Si la littérature n’est pas toujours à l’estomac, elle reste une épicerie. Faut croire que Bourdon n’a pas trouvé plus célèbre que lui pour occuper le narthex de son « Petit Manuel de Désobéissance Citoyenne ». Observons qu’au chapitre des rebelles, en France patrie de Louise Michel, les hommes qui disent « non » ne se comptent pas en bataillons. Ceux qui se dressent, comme poussés par une douleur identique à celle de la pointe de bois que l’on glisse sous les ongles, sont plus des individus qu’une légion organisée. Le désobéissant est un être seul. Un matin, lassé de couper l’eau ou l’électricité à des gens sans le sou, le technicien de Véolia ou d’EDF plie son échelle et dit « non ». Des gens comme eux ne sont que des héros de village, leur essence est ordinaire mais eux ne le sont pas. Ils sont de cette matière humaine qui nous fait espérer que l’avenir dure encore un peu. Leurs exploits, le refus d’être complice d’une injustice, vous ne les verrez pas exposés à l’étal de Pujadas, le petit frère des riches. Ces obscurs guérilleros d’un no passaran sans espoir agrémentent plutôt les pages « locales » du Maine Libre ou du Courrier de l’Ouest. Sans pleurnicher, pour ne pas avoir appliqué la loi, celle d’EDF ou de Véolia, ils seront condamnés au chômage sans indemnités. C’est la tête haute qu’ils vont recevoir le saint chrême du RSA. Puis passer dans l’oubli comme les fusillés de 1917.
Sauf qu’il y parfois un Bourdon qui se met en travers. Qui éploré de voir ces héros trop modestes partir vers la guillotine sociale, rédige un petit manuel. Une Bible qu’il faut avoir dans sa boîte à gants avant de désobéir à l’ordre qui fait désordre. L’avocat -notez que je n’ai à pas, ici, utilisé le qualificatif habituellement requis de « ténor du barreau » alors que le maître est aussi musicien- qui pousse à la roue de la désobéissance ne veut pas pour autant envoyer ses lecteurs au casse pipe. Le souhait de Bourdon est de banaliser le « non », le « stop », « le plus jamais ça ». Pour ce faire le juriste vétilleux et malin vient tenir la main du rebelle. Il est à ses côtés pour l’aider à accomplir son devoir : « lancer l’alerte ». Il faut que la France de 2014 soit une société capable d’écouter ses indignés, ceux qui jettent le grain de sable dans les rouages de la colonie pénitentiaire, sans pour autant les envoyer au gnouf ou, dans sa version domestique, à Pôle emploi. Autrement dit, « Allez-y, sautez mais avec un parachute ». Dans son manuel, Bourdon se fait livreur de parachutes. Le lecteur sent que, pour l’avocat -dans un pays ou la réputation des élus a du plomb dans l’aile- il devrait être possible de formuler des doléances, de faire ce qui est juste et moral, dans l’urgence comme en référé, sans que tout cela se termine aux Prudhommes ou au TGI et même aux Assises.
Pas ennuyeux, ce livre est plus un manuel d’histoire qu’une analyse du Code pénal. Comme dans les bons ouvrages pédagogiques, les pages sont porteuses d’exemples. Tout en haut des étagères nous trouvons les super héros Edward Snowden et Julian Assange, le révélateur du scandale des écoutes de la NSA et celui des petits télégrammes échangés secrètement entre ces amis qui gouvernent le monde. En cette saison de Sotchi, difficile de faire mieux, mais la France n’est pas minable. Elle a la sainte de Brest, Irène Frachon qui, dans sa solitude de coureur de fond (de fondamental), a tordu le bras de Servier et de son Médiator. Elle a aussi Hervé Falciani, un banquier rendu nauséeux par la cohorte des délinquants, ces évadés fiscaux dont les dossiers passaient quotidiennement sous ses yeux à la HSBC de Genève. Un jour il a craqué, pris les listes pour les passer à l’ouest et les confier au procureur Montgolfier. Et cet homme, au prétexte qu’il a dénoncé l’argent noir et sale, a acquis derechef le statut généralement réservé aux criminels en série ou aux génocidaires. Pour une fois d’accord, les états d’Europe ont alors décidé d’avoir la peau de Falciani : on ne joue pas avec l’argent des riches. Outre ces lanceurs d’alerte stars, Bourdon se préoccupe surtout de ceux qui n’ont ni nom ni grade. Comme ces techniciens qui refusent de couper l’eau, le gaz et l’électricité à une famille qui, alors, devra partir à la rue.
Dans son « Manuel » l’avocat évoque le cas de Paul Magnaud, président du tribunal de Château Thierry qui, en 1898 (quand voler un œuf était voler un bœuf), a refusé de condamner Louise Ménard accusée d’avoir volé du pain. Ayant pour unique excuse « qu’elle et son enfant de deux ans n’avaient pas mangé depuis trente six heures »… Le président Magnaud a justifié sa relaxe de la façon suivante, « il est regrettable que, dans une société bien organisée, un de ses membres, surtout une mère de famille, puisse manquer de pain autrement que par sa faute ». Vite une souscription afin de payer une statue en hommage à cet excellent juge.
Bien sûr la notion de rebelle n’est pas nouvelle et le Chevalier de Labarre a été guillotiné pour avoir refusé de saluer un ostensoir. Plus près de nous, rendons hommage la trop petite cohorte de ceux qui, dès 1954, ont refusé d’aller « servir » en Algérie. Puis ces « salopes » qui se sont accusées d’un délit, l’avortement, pour sortir enfin la condition des femmes des mains des faiseuses d’anges. Il y aussi ces médecins discrets qui mènent le combat contre leur Ordre, refusant d’oublier qu’il relève d’un esprit de police inventé par Vichy.
Puisque l’auteur du Manuel a pour objet d’empêcher que le lancement d’une alerte soit une forme de suicide, il donne de leçons de guérilla juridique à ceux qui décident de dire « Non ». Au-delà, sur le plan collectif, Bourdon poursuit sa conception du droit et de la vie en société, son utopie qui n’est pas pour autant décrocher la lune. Ainsi, dans l’esprit d’Hannah Arendt il lance l’idée de créer un organisme d’État dont la fonction serait d’écouter tous ces hommes et femmes qui se lèvent pour dire « Basta ». A défaut d’être rouge, l’avenir sera désobéissant.
Jacques-Marie BOURGET
Petit Manuel de Désobéissance Citoyenne. Par William Bourdon. Editions JC Lattès. 12,50 euros.