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Les inégalités comme moteur de la société

« Le souvenir de ces martyrs est conservé pieusement dans le grand cœur de la classe ouvrière » (Marx, 30 mai 1871)

Il n’était pas le Président de la République qu’il devint, ni le fossoyeur qu’il fut, quand il écrivit :

« Voyez ce qui arrive au milieu des grandes perturbations politiques et sociales. Plus menaçantes pour le riche que pour le pauvre, elles effraient le premier, l’éloignent de toutes les jouissances du luxe, et à l’instant toute prospérité s’arrête. On crie, on s’emporte contre le riche, on veut l’accabler d’impôts ; on frappe tout ce qui lui ressemble dans les hauts fonctionnaires de l’État, on réduit tous les traitements, et la misère ne fait que s’accroître à mesure que la consommation des objets de luxe s’interrompt plus complètement. [...]

La richesse a un autre rôle que celui d’acheter ces produits raffinés dont la production et la consommation sont indispensables ; elle seule peut fournir des capitaux au génie inventeur, génie hardi, téméraire, exposé à se tromper souvent, et à ruiner ceux qui le commanditent. Voici, par exemple, une invention nouvelle, qui doit changer la face du monde : son inventeur la prône, et la donne pour ce qu’elle est, pour une merveille. Mais bien d’autres en ont dit autant des inventions les plus ridicules. Il faut essayer, risquer de grands capitaux, et pour risquer pouvoir perdre. Le pauvre, l’homme aisé lui-même, le peuvent-ils ? L’appât du gain les tente quelquefois, et ils perdent à ces témérités le modeste fruit de leurs économies. Loin de les y exciter, on doit les en décourager au contraire.

Mais le riche qui a beaucoup plus qu’il ne lui faut pour vivre, le riche peut perdre, dès lors peut risquer, et, tandis qu’il est livré aux dissipations d’une société élégante, ou aux agitations de la politique, ou aux distractions des voyages, laissant ses capitaux accumulés chez le banquier en crédit, il lui confie son superflu qui sert à encourager les entreprises nouvelles. Il perd ou gagne à ces entreprises. Il est peu à plaindre s’il perd. Il devient plus riche s’il gagne, et peut encourager un autre génie plus hardi encore.

Ainsi cette inégalité de richesses, qui répond déjà aux besoins de l’industrie humaine toujours inégale dans ses produits, a seule aussi le moyen d’être hardie comme le génie. Il lui reste un dernier rôle, qui complète son sort en ce monde, et cette fois, ô cruelle envie, vous ne l’aimerez pas davantage, mais vous serez du moins condamnée au silence ! Elle peut être bienfaisante. Oh ! sans doute, le riche, qui souvent est un oisif, un dissipateur, vice qu’il expie bientôt par la misère, qu’il expie cruellement, car le pauvre a du moins des bras, et lui n’en a pas, le pauvre n’a pas de honte, et lui en est dévoré, le riche aussi a quelquefois un cœur sec, indifférent à l’infortune, et il ne demeure pas impuni ; car, outre qu’il est privé des plus douces jouissances qui existent sur la terre, il est poursuivi par la plus juste, par la plus cruelle haine qu’on puisse inspirer aux hommes, la haine contre le riche avare et insensible. Mais il est bienfaisant quelquefois, et alors il quitte ses palais pour aller visiter la chaumière du pauvre, bravant la saleté hideuse, la maladie contagieuse, et quand il a découvert cette jouissance nouvelle, il s’y passionne, il la savoure, et ne peut plus s’en détacher. Supposez toutes les fortunes égales, supposez la suppression de toute richesse et de toute misère, personne n’aurait moyen de donner, mais personne, suivant vous, n’aurait besoin qu’on donnât, ce qui est faux. En supposant même que cela fût vrai, vous auriez supprimé la plus douce, la plus charmante, la plus gracieuse des vertus de l’humanité ! Triste réformateur, vous auriez gâté l’œuvre de Dieu, en la voulant retoucher. Laissez-nous, je vous en prie, laissez-nous le cœur humain, tel que Dieu nous l’a fait. Sans doute si, pour avoir la satisfaction de voir des riches bienfaisants, nous avions créé des pauvres à plaisir, vous auriez raison de dire qu’il vaut mieux qu’il n’y ait pas de pauvres, dût-il ne pas y avoir des riches capables de donner. Mais n’oubliez pas que ce riche n’a pas fait pauvres ceux qui le sont, que s’il n’était pas devenu riche, c’est-à-dire si ses pères n’avaient ajouté par leur travail à la richesse générale, les pauvres seraient plus pauvres encore, et que son adorable bienfaisance pour pouvoir se montrer généreuse envers le malheur, n’a pas commencé par lui prendre afin de pouvoir lui donner. Dans cette marche incessante vers un état meilleur, le travail qui a réussi vient au secours du travail qui n’a pas réussi, et la richesse qui peut avoir tous les vices, mais qui peut aussi avoir toutes les vertus, soutient la pauvreté. Elles marchent appuyées l’une sur l’autre, se procurant des jouissances réciproques, et formant un groupe cent fois plus touchant à voir que votre pauvreté seule à côté d’une autre pauvreté, se refusant mutuellement la main, et privées de deux sentiments exquis, la charité et la reconnaissance. Encore, une observation sur ce sujet, et je ne vous parlerai plus du riche. Ces accumulations de richesse, si apparentes aux yeux, ne sont ni aussi nombreuses ni aussi considérables qu’on l’imagine, et s’il prenait la fantaisie de les partager, on aurait procuré une bien petite portion aux copartageants. On aurait détruit l’attrait qui fait travailler, le moyen de payer les hauts produits du travail, effacé en un mot le dessein de Dieu, sans enrichir personne.

En effet, croyez-vous que les riches soient bien nombreux, et qu’ils soient bien riches ? Ils ne sont ni l’un ni l’autre. Personne n’a compté les fortunes dans une société ; mais dans un État comme la France, où l’on suppose douze millions de familles, en comptant trois individus par famille, on sait qu’il existe deux millions de familles qui ont à peine le nécessaire, et souvent même en sont privées ; six millions qui ont le nécessaire, trois millions qui ont l’aisance, près d’un million qui ont un commencement d’opulence, et tout au plus deux ou trois centaines qui possèdent l’opulence elle-même. Supposez un partage égal, on ne disputera rien à ceux qui jouissent du nécessaire, on pardonnera peut-être à la simple aisance, même à la fortune qui commence, mais si on prenait la fortune des trois cents qui ont la véritable opulence, on ne payerait, pas la moitié des dépenses de l’État pendant une année. On n’aurait pas ajouté une quantité appréciable au bien-être des masses, et on aurait supprimé le stimulant qui, en excitant le travail, produit l’amélioration de leur sort. Ces accumulations qui brillent aux yeux, qui en brillant contribuent à exciter l’ardeur au travail, qui servent à acheter les produits les plus raffinés d’une industrie en progrès, quelquefois à se répandre comme un baume bienfaisant sur le travail moins heureux, ces accumulations réparties sur la masse ne lui procureraient rien, et auraient détruit tous les mobiles qui, en excitant l’homme à travailler, ont amené le meilleur état de l’espèce humaine. Il est bien certain qu’aujourd’hui le peuple est moins indigent qu’il y a quelques siècles, que les famines, par exemple, n’emportent plus des générations entières, que le peuple, mieux nourri, mieux vêtu, mieux logé (sans l’être aussi bien qu’on devrait le désirer), n’est plus exposé aux contagions résultant de la malpropreté, de la misère, comme en Orient ou au moyen âge.

Comment cela s’est-il fait ? Par l’ardeur que dans tous les siècles on a mis à devenir riche. Détruisez la richesse, et le travail cesse avec le stimulant qui l’excitait. Vous n’avez pas ajouté un millième peut-être à l’aisance actuelle de tous, et vous avez détruit le principe qui en cinquante ans peut la doubler ou la tripler. Vous avez, ainsi qu’on l’a dit, tué la poule aux œufs d’or.

Souffrez donc ces accumulations de richesses, placées dans les hautes régions de la société, comme les eaux, qui destinées à fertiliser le globe, avant de se répandre dans les campagnes en fleuves, rivières ou ruisseaux, restent quelque temps suspendues en vastes lacs au sommet des plus hautes montagnes. »

Vous êtes toujours là, vous n’avez pas décroché. Vous voulez peut-être savoir qui avait le « cœur humain » : Adolphe Thiers publia, en 1848, De la propriété.

Dans l’abject, il reste très moderne, très capitaliste (normal quand il était administrateur des mines d’Anzin, ses revenus mensuels équivalaient à 24 ans de salaire d’un mineur : c’était assurément le coût et non le prix d’un « talent ») :

« Oui, je désire, pour ma part, que l’ouvrier qui n’a que ses bras, puisse aussi participer aux bénéfices de son maître, devenir capitaliste à son tour, et s’élever à la fortune. Je ne crois pas qu’il le puisse en se mettant à la place de son maître, en s’associant avec ses camarades pour former avec eux une entreprise collective, qui manquera de capital, de direction, de tout ce qui fait réussir ; mais voici, pour l’ouvrier de mérite, un moyen certain d’arriver au résultat proposé, de devenir entrepreneur sans capital, et sans l’inconvénient attaché à une entreprise collective : ce moyen est celui du travail à la tâche ou marchandage, que les nouveaux amis des ouvriers ont aboli. [...]

Par exemple, un maître s’apercevant qu’un ouvrier habile emploie dix jours à exécuter une pièce de machine, ou une portion de menuiserie, la lui donne à exécuter à la tâche. Il lui payait, à cinq francs par jour, la somme totale de 50 francs. Il la lui commande au même prix, en lui laissant le choix du temps. L’ouvrier l’exécute en sept jours, au lieu de dix, et il gagne un peu plus de 7 francs. Il consent même à la faire à 45 francs, au lieu de 50, car à ce prix il gagne encore 6 francs 50 centimes environ. Mais ce n’est que le début du système. [...]

On a détruit ce moyen, et pourquoi ? Parce qu’il était, disait-on, l’exploitation de l’homme par l’homme. Comme s’il y avait un moyen quelconque de faire concourir les hommes les uns avec les autres, sans qu’ils gagnassent les uns par les autres, le banquier par l’entrepreneur, l’entrepreneur par le maître ouvrier, le maître-ouvrier par l’ouvrier, l’ouvrier par le manœuvre, tous par tous, mais tous suivant leur mérite à chacun, à moins qu’on ne veuille l’égalité absolue des salaires, ce qui suppose l’égalité des facultés, des besoins, et surtout des produits, ce qui ramènerait bientôt la totalité des travailleurs à ne travailler qu’autant que les plus paresseux et les moins habiles, au lieu de tendre tous à travailler comme les plus laborieux et les plus habiles, ce qui loin d’être une amélioration serait une aggravation de la situation générale, car moins il y a de pain, de viande, de chaussure, de vêtement, moins il y en a pour tous, et particulièrement pour les plus pauvres. »

On pourrait poursuivre avec le chapitre :

« Que si la fraude et la violence sont quelquefois l’origine de la propriété, la transmission pendant quelques années, sous des lois régulières, lui rend le caractère respectable et sacré de la propriété fondée sur le travail. »

Mais tout cela repose sur une idée limpide :

« Que de l’inégalité des facultés de l’homme, naît forcément l’inégalité des biens. [...]
Il résulte de l’exercice des facultés humaines, fortement excitées, que ces facultés étant inégales chez chaque homme, l’un produira beaucoup, l’autre peu, que l’un sera riche, l’autre pauvre, qu’en un mot l’égalité cessera dans le monde. [...]

Ces facultés inégales, consistant en plus de force musculaire, ou plus de force intellectuelle, en certaines aptitudes du corps ou de l’esprit, quelquefois de l’un et de l’autre. [...]

Il les tient de Dieu, de ce Dieu que je nommerai, comme il vous plaira, dieu, fatalité, hasard, auteur enfin quel qu’il soit, auteur des choses, les laissant faire ou les faisant, les souffrant ou les voulant. Vous avouerez qu’il est le principal coupable, le principal auteur du mal, si mal il y a, dans les inégalités dont vous seriez disposé à vous plaindre. »

« Mais moi, qui m’en rapporte aux faits visibles pour augurer des volontés de Dieu, c’est-à-dire des lois de la création, je déclare que puisque l’homme est inégalement doué, Dieu a voulu sans doute qu’il eût des jouissances inégales, et que quand il a donné à l’un une ouïe, une vue, un odorat très fins, à l’autre les sens les plus obtus ; à celui-ci le moyen de produire et de manger beaucoup, à celui-là des bras et un estomac débiles ; que quand il a fait de l’un le brillant Alcibiade, doué de toutes les facultés à la fois, de l’autre le crétin, idiot et goitreux de la vallée d’Aoste, il a fait tout cela pour qu’il en résultât des différences dans la manière d’être de ces individus si diversement dotés. Lorsque, étendant encore plus ma vue, je vais de l’homme au cheval et au chien, du cheval et du chien à la taupe, du polype au végétal ; lorsque, dans une même forêt, je vois à côté du chêne superbe une humble fougère, entre les chênes eux-mêmes quelques-uns plus heureux, que la terre, la pluie, le soleil ont favorisés, qui ont grandi entre tous, puis entre eux un plus heureux encore qui a échappé au fer du bûcheron ou aux éclats de la foudre, et qui élève, au milieu de la forêt sa tête majestueuse, je me dis que ces inégalités furent probablement la condition de ce plan sublime, qu’un grand génie a défini l’unité dans la variété, la variété dans l’unité. »

Si ce sont ici les pensées d’un « cœur humain », que sont donc les autres ?

Comme un cénacle de brillants experts vient nous expliquer doctement que le relèvement du salaire minimum serait destructeur pour l’emploi, préjudiciable pour les moins qualifiés, et que certains s’ingénient à faire déguerpir les SDF, nous pouvons en conclure que le mépris du genre humain a encore de beaux jours...

PERSONNE

En illustration, une œuvre d’Henri-Alfred Darjou.

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