon rhétorique ayant passé vie à trépas en 1991, un nouveau a été créé. Maintenant il ne s’agit plus d’endiguer le communisme mais de « rétablir la démocratie » à Cuba. Une « démocratie » dévouée aux intérêts de Washington peu importe si elle est dirigée par un clone de Gerardo Machado ou de Fulgencio Batista, du moment où elle fait de la subordination aux Etats-Unis sa principale vertu.
Le 5 novembre 2003, Les Nations Unies condamnaient les sanctions économiques infligées aux Cubains, pour la douzième année consécutive, par une majorité jamais atteinte auparavant. Cependant, pas un atome de changement ne se profile à l’horizon concernant la politique cubaine des Etats-Unis. Voici un tableau récapitulant les votes successifs depuis 1992 :
|
Nombre de pays en faveur de la fin du blocus
|
Nombre de pays contre la fin du blocus
|
Pays votant contre
tab-stops:50.2pt'>
|
1992
|
59
|
3
|
Etats-Unis, Israël, Roumanie*
|
1993
|
88
|
4
|
Etats-Unis, Israël, Albanie,
Paraguay
|
1994
|
101
|
2
|
Etats-Unis, Israël
|
1995
|
117
|
3
|
Etats-Unis, Israël, Ouzbékistan
|
1996
|
137
|
2
|
Etats-Unis, Israël
|
1997
|
147
|
3
|
Etats-Unis, Israël, Ouzbékistan
|
1998
|
157
|
3
|
Etats-Unis, Israël, Iles
Marshall
|
1999
|
155
|
2
|
Etats-Unis, Israël
|
2000
|
167
|
3
|
Etats-Unis, Israël, Iles
Marshall
|
2001
|
167
|
3
|
Etats-Unis, Israël, Iles
Marshall
|
2002
|
173
|
3
|
Etats-Unis, Israël, Iles
Marshall
|
2003
|
179
|
3
|
Etats-Unis, Israël, Iles
Marshall
|
*La Roumanie vota contre par erreur
Les seuls et uniques objectifs des Etats-Unis sont de renvoyer Cuba dans les affres et les tourments qui affligent des nations du Tiers Monde desquels elle a osé s’extirper, de piller ses richesses et de détruire son système social qui est « considérée de manière uniforme comme le modèle prééminent pour le Tiers Monde », selon la American Association for World Health.17 Le but du blocus est d’exaucer les voeux de Thomas Jefferson et de John Quincy Adams, d’incorporer Cuba dans la sphère d’influence de Washington et de permettre au capital étranger de la saccager. Les logorrhées reprenant les questions des droits de l’homme ne sont que de la rhétorique intéressée qui masquent un projet très clair : mettre au pas le peuple cubain et le renvoyer aux standards misérables dans lesquels il se morfondait avant le triomphe de la Révolution.
Récemment, le Président George W. Bush, en plus d’avoir déjà placé l’île des Caraïbes sur la liste des pays terroristes - décision qui devrait déclencher l’hilarité générale au sein de la communauté internationale au vu du manque de fondement de cette sentence - a déclaré que les restrictions concernant les voyages de citoyens étasuniens à Cuba se feraient plus sévères. Il a également appelé à la création d’une « Commission Présidentielle pour l’assistance à une Cuba Libre », ceci afin de rembourser une partie de la dette qu’il a contractée auprès de ses amis d’extrême droite de la Fondation Nationale Cubano-Américaine - une puissante entité qui n’hésite aucunement à utiliser le terrorisme comme outil d’expression politique -, lors des élections de 2000. Quelle est la véracité de ces dires ? Nulle ! Il est aisé de deviner quel genre de « Cuba Libre » les Etats-Unis souhaitent créer : une nation « plus acceptable pour les Etats-Unis » comme l’administration de Washington le soulignait dès 1959, c’est-à -dire, complètement obéissante à ses ordonnances.18
Condoleeza Rice, la conseillère à la Sécurité Nationale du Président Bush, a évoqué le « cas intolérable de Cuba » et cette réflexion n’est pas dénuée de fondement si l’on se place du point de vue des stratèges politiques étasuniens.19 En effet, il est « intolérable » qu’un pays du Tiers Monde qui, de surcroît, se trouve dans l’arrière cour des Etats-Unis, ose défier les maîtres du monde en destinant ses ressources naturelles à son peuple et non pas aux intérêts économiques et financiers de Washington. Il est inadmissible qu’une nation asphyxiée par un réseau législatif de sanctions, que même une puissance européenne aurait du mal à supporter, puisse encore résister après 44 années d’étranglement économique, et, pis encore, « la politique sociale est indiscutablement un secteur où Cuba a excellé en garantissant une distribution équitable du revenu et le bien-être de la population, en investissant dans le capital humain », selon le rapport publié par la Commission Economique Pour l’Amérique Latine (CEPAL) des Nations Unies.20 Et les Etats-Unis ne peuvent pas tolérer cette hérésie.
Si Cuba se plie aux ordres de Washington, si elle accepte de renoncer à sa souveraineté, et de soumettre ses ressources aux appétits voraces des multinationales, elle sera considérée comme partie intégrante du monde « démocratique ». Mais tant qu’elle n’aura pas rempli ces conditions, elle continuera à être la cible des attaques de Washington. Comme disait l’Apôtre cubain José Martà, héros de la seconde guerre d’indépendance, « la liberté coûte très chère, et il est nécessaire, soit de se résigner à vivre sans elle, soit de se décider à l’acheter à son prix ». Et les Cubains ont fait leur choix.
Tant que Cuba continuera à défier l’idéologie dominante et dogmatique du marché en montrant, par son exemple, qu’il est possible de se libérer de la désolation du sous-développement, non pas en appliquant les diktats du Fonds Monétaire International et de la Banque Mondiale, mais en plaçant l’être humain au centre de son projet de société, elle sera toujours la cible d’attaques paramilitaires orchestrées à partir des Etats-Unis. Tant qu’elle se refusera à appliquer la discipline du marché et du profit, le terrorisme économique étasunien ne cessera point.22
Les racines du blocus ne remontent pas à 1959 mais au début du 19ème siècle car les expansionnistes étasuniens ont toujours voulu s’accaparer de l’Ile. En 1902, une librairie nord-américaine diffusait une carte de Cuba sous le titre : « Our New Colony : Cuba ».21 Les Etats-Unis feront tout ce qui est en leur pouvoir pour revenir à cette situation prérévolutionnaire, pour faire de Cuba un autre Porto Rico, un autre Haïti ou une autre République Dominicaine - où l’opulence d’une minorité contraste avec l’indigence de la majorité et où les transnationales étasuniennes font de pharamineux bénéfices -, et s’accrocheront inlassablement à la même rhétorique volubile et désuète qu’ils ne cessent de ressasser.
*Salim Lamrani est doctorant à l’université La Sorbonne Paris :
Il a publié :
– Le Lobby cubain aux Etats-Unis de 1959 à nos jours.
– Enron et libéralisme
– 1898 : l’intervention des Etats-Unis dans la guerre d’indépendance de Cuba
– L’invasion de l’Amérique : de Colomb à Wounded Knee