Je suis allée voir le dernier film de Ken Loach en toute confiance. Dans mon esprit, il était un pourfendeur du système, qui s’était donné la noble mission de dénoncer les injustices sociales, les inégalités, la dictature bureaucratique, bref, le système capitaliste qui promeut et protège ceux qui s’enrichissent en dépouillant et exploitant les autres au nom de la loi du marché. Je n’ai pas vu tous ses films mais ceux que j’ai vus m’ont touchée par leur justesse et leur humanité. Je me sentais en communion d’esprit avec lui.
Le premier doute m’a envahie lorsque j’ai vu s’afficher à l’écran le sigle BBC avant le titre. Mince, me suis-je dit, c’est produit par la BBC, l’organe de propagande des restes de l’Empire britannique, ce n’est pas bon signe...
L’action se situe dans la rue principale d’une petite ville du nord de l’Angleterre qui était autrefois une ville minière vivante et relativement prospère. Elle est bordée de petites maisons mitoyennes toutes pareilles, qui rappellent les corons (1) de nos villes minières du nord.
Un des habitants, Charlie, sort de chez lui et voit quelqu’un enlever le panneau ”A vendre” d’une maison voisine. Il apprend que la maison a été vendue aux enchères, en même temps que plusieurs autres, à une sorte de fonds qui n’a même pas pris la peine d’envoyer quelqu’un les voir.
« Et combien ?
– 8 000€ chacune !
– Moi j’ai payé la mienne 40 000€, il y a des années, alors elle ne vaut plus rien ? », s’écrie-t-il avec désespoir...
Nous suivons Charlie au pub du coin, The Old Oak (le vieux chêne), dont nous constatons l’état de décrépitude. Il rejoint les rares clients assis devant leurs pintes (2) de bière et leur apprend la nouvelle. Il s’ensuit une discussion caricaturale qui n’a d’autre but que de nous faire prendre en grippe ces malheureux anglais, devenus bêtes et méchants, à force d’aigreur et de ressentiment. Ils se sentent complètement abandonnés, ce qui se concrétise, dans le film par le fait qu’on ne voit jamais le moindre représentant de l’Etat, pas même un flic, à la différence des autres films de Ken Loach, comme « Moi, Daniel Blake » et « Sorry We Missed You », où les héros sont aux prises avec les gagnants du système de gouvernance néocapitaliste qui les écrase et les détruit.
Tout prend un sens lorsqu’on voit arriver un minibus plein de Syriens qui viennent occuper les maisons bradées, accompagnés de bénévoles d’associations qui veillent à satisfaire tous leurs besoins. Un jeune syrien reçoit même un vélo sous le regard envieux des enfants du quartier. Une bagarre éclate entre les deux groupes de victimes, celles dont on s’occupe, les Syriens, et celles qui sont abandonnées à leur triste sort dans leur propre pays par leurs propres dirigeants. A nouveau, les habitants de la rue sont décrits comme des brutes imbéciles et racistes et les Syriens, tous des saints...
Je craignais le pire et le pire est arrivé... On a eu droit à la version occidentale complètement mensongère de la guerre en Syrie, avec tous les raccourcis, les lieux communs et la fausse commisération pour les victimes, incarnées ici par le père de Yara, l’héroïne du film. Qui a fait toutes ces victimes ? Bashar el Assad, bien sûr, le dictateur sanguinaire qui emprisonne, torture les hommes, viole les femmes et assassine son peuple. A ce propos vous avez sûrement remarqué que dans les ”dictatures” combattues par l’Occident au nom des droits de l’homme, les hommes sont torturés et les femmes violées, tandis que dans nos prisons et nos guerres, depuis le génocide des Amérindiens, tout le monde, hommes, femmes et enfants, est torturé, violé et assassiné sans distinction de sexe, ni d’âge. Voilà l’égalité telle qu’on l’aime !
L’empire étasunien du mensonge et du pillage et sa commère, la perfide Albion, n’ont rien à voir dans le malheur du peuple syrien ! Rien ! Ce ne sont pas eux, qui avec leurs vassaux européens, ont attaqué et détruit en peu d’années l’Afghanistan, la Yougoslavie, la Somalie, l’Irak, la Libye avant de s’attaquer à la Syrie, où, là, pas de chance, ils ont été stoppés par la Russie, que les Syriens avaient appelée à leur secours, comme les arabes à Poitiers. Même si les Etats-Unis ont tout de même réussi à s’implanter au nord de la Syrie pour voler le pétrole.
Les descriptions mensongères des soi-disant exactions de Bashar el Assad contre son peuple sonnaient d’autant plus étranges à mes oreilles, que, si elles n’ont aucun rapport avec ce qui s’est passé en Syrie, elles s’appliquent parfaitement à ce qu’Israël, avec le soutien de nos vertueux droits de l’hommistes, fait en ce moment aux Palestiniens. A ce jour, Israël a assassiné plus de 10 000 civils dans la prison à ciel ouvert de Gaza, dont plus de la moitié sont des femmes et des enfants.
Mais revenons à Ken Loach et à M. Ballantyne, l’homme au grand cœur qui le représente dans le film. M. Ballantyne, le propriétaire du pub, se lie d’amitié avec Yara, la belle et bonne Syrienne, quintessence de la victime sans tâche, comme tous les Syriens du film, pourchassée par le bourreau Assad et bouc émissaire de la misérable populace anglaise, raciste et malveillante.
M. Ballantyne et Yara se racontent leurs malheurs, et cela sonne si faux qu’on en est mal à l’aise, puis ils décident de sauver le quartier. C’est Yara, peut-être parce qu’étant la seule Syrienne à ne pas porter le voile dans le film, elle est prédestinée à faire le lien entre les communautés, qui a l’idée salvatrice : réunir les plus pauvres, ceux qui doivent choisir entre se chauffer et manger, autour d’un repas en commun avec les Syriens fraîchement débarqués, car, selon elle : « When we eat together, we stick together » (Quand on mange ensemble, on ne fait plus qu’un).
Une idée courante mais autrement bien illustrée par le film de Gabriel Axel, « Le festin de Babette ». Babette, incarnée par Stéphane Audran, est chassée par la révolution française et se retrouve, par hasard, aux fins fonds du Danemark. Servante chez deux sœurs luthériennes très austères, elle se plie à toutes leurs exigences, notamment culinaires, pendant 15 ans, en échange du logement et de la nourriture. Elle gagne à une tombola et elle décide d’utiliser l’argent pour organiser un grand repas. Les invités d’abord guindés et méfiants, se détendent à mesure qu’ils consomment les mets et les vins raffinés et se séparent dans la joie. C’est là qu’on découvre qu’elle était une grande chef à Paris avant la révolution... Le film est tout aussi raffiné que les mets. Il avance par petites touches délicates. Il n’est pas bavard, il montre, comme on l’attend du cinéma. Il montre les gens, leurs tics, leurs habitudes, leurs soucis, leurs peurs, leurs combats intérieurs. Il montre comment Babette par son humilité, son talent et sa générosité parvient, en leur donnant du bonheur, à faire jaillir chez les autres ce qu’ils ont de meilleur. Et lorsqu’une des deux sœurs lui dit : « Mais vous avez tout dépensé pour ce repas ! Vous voilà aussi pauvre qu’en arrivant ! », elle répond : « Une artiste n’est jamais pauvre ! ». La classe !
Dans le film de Ken Loach, on doit, au contraire, endurer les sermons déconnectés de M. Ballantyne et de sa Sainte Vierge musulmane, au sourire figé, à la bonne volonté forcée et à la compassion artificielle. On baille, on s’ennuie, on a hâte que ce soit fini...
Les drames et les trahisons s’enchaînent, donnant lieu à de nouveaux apitoiements sur soi-même et à des démonstrations compassionnelles qui sonnent de plus en plus faux, jusqu’à la marche blanche finale qui réunit tout le quartier devant la porte de la maison de Yara dont le père a finalement succombé aux exactions du tyran syrien assoiffé de sang, qui a eu la mauvais goût de ne pas se laisser écraser par l’EU/GB/UE/OTAN.
En rentrant, furieuse de m’être laissée avoir, je me suis précipitée sur les critiques. Selon Les Echos : « Ken Loach revient avec un film social de son plus pur style. Une œuvre solide, qui sans se distinguer dans sa filmographie, déploie son savoir-faire de grand artisan du cinéma ». Le Monde intitule sa critique « ”The Old Oak” : une pinte d’humanisme façon Ken Loach » qui a « coécrit avec Paul Laverty un scénario réglé comme du papier à musique : le genre de récit qui vous place au pied d’une montagne a priori infranchissable, avant de trouver des chemins de traverse qui permettront de faire un bout de chemin. Ici, l’amitié qui unit le patron du pub et la photographe syrienne sera plus forte que l’animosité ambiante ». Selon RFI : « Ken Loach fait naître et vivre à la perfection ces moments de solidarité que personne n’aurait imaginé au début. » Et ainsi de suite...
Seul Les Inrokuptibles se démarquent de ce concert de louanges commandées dans un article intitulé « Avec “The Old Oak”, Ken Loach livre un film morne et caricatural », avec en sous-titre : « Le cinéaste britannique enveloppe son message de solidarité et d’antiracisme dans un ultime film totalement déconnecté du réel. » Malheureusement cet article, le seul qui m’aurait intéressée, n’est pas en accès libre et donc, j’en suis restée là...
En tout cas, si c’est vrai que, comme le prétend Wikipedia, Ken Loach aurait déclaré, après avoir réalisé une publicité pour McDonald’s dans les années 1990 : « Cela pèse toujours très lourd sur ma conscience », il n’a pas fini d’avoir des remords d’avoir terminé sa brillante carrière sur ce film de propagande atlantiste truffé de clichés et dégoulinant de moraline...
Notes :
1. Un coron (du wallon coron, désignant l’extrémité, le coin d’une rue puis d’un quartier ouvrier, terme issu du latin cornus, « coin »1) est une habitation ouvrière typique des régions d’Europe occidentale en usage à l’époque de la révolution industrielle (seconde moitié du 19e siècle) grâce à l’extraction du charbon et à la sidérurgie. Les corons constituaient des quartiers d’habitations unifamiliales étroites, à un étage, avec un petit jardin potager à l’arrière.
2. La pincta est une mesure romaine qui a été adoptée par les Anglais au Moyen-Age (pint). Depuis les années 1990, dans le contexte de l’apparition de la bière pression et des microbrasseries, le terme pinte fait référence au contenu d’un verre de bière équivalent équivalant à 568 ml (chopine impériale : 20 onces liquide).