Remarque 1. Ces affrontements se déroulent, en France, dans un contexte idéologique particulier : pour la première fois depuis la guerre froide, les positions politiques à l’égard de ce conflit sont bien polarisées entre droite et gauche. Autant la gauche a pris nettement parti pour les Palestiniens (sauf Manuel Valls et Anne Hidalgo... mais sont-ils de gauche ?), autant la droite s’est rangée comme un seul homme derrière Israël. J’entends par droite non seulement L.R. (la droite canal historique), mais aussi LREM (la nouvelle droite), et, de façon plus surprenante, le R.N. Je dis surprenant car, depuis des années, en matière de politique étrangère, l’extrême-droite s’est distinguée du reste de la droite par son attitude à l’égard de l’Europe, de la Russie, de l’OTAN, voire d’Israël (en raison d’un vieux fond maurrassien...), etc. Cette fois-ci, le R.N. s’est clairement prononcé pour Israël.
Remarque 2. Parmi les raisons possibles de cet alignement, il y a sans doute la conscience d’un parallélisme (un parallélisme recherché, un parallélisme voulu plutôt qu’un parallélisme réel) entre les situations française et israélienne. Tout se passe, en effet, comme si, dans l’esprit des sympathisants de droite, les Palestiniens étaient assimilés aux populations immigrées en France (d’autant plus que ces populations - comme, majoritairement, les Palestiniens) sont souvent musulmanes, car originaires des pays arabes, de Turquie, du Proche-Orient ou d’Afrique sub-saharienne). Les Palestiniens sont, en outre, comme les immigrés de France, plus pauvres que les Israéliens juifs. Ce qui est aussi le cas d’une autre population, toujours mise à l’écart, regardée avec suspicion, la "communauté des gens du voyage" (appelés péjorativement Gitans, Bohémiens, ou, aujourd’hui, Manouches). L’identification entre ces derniers et les Palestiniens de Gaza tient à ce que les "gens du voyage" sont nomades - et que les habitants de Gaza vivent souvent dans des "camps", comme des nomades. [Même si lesdits "camps" sont souvent des constructions en "dur"].
Remarque 3. L’identification des Palestiniens avec les immigrés (ou Français descendants d’immigrés) est d’autant plus aisée que c’est chez les uns et les autres que des individus se livrent à des actes de violence à l’égard de la population majoritaire. Pour un électeur du R.N. ou de L.R. (et peut-être pas seulement pour eux...) une section du Hamas qui expédie des roquettes sur Tel Aviv, une bande de jeunes immigrés qui tire au mortier de feu d’artifice, à Brest, sur une patrouille de police, un attentat à la voiture-bélier à Jérusalem-Est (le 15 mai 2021), ou un attentat au camion-bélier à Nice (le 14 juillet 2016), c’est du pareil au même. On a donc vite fait de se mettre dans la peau des Israéliens...
Remarque 4. Un exemple de cette identification est fournie par une expression minuscule, mais révélatrice. J’ai entendu à plusieurs reprises le présentateur du Journal télévisé (Laurent Delahousse me semble-t-il) évoquer l’armée israélienne en disant "Tsahal" (Tsahal est un acronyme hébreu qui signifie "Armée de défense d’Israël", en hébreu Tsva Haganah LeIsraël). Mais ce nom n’est pas neutre : c’est un diminutif affectueux, c’est la manière dont les Israéliens désignent leur armée. Il est aussi révélateur des sentiments (positifs) du locuteur que lorsque celui-ci, pour parler de la marine britannique dit la Royal Navy, ou l’aviation des Etats-Unis, l’US Air Force.
Remarque 5. Compte tenu de ce que je viens de dire, la présentation des affrontements palestino-israéliens renoue avec un schéma mental qu’on aurait cru disparu depuis des décennies : celui des films du Far-West des années 1950, où les Amérindiens (Sioux, Cheyennes, Apaches...) avaient toujours le mauvais rôle (galoper en hurlant autour du cercle de chariots des colons, scalper les "Visages-Pâles", violer leurs femmes, kidnapper leurs enfants) et où les "Tuniques bleues" avaient toujours le bon rôle (arriver au secours des colons ou du fortin assiégé en exterminant ces rustauds de belle manière). Il me revient aussi en mémoire, dans ce même ordre d’idées, et dans ces mêmes années 1950, une illustration de Paris Match qui m’avait horrifié et fasciné : celle de la mort, en 1879, du prince impérial Napoléon (fils de Napoléon III), au service de l’armée britannique, tué par des Zoulous en Afrique du Sud. On y voyait le prince, entouré de sept ou huit Zoulous (tout nus et tout noirs - comme les diables du Moyen âge) et qui s’apprêtait à passer un mauvais quart d’heure...
Remarque 6. Apparemment, les journaux télévisés présentent les affrontements de manière équilibrée, en n’ayant pas l’air de prendre parti pour l’un ou pour l’autre. Or, cet "équilibre" est déjà, en soi, une prise de parti. Ne serait-ce qu’en raison du déséquilibre énorme des forces, qui se reflète dans les pertes des belligérants : 10 morts côté israélien, plus de 200 côté palestinien, ce qui ne fait que confirmer le bilan des affrontements précédents.
– Guerre de 2008-2009 (opération Plomb durci) : 13 morts israéliens, 1330 morts palestiniens.
– Guerre de 2012 (opération Pilier de défense) : 6 morts israéliens, 161 à 163 morts palestiniens.
– Guerre de 2014 (opération Bordure protectrice) : 66 morts israéliens, de 2100 à 2300 morts palestiniens, selon les sources.
Cette disproportion énorme (d’autant plus scandaleuse qu’elle est évoquée sans y insister) ne fait que suivre le schéma de toutes les guerres coloniales depuis l’expansion européenne du XVIe siècle. Par exemple lors de la bataille d’Omdurman, en 1898, qui vit l’armée égypto-britannique du général Kitchener écraser l’armée soudanaise du Mahdi. Bilan : pertes britanniques : 47 tués, 350 blessés, pertes du Mahdi : 11 000 tués, 16 000 blessés, 5000 prisonniers...
Remarque 7. Lorsqu’on voit des immeubles de Gaza, touchés par une (ou plusieurs) bombes israéliennes s’écrouler comme les tours du World Trade Center, on ne peut s’empêcher de penser que cette image réjouit le cœur des lecteurs de la récente la tribune des militaires dans Valeurs actuelles : "Ah, si l’armée française pouvait en prendre de la graine pour les quartiers de Trappes ou de Mantes-la-Jolie !"...
Remarque 8. Au journal de 20 h de France 2 du dimanche 16 avril, le deuxième sujet (après les affrontements) était intitulé : "Conflit israélo-palestinien [vous noterez l’ordre des adjectifs...] : à l’hôpital d’Haïfa, les soignants juifs et arabes font le choix de l’unité". Et il poursuivait ainsi :
"A Haïfa (Israël), les Juifs et les Arabes ne veulent pas être ennemis. Devant l’hôpital de Ramdam, dimanche 16 mai, médecins et infirmiers dénoncent ceux qui prônent la haine et la violence entre les communautés. "Les extrémistes qui sont en train d’essayer d’allumer tout le pays n’y parviendront pas", commente le Dr Marc-Alain Lévy, médecin juif israélien. "Parce que nous sommes amis et nous resterons amis".
Dans une société israélienne de plus en plus divisée, les hôpitaux sont des îlots de tolérance et de coexistence pacifique. Celui de Ramdam est le plus grand du nord du pays. Ici, les Arabes israéliens représentent plus du tiers du personnel médical. "Quand je parle aux malades, je ne demande pas quelle est leur religion ou d’où qu’ils viennent [...]" explique le Dr. Adi Elias, médecin arabe palestinien. "Pour moi, ce sont tous des êtres humains qui doivent être soignés".
Les patients, eux non plus, ne font pas la différence. "Dans beaucoup d’autres domaines, c’est vrai, on a des problèmes, des incompréhensions entre Juifs et Arabes", témoigne Efim Gilsker, un patient juif israélien. "Mais dans les services de santé, franchement, on ne sent tien de tout ça". A Ramdam, on accueille aussi bien des Palestiniens, venus de Gaza ou de Cisjordanie. Souad Sirwadji vient trois fois par semaine avec son fils Mohamed, qui doit subir une dialyse. "Quand je rentre en Cisjordanie, les gens me demandent comment ils nous traitent. ces Israéliens", confie-t-elle. "Je leur dis que c’est exactement comme chez nous, ils s’occupent même davantage de nous parce que c’est compliqué pour nous d’arriver jusqu’ici".
Entre les équipes, l’entente est au beau fixe. D’où qu’ils viennent, tous ont choisi de privilégier ce qui les rapproche plutôt que ce qui les divise. "On vit comme une famille", assure Elena Tselniker, infirmière juive israélienne.
Remarque 9. On ne sait, devant un tel reportage, si on doit être consterné par tant de naïveté, tant d’ignorance, tant d’inconscience dans le parti pris. Ne serait-ce que par l’évocation des "extrémistes". Ces extrémistes, qui sont-ils, en effet ? Les auditeurs de France 2 savent-ils que, depuis plusieurs semaines, des nervis juifs israéliens d’extrême-droite procèdent à des ratonnades dans la ville de Jérusalem-Est ? De même que, pour la droite, l’idéologie ne peut être que de gauche (car elle s’imagine, ingénument, ne pas en avoir), tout est fait, au fil des reportages (notamment par l’assimilation subreptice entre djihadistes français et membres du Hamas), pour que l’opinion publique française (bien mise en condition) en déduise que"l’extrémisme" ne peut être que palestinien...
Remarque 10. Mais les auditeurs du journal de France 2 savent-ils qu’entre ces soignants juifs et arabes de l’hôpital de Haïfa, si fraternels, si égaux, certains "sont plus égaux que d’autres" ? Savent-ils que, depuis 2018, Israël est considéré comme l’État-nation du peuple juif et de lui seul ? Savent-ils que l’arabe n’est plus considéré comme une langue officielle de l’État d’Israël, à l’égal de l’hébreu ? Savent-ils que les Arabes citoyens israéliens ne font pas leur service militaire (qui est exigé pour postuler à certains emplois) ? Savent-ils qu’ils ont en moyenne des salaires inférieurs et moins d’allocations ? Que les municipalités qu’ils dirigent reçoivent moins de subventions de l’État ? Savent-ils que si tout juif du monde peut venir s’établir en Israël, la réciproque est impensable pour un Arabe ? Savent-ils que si un Arabe israélien se marie avec une femme de Cisjordanie ou de Gaza (ou l’inverse), le conjoint ne sera jamais autorisé à venir s’établir à Jérusalem-Est ? Savent-ils que, depuis 1948, bien que 20 % des habitants d’Israël soient Arabes, aucun d’entre eux n’a jamais été président de la République, premier ministre, ministre de la Défense ou des Affaires étrangères, chef d’état-major, chef du Mossad ou du Shin Beth [les services secrets], c’est-à-dire qu’aucun n’a occupé ces postes hautement stratégiques ? Savent-ils que l’ensemble de ces dispositions constitue un apartheid de fait ?