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Sarkozy pire que prévu. Les autres : prévoir le pire

Pourquoi Alain Badiou ne vote plus

Comme bien d’autres, en 1968, Alain Badiou se fait voler sa victoire. Le grand mouvement de Mai débouche sur l’élection d’une assemblée massivement de droite puis, en 1969, sur le second tour d’une élection présidentielle mettant en scène deux candidats de droite. Badiou pense alors que « si organiser des élections est un moyen essentiel de casser la puissance des révoltes, c’est que les élections sont un traquenard redoutable bien plus qu’un rite débonnaire. » Plus prosaïquement : « Élections, piège à cons ! »

Badiou a alors 31 ans. Il ne votera plus jamais.

Ce bref ouvrage, qui s’occupe assez peu de Sarkozy, analyse toutes les impasses du jeu parlementaire. Ses traquenards, ses faux-fuyants. Pour Badiou, les élections sont toujours biaisées parce qu’elles sont à l’image d’un paysage politique tout en illusions. Que fait la gauche, demande-t-il ? Dans le meilleur des cas, de Mauroy à Jospin, elle ne vient au pouvoir que pour « assumer les besognes qu’impose la crise de la propriété. » Dans le moyen-haut, elle réprime (Clemenceau casse un mouvement de mineurs, Jules Moch invente les CRS et les lance contre les ouvriers). Dans le pire des cas, elle est sanglante : Mollet, Lacoste, Mitterrand pendant la guerre d’Algérie. Avant eux, Gustav Noske s’était vanté du meurtre - par les corps francs - de Rosa Luxemburg et Karl Liebknecht : « Il faut que quelqu’un fasse le chien sanglant : je n’ai pas peur des responsabilités ».

Dans l’idéal, ce à quoi il faut parvenir, propose Badiou, c’est à une pensée de la politique dont le vote est purement et simplement absent. Pour ce qui concerne les pays occidentaux dans leur majorité, la démocratie électorale n’est rien d’autre que du capitalo-parlementarisme.

Les dernières élections dans les pays arabes ou en Europe ont raconté une autre histoire que celle de la rue, que celle du mouvement populaire, que celle de la libération. Elles ont raconté celle de l’hégémonie, soit de partis religieux conservateurs, soit de partis ultra-libéraux ou archi-réactionnaires, comme le PPD espagnol, avatar pur et simple de l’ordre franquiste. Badiou estime que les élections parlementaires n’existent que « comme la confirmation consensuelle du capitalisme libéral, consensus distribué entre deux factions qui s’échinent à présenter le Même sous le déguisement de la Différence. »

Pour Badiou, la quadrature du cercle est qu’un mouvement politique réel « ne doit pas se laisser interrompre par une procédure qui n’est pas interne à sa propre subjectivité active, qui prend la figure d’une consultation électorale organisée par l’autre camp, dans lequel les forces d’inertie, les forces conservatrices seront majoritaires. » Ce n’est pas parce que la rue égyptienne a dégagé Moubarak que l’armée égyptienne n’est plus là . Bref, les révolutionnaires ne doivent accepter des élections que si ce sont eux qui les organisent. Comme sous la Commune quand les élections furent un moment, une composante du mouvement lui-même.

Dans les démocraties occidentales, le pouvoir du peuple est très faible. Nul lorsqu’il s’agit de décisions concernant l’économie ou la politique étrangère. Nous vivons dans un régime oligarchique, composé d’un mélange de décideurs, les uns élus, d’autres autoproclamés, d’autres encore oeuvrant dans des lieux déterminants comme les médias.

Les libertés consensuelles ne concernent que « la liberté d’entreprendre et de s’enrichir sans limites, le soutien militaire aux expéditions qui rapportent gros, la souveraineté des marchés. » Jospin avait prévenu : « Nous n’allons pas revenir à l’économie administrée. »

Il y a cinq ans, pour qualifier le sarkozysme, Badiou avait utilisé l’expression de « pétainisme transcendantal ». Il revient sur ce concept en expliquant que pour piller l’État, Sarkozy et les siens ont puisé leur rhétorique dans l’arsenal du pétainisme : mettre tous les problèmes sur le dos des « étrangers », de gens d’une civilisation « inférieure », des intellectuels « coupés des réalités », des malades mentaux, des enfants génétiquement délinquants, des nomades, des « mauvais » parents dans les milieux pauvres.

Que peut faire Hollande, sinon une politique conservatrice légèrement réformatrice ? Y a-t-il eu, demande Badiou, ces cent dernières années - à part l’abolition de la peine de mort - une seule mesure progressiste sur laquelle les socialistes ne sont pas revenus ? Les privatisations ont succédé aux nationalisations, et pas l’inverse. Pour la gauche parlementaire, la tremblote et le repentir semblent être la conduite de prédilection.

Il faut donc sortir de la représentation, investir les lieux de l’adversaire, contraindre le pouvoir d’État pour préparer son dépérissement.

Bernard GENSANE

Alain Badiou. Sarkozy pire que prévu. Les autres : prévoir le pire. Paris : Nouvelles Éditions Ligne, 2012. 93 pages.

PS : Il n’y a pas 2 millions d’Alain Badiou en France. Mais le fait est que lors du second tour de l’élection présidentielle de 2012, 2154956 Français ont voté blanc ou nul. Autrement dit : 4,68% des électeurs qui se sont rendus aux urnes. Ce chiffre important signifie quelque chose. Lors du référendum de 2005, les blancs ou nuls n’avaient été " que " 730000, c’est-à -dire 2,52% des suffrages exprimés.

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COMMENTAIRES  

17/05/2012 20:24 par Roger Lafosse

Quant à l’abolition de la peine de mort, elle s’est faite pratiquement sans débat dans la population. Un débat aurait permis de questionner la peine de prison. On savait que les prisons sont des écoles de délinquance. Les longues peines détruisent le prisonnier (récemment des prisonniers italiens qui en avaient assez ont pétitionné pour réclamer la peine de mort). On met en prison beaucoup de malades mentaux. Notre système carcéral est un désastre et devrait être remplacé.
La peine de mort serait abolie en France alors que presque tous les ans nos troupes bombardent ici et là pour des motifs inavouables ? Qui peut dire combien d’enfants ont été massacrés en 2011 ?

17/05/2012 22:40 par Anonyme

Le respect dont jouit Badiou à gauche est difficilement compréhensible. Ce type défend l’idée que ce sont les élites qui sont progressistes en France alors que le peuple, qu’il méprise, serait réactionnaire. Il défend la psychanalyse de Lacan, comme son collègue BHL (voir un récent numéro du nouvel obscurantiste), il ne veut pas aller à la fête de l’Huma se mêlanger avec les beaufs, il méprise la démocratie en se prenant pour Platon etc etc etc.... Bourdieu ne serait pas très content de se voir comparer avec un type qui méprise autant à la fois les faits et le populo.

Des critiques de gauche de Badiou, dans le monde diplo :

http://www.monde-diplomatique.fr/2011/01/PIEILLER/20039

et par Aymerick Monville, sur le ’communisme hypothétique’

http://www.lafauteadiderot.net/Le-communisme-hypothetique-d-Alain

18/05/2012 13:54 par Fred

"Il faut donc sortir de la représentation, investir les lieux de l’adversaire, contraindre le pouvoir d’État pour préparer son dépérissement."

Une Quinta Columna ?...ou quoi

18/05/2012 18:02 par Annie Stasse

Je ne sais pourquoi je garde une estime intellectuelle à Badiou. Peut-être parce que nous n’avons plus d’intellectuels de gauche en France (Debray peut-être). La sphère est tellement vide que le seul qui reste on prend.

En effet nous avons été dépossédé de 68. Tout comme les révolutions arabes en cours (en cours seulement, elles n’en sont qu’à leur début, il est un peu hâtif d’en tirer des conclusions).

Mais chaque fois (2 fois en tout et dans un temps très court, Front Popu et 81-82) nous avons eu des avancées législatives sociales que nous avons toujours et qui firent exemples dans le monde entier. Il est vrai qu’en 36 la rue a aidé, sans il n’y aurait rien eu, mais sans un gouvernement… pas plus. Voir les retraites 2010.

Cependant sa théorie reste vide du principal : quelle solution ? La révolution pour demain est un peu enfantin, et le sachant ce n’est pas ce qu’il dit. Mais il ne dit rien.

18/05/2012 20:33 par BM

J’ai essayé de lire les livres de Badiou, j’ai dû à chaque fois renoncer au bout de quelques pages... Les mots défilaient devant mes yeux sans que je puisse rien comprendre. Les phrases étaient correctes sur le plan grammatical, mais dépourvues de sens ; je pensais à la phrase célèbre de Chomsky "Colourless green ideas sleep furiously"...

Je ne me sens pas le droit de critiquer M. Badiou au sujet de ses idées, car s’il en a, je n’ai pas pu deviner quelles elles étaient. Désolé, mon intelligence a des limites, la vie est courte, et je préfère donc lire autre chose...

P.S. Chomsky s’est exprimé à plusieurs reprises sur ce qu’on peut appeller (sans doute faute d’une meilleure dénomination) le "post-modernisme". Ces interventions ont-elles été traduits en français ? En voici quelques-unes :
http://cscs.umich.edu/~crshalizi/chomsky-on-postmodernism.html
http://www.zcommunications.org/french-intellectual-culture-post-modernism-by-noam-chomsky

22/05/2012 23:41 par alexis

Pour BM : de Chomsky, il y a "le vrai visage de la critique postmoderne", traduit pour la revue Agone

http://atheles.org/agone/revueagone/agone18et19/index.html

17/06/2012 13:47 par Michel E.

17/05/2012 à 22:40, par Anonyme
Le respect dont jouit Badiou à gauche est difficilement compréhensible. Ce type défend l’idée que ce sont les élites qui sont progressistes en France alors que le peuple, qu’il méprise, serait réactionnaire.

Pourtant : http://www.lemonde.fr/election-presidentielle-2012/article/2012/05/05/le-racisme-des-intellectuels-par-alain-badiou_1696292_1471069.html

Citation :

"Faut-il conclure que notre Etat n’a pas le peuple qu’il mérite, et que le sombre vote lepéniste atteste cette insuffisance populaire ? Il faudrait alors, pour renforcer la démocratie, changer le peuple, comme le proposait ironiquement Brecht...

Ma thèse est plutôt que deux autres grands coupables doivent être mis en avant : les responsables successifs du pouvoir d’Etat, de gauche comme de droite, et un ensemble non négligeable d’intellectuels.

En définitive, ce ne sont pas les pauvres de nos provinces qui ont décidé de limiter autant que faire se peut le droit élémentaire d’un ouvrier de ce pays, quelle que soit sa nationalité d’origine, de vivre ici avec sa femme et ses enfants. C’est une ministre socialiste, et tous ceux de droite ensuite qui se sont engouffrés dans la brèche."

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