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Réflexions sur le Bloody Sunday de Derry et le Bloody Monday de Gaza

Alors que le gouvernement britannique vient de présenter des excuses officielles, 38 ans après le Bloody Sunday de Derry, le gouvernement israélien annonce la mise en place d’une "commission d’enquête" sur l’attaque sanglante contre la Flottille de Gaza. Les réflexions qui suivent entendent montrer qu’au-delà d’un simple hasard de calendrier, l’Histoire est peut-être, sous nos yeux, en train de bégayer. (...)

Le 30 janvier 1972, l’armée britannique ouvrait le feu sur une manifestation organisée à Derry, en Irlande du Nord, par le Mouvement des Droits civiques : 13 manifestants étaient tués par balle, un 14ème succombant plus tard à ses blessures. 38 ans après le Bloody Sunday, le Premier Ministre britannique David Cameron a présenté cette semaine des excuses officielles, évoquant, suite à la publication du Rapport Saville, des actes « injustifiés et injustifiables ». Les familles des victimes auront donc attendu près de quatre décennies pour que leurs proches soient innocentés et que la Grande-Bretagne reconnaisse sa responsabilité dans la tragédie de Derry.

Le Rapport Saville, commandé par Tony Blair en 1998, a conclu après une enquête minutieuse (12 ans d’investigations, 160 volumes, 2500 témoins entendus), que les soldats britanniques ont tiré sur des civils désarmés, qu’ils n’étaient pas menacés et qu’ils ont menti dans leurs dépositions. Le Rapport Saville contredit donc les conclusions du Rapport Widgery, enquête « officielle » qui concluait, 2 mois après les faits, que les soldats n’avaient fait que se défendre face à des manifestants qui les attaquaient avec des armes à feu et des bombes incendiaires.

Hasard du calendrier, l’Etat d’Israël vient d’annoncer la mise en place d’une commission d’enquête relative à l’assaut sanglant (9 morts) contre la Flottille de Gaza. Ce faisant, le gouvernement israélien n’a pas tenu compte de l’avis de l’ONU, qui préconisait une enquête internationale indépendante. Présidée par le Juge Jacob Turkel, la commission israélienne, qui n’entendra pas les commandos et les officiers impliqués dans l’assaut, est officiellement chargée d’examiner la compatibilité de l’opération israélienne avec le droit international.

David Trimble, le chaînon manquant ?

Sous l’amicale pression des Etats-Unis, Israël a accepté d’intégrer à la commission deux « observateurs internationaux », qui participeront aux travaux d’investigation mais n’auront pas le droit de vote. Le premier de ces observateurs est Ken Watkin, ancien avocat de l’armée canadienne, connu pour avoir notamment conseillé l’Etat-major canadien quant à ses opérations en Afghanistan. Le second est David Trimble, ancien chef du Parti Unioniste d’Ulster (protestant), lauréat du Prix Nobel de la Paix en 1998 et décoré par la Reine d’Angleterre en 2006.

L’implication de David Trimble tend à suggérer qu’au-delà d’un hasard de calendrier, l’Histoire est peut-être, sous nos yeux, en train de bégayer. Sans revenir ici sur les ressemblances (et les différences) entre « Question d’Irlande » et « Question de Palestine », il est utile de rappeler les processus subjectifs d’identification que les similitudes entre les deux situations ont générés : il y a quelques années les drapeaux israéliens fleurissaient dans les quartiers protestants de Belfast ; lors de l’offensive israélienne contre Gaza à l’hiver 2008-2009, le « Free Derry Corner », symbole du combat des Républicains irlandais, fut rebaptisé « Free Gaza Corner ».

La présence de David Trimble, figure de l’Unionisme protestant, dans la commission d’enquête israélienne, est donc plus que symbolique. A fortiori lorsque l’on se souvient qu’il s’était opposé, en 1998, à l’ouverture de nouvelles investigations sur le Bloody Sunday, s’inquiétant d’éventuelles poursuites contre des soldats britanniques. On imagine dès lors qu’il ne s’insurgera probablement pas contre les objectifs de la commission israélienne tels qu’ils ont été formulés par Benyamin Netanyahu : « Préserver la liberté d’action de nos soldats et prouver que nos actions étaient de caractère défensif et donc justifiées ». Un Rapport Widgery bis, en somme…

Quand l’Histoire bégaie

Le 30 janvier 1972 et le 31 mai 2010, des troupes régulières ont tiré à balles réelles sur des civils mobilisés contre des pratiques étatiques répressives : internement de masse dans un cas, enfermement de masse dans l’autre. Le 30 janvier 1972 et le 31 mai 2010, des manifestants équipés d’armes de fortune ont été pris pour cibles par des troupes d’élite qui ont, comme l’ont révélé les autopsies (balles dans la partie supérieure du corps, notamment dans la tête), tiré pour tuer. Le 30 janvier 1972 et le 31 mai 2010, des responsables politiques ont expliqué que leurs soldats n’avaient fait que se défendre tandis que des militants dénonçaient des crimes d’Etat.

C’est en regardant les vidéos que certains passagers de la Flottille ont pu rendre publiques malgré les confiscations et la censure israéliennes que je n’ai pu m’empêcher de penser aux manifestants de Derry. Certaines des images, souvent mises en ligne sur internet sans montage préalable, semblaient en effet directement extraites du Bloody Sunday de Paul Greengrass : scènes de panique, civils cherchant à s’abriter, terrorisés et incrédules, inquiétants bruits de tirs en fond sonore, propos de militants qui cherchent à rassurer malgré l’évidence (« Ils ne tirent pas à balles réelles... »), corps sanglants que l’on essaie de soigner ou de ranimer à même le sol…

L’Histoire ne se répète jamais à l’identique. Il n’en demeure pas moins que le Bloody Monday de Gaza peut et doit être comparé au Bloody Sunday de Derry. Lorsqu’ils sont confrontés à une contestation grandissante, populaire et non-violente, nombre de gouvernements privilégient la dissuasion par la force, brute et spectaculaire : « Il fallait des morts », concédait un soldat britannique après le Bloody Sunday. Des « exemples », en somme, afin que chacun des contestataires puisse se dire « cela aurait pu être moi », ou « la prochaine fois ce peut être mon tour ». Afin aussi de renforcer les partisans de la seule confrontation militaire, que des Etats possédant une armée régulière, équipée et entraînée, préfèrent largement à une contestation populaire alliant lutte non-violente et lutte armée défensive.

Un nouveau bail de 38 ans ?

Israël fait face à une remise en cause de plus en plus visible et massive de sa politique. A l’instar de la Grande-Bretagne en Irlande du Nord au début des années 70, le gouvernement Netanyahu a fait le choix de l’épreuve de force. Et ce ne sont pas les soi-disant concessions, comme « l’allègement » du blocus de Gaza, déjà dénoncé par nombre d’ONG et d’agences de l’ONU, qui inverseront cette tendance. L’assaut sanglant contre la Flottille de Gaza est la plus récente manifestation de la tragique fuite en avant d’un Etat qui refuse d’affronter la réalité et s’enferme dans une logique mortifère, pour ne pas dire suicidaire. Rappelons ici le film de Greengrass et l’adresse prophétique au Gouvernement britannique d’Ivan Cooper, l’un des organisateurs de la Marche de Derry, lors de la conférence de presse qui avait suivi le carnage : « Vous récolterez une tempête ».

Le Bloody Monday de Gaza, comme le Bloody Sunday de Derry, n’est pas un incident isolé, un coup de tonnerre dans un ciel serein, mais bien une tragédie résultant d’une obstination et d’une myopie politiques qui conduisent à vouloir faire disparaître ce que l’on ne veut pas voir. Un déni de réalité qui avait conduit Itzhak Rabin à affirmer qu’il rêvait « de voir Gaza sombrer dans la Méditerranée ». Or, si chacun sait que l’Etat d’Israël ne peut pas, à l’heure actuelle, faire disparaître un peuple et ses aspirations, pas plus qu’il ne peut se débarrasser d’un mouvement de solidarité internationale de plus en plus massif, on ne peut qu’être inquiet de la tournure actuelle des événements.

La vraie-fausse commission d’enquête sur l’abordage sanglant de la Flottille rendra sans aucun doute des conclusions établissant que les commandos israéliens n’ont fait que « répliquer à des attaques », selon la formule du Rapport Widgery. Ce que l’on peut souhaiter, c’est de ne pas avoir à attendre 38 ans avant que l’Etat d’Israël ne reconnaisse le caractère « injustifié et injustifiable » de la violence de l’opération du 31 mai et ne présente ses excuses aux victimes et à leurs familles. Un tel souhait n’est pas motivé que par des considérations sur la justice et la vérité : au large de Gaza, contrairement à ce qui s’était passé à Derry, ce n’est pas la population discriminée qui a été ciblée, mais des internationaux venus exprimer leur solidarité. Il ne s’agit pas de penser que certains morts valent plus que d’autres, mais de se rendre compte qu’Israël a franchi un cap plus que symbolique.

Nul ne sait quelle sera la prochaine étape de cette course folle si elle n’est pas immédiatement interrompue par de véritables pressions et sanctions internationales, mais on peut craindre le pire.

Julien SALINGUE
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