La sérotonine est à la mode : dans son best-seller 12 Règles pour la vie. Un antidote au chaos,paru en janvier 2018, le Canadien Jordan Peterson en faisait déjà une panacée face aux problèmes de notre société. Mais que vaut le dernier Houellebecq ? se demandent des critiques. On peut y répondre en posant deux autres questions : pourquoi prend-on plaisir à lire les romans de Houellebecq ? S’est-il vraiment transformé, comme l’affirment certains critiques, en un citoyen solidaire, prophète et partisan des Gilets Jaunes ?
Houellebecq a bien sûr analysé les clés de son succès, et il prend bien soin de donner, dans chaque roman, ce qu’en attend le lecteur : du sexe, des « effets de réel » et des partis-pris politiquement incorrects.
L’élément pornographique est celui qui s’est usé le plus vite : les variations zoophile et pédophile sont bien mécaniques, expédiées comme une corvée. Du reste, remarque Houellebecq, en constatant la quantité d’émissions culinaires à la TV, l’Occident régresse au stade oral, « pour le dire dans les termes du guignol autrichien ».
Les « effets de réel » suscitent, me semble-t-il, plus d’excitation. Le name dropping règne partout, qu’il s’agisse d’une carabine (la Steyr Mannlicher HS50), d’une voiture (le 4x4 Mercedes G 350 TD) ou bien sûr d’un magasin d’alimentation (et on a l’étude comparée des mérites de Monop Daily et de Carrefour City). Ces références nous procurent le plaisir de reconnaître, sublimées par l’écriture, nos expériences quotidiennes, et peuvent même nous donner l’impression de mieux maîtriser notre environnement.
Le name dropping est particulièrement intense en ce qui concerne les noms de lieux : tout comme le Tour de France, un roman de Houellebecq nous permet de découvrir nombre de villages aux noms bucoliques : le héros de La Carte et le territoire se fixait dans la Creuse, à Châtelus-le-Marcheix ; ici, nous sillonnons la Suisse normande, avec des étapes à Thury-Harcourt, Bazoches-au-Houlme, Canville-la-Rocque, Rabodanges, Putanges...On penserait presque au livre Noms de pays de la Recherche du temps perdu, ou au Conscrit des cent villages d’Aragon, n’était l’ironie malveillante qui préside, plus que la poésie, au choix de certains noms.
Comme d’habitude, le récit des amours et des ratages de Claude-Florent est émaillé de notices d’information (toujours tirées de Wikipédia, mais, maintenant, plus succinctes) sur les sujets les plus divers : la station naturiste d’Al Alquian (El Alquian en réalité, mais, souvenir de Houellebecq ?, Houellebecq veut sans doute faire allusion à l’arabisation de la côte andalouse), la géniale stratégie touristique de Franco, l’ancienneté de la famille aristocratique des Harcourt, la politique agricole européenne mortelle pour les producteurs d’abricots du Roussillon ou les éleveurs normands, l’abominable élevage en batterie des poules du côté d’Elbeuf...
Mais ces éléments de réel n’ont pas un but noblement pédagogique, encore moins de dénonciation. Ils apparaissent sur un fond de Weltansschauung nihiliste. Bien sûr, la guérilla de Florent contre les détecteurs de fumée est jouissive, comme le choix du diesel pour son 4x4 (le Super-U de Thury-Harcourt « avait l’avantage annexe de me permettre de refaire le plein de diesel » après les courses) : la stratégie anti-Gilets Jaunes de Macron, consistant à opposer l’écologique au social, a fait du diesel un symbole de révolte, tout comme un tee-shirt du Che ! Jouissives aussi les piques contre les bêtes noires de Houellebecq, les Japonais décadents et pervers, ou les Hollandais, « race de commerçants polyglottes et opportunistes », dont le pays n’est qu’une entreprise soutenue, comme l’a enseigné Max Weber, par l’esprit calviniste du capitalisme.
Mais le cynisme de Houellebecq devient déplaisant lorsqu’il se combine à un ton sentimental et qu’il fait jouer les violons pour s’apitoyer sur les femmes qui ne peuvent plus s’épanouir en se consacrant à leur foyer, ou lorsqu’il s’attendrit sur une femme douce et dévouée qui aurait pu « sauver ma bite, mon être et mon âme », et dont la principale qualité de cœur se révèle être ses talents de suceuse. Ce qui n’empêche pas les critiques de prendre au sérieux les déclarations du narrateur de Sérotonine sur l’importance de l’amour !
Ce mélange sournois devient franchement nauséeux dans un épisode que les critiques présentent volontiers comme grave et pathétique, celui d’Aymeric, l’aristocrate qui a choisi de devenir un éleveur responsable, soucieux du bien-être de ses bêtes, ce qui le conduit évidemment à la ruine (c’est la ritournelle cynique, omniprésente chez Houellebecq, des infortunes de la vertu). Peu avant le dénouement tragique, Florent essaie de sauver son ami de la solitude et du désespoir, en lui présentant la « solution moldave » (variante de la solution thaïlandaise de Plateforme) : pour une femme moldave, la ferme d’Aymeric, ce serait le Pérou, elle se lèverait à 5 h du matin pour traire les vaches et, en plus, elle le sucerait avec enthousiasme !
C’est pourtant cet épisode qui permet à certains de soutenir que Houellebecq a anticipé le soulèvement des GJ. A cela, deux objections : d’abord, le problème traité ici est un problème « classique » : la crise du monde agricole, qui se développe depuis les années 70 ; si on trouve dans Sérotonine des scènes de barrages routiers évocateurs, leurs protagonistes, ici, sont des paysans, et ils bloquent les routes avec leurs tracteurs, sous la direction de leurs délégués syndicaux. C’est dire que Houellebecq n’a perçu aucun élément nouveau de la situation présente, ni le refus de la représentation et des chefs, ni l’émergence d’un nouveau « continent social », celui de la France périphérique, pourtant étudié par Christophe Guilluy depuis 2010 avec ses Fractures françaises.
Deuxième objection : un Houellebecq sensible aux souffrances de la France d’en bas est-il crédible ? L’atout de Houellebecq réside dans la lucidité de ses diagnostics : oui, la société va mal, les relations hommes/femmes sont de plus en plus difficiles, il y a un abîme entre les espoirs suscités par une propagande hédoniste, et la vie réelle, appauvrie par le consumérisme urbain, bref, le bonheur est une idée périmée en Occident. Mais ces diagnostics si pertinents sont-ils suivis d’une analyse des causes et d’une recherche de solutions ? Au contraire, Houellebecq applique la politique du pire : il se délecte des malheurs et souffrances qu’il évoque (comme le broyage des poussins mâles nouveaux-nés), car, plus le tableau sera sombre, plus facilement il parviendra à ses fins, démoraliser le lecteur et le jeter dans une résignation apathique.
La leçon de Houellebecq est toujours la même : il n’y a rien à faire,TINA en anglais, (ainsi Florent démontre-t-il, non pas avec compassion, mais avec jubilation, que les paysans français sont mathématiquement condamnés). Il faut simplement tenir, le plus confortablement possible (d’où la « solution moldave »), et sans causer de désagréments à la société (d’où la sérotonine, qui redonne à Florent le courage de se laver, et d’éviter ainsi les mauvaises odeurs), jusqu’à ce qu’on décide de mettre un terme à une vie dénuée de sens.
Rien donc de plus opposé au mouvement des GJ, qui a secoué l’engourdissement de la société française et a apporté un espoir d’amélioration, que cette apologie du suicide. Bien sûr, dans le désert culturel français, on ne pouvait qu’attendre avec excitation le nouveau Houellebecq ; mais, tout en souriant de ses provocations (désormais bien émoussées et quasiment rituelles), il faut être conscient que c’est un auteur intelligent, astucieux, mais sans profondeur et malveillant : les effets de sa lecture ressemblent à ceux de la sérotonine : agréables sur le moment, mais finalement délétères.
Rosa Llorens