RSS SyndicationTwitterFacebookFeedBurnerNetVibes
Rechercher

Assange et les biais cognitifs

Notre lecture de la réalité tend parfois à s’écarter de la raison. Jusqu’à l’absurde. C’est ce qui explique sans doute comment on en est arrivé à considérer le fondateur de Wikileaks comme le responsable de la défaite d’Hillary Clinton à la dernière élection présidentielle américaine.

Les défenseurs de Julian Assange doivent se battre contre deux types d’ennemis : les États qui ont décidé de faire taire le fondateur de Wikileaks, mais aussi les citoyennes et citoyens, voire certaines organisations internationales, qui se sont laissé convaincre par la campagne de désinformation et de calomnie orchestrée par les États-Unis. Et il est difficile de dire quel ennemi est le plus redoutable…

Que ce soit sur le fameux (fumeux) dossier suédois – les allégations de crime sexuel, dont on sait aujourd’hui qu’il s’agissait d’une pure diffamation et d’une procédure suédoise sous pression américaine [Note LGS : voir Julian Assange & l’affaire Suédoise : Dépositions et témoignages à la police] –, celui du Russiagate ou des câbles diplomatiques, toutes les accusations que les médias, sociaux ou non, relaient à l’encontre de Julian Assange sont fausses. Un travail considérable a été mené par ses défenseurs pour les dénoncer l’une après l’autre, preuves à l’appui, et ces récusations sont disponibles sur le site de Belgium4Assange. À titre d’exemple, même la justice suédoise reconnaît aujourd’hui à mi-mots, après avoir abandonné toutes les poursuites, que les accusations touchant au comportement sexuel d’Assange étaient une manipulation orchestrée par les Etats-Unis.

Pas coupable, mais quand même…

Et pourtant…

Il nous arrive de discuter de ce dossier avec des personnes que l’on apprécie, ouvertes, intellectuelles, engagées. Au départ, la position est tranchée : Assange est un sale type, un pervers sexuel, qui a fait élire Trump contre Clinton, qui est à la solde de Poutine. Argument par argument, dossier par dossier, évidence après évidence, notre interlocuteur reconnaît que, certes, les accusations sont fausses… « mais »…

En argumentation, on sait qu’une longue phrase pleine d’accords est annulée dès que surgit un « mais ». « Vous êtes intègre mais… » signifie « vous êtes malhonnête ». Au terme d’une conversation sur Assange, on arrive à cette situation absurde où l’interlocuteur reconnaît qu’Assange n’est coupable d’aucune des accusations que l’opinion publique relaie à son encontre, mais que… il l’est quand même.

Pourquoi ?

Un instinct de sécurité délégué

Sans doute la raison réside-t-elle dans nos biais cognitifs et dans le fait que notre cerveau n’est a priori pas conçu pour comprendre Nietzsche, la loi de la relativité et la poésie. Notre cerveau est là pour nous sauver la vie et répond donc, pour cela, à deux impératifs : la loi du moindre effort et l’instinct de survie. Autrement dit, il recherche la solution la plus sûre qu’il pourra trouver le plus rapidement possible.

Si à l’aube de l’humanité, la sécurité était une affaire de tous les instants pour laquelle l’individu devait essentiellement compter sur lui-même, elle est aujourd’hui majoritairement une affaire collective. Nous confions notre sécurité à l’État, raison pour laquelle, en particulier depuis la dernière vague d’attentats, nous avons aussi légèrement abdiqué nos libertés. Or, de quoi accuse-t-on Assange ? D’avoir révélé des « secrets d’État », révélations qui auraient conduit, de surcroît, à faire élire celui qui, aux yeux des Européens, représente un danger majeur : Donald Trump.

Mais si le secret peut parfois être justifié, dans le cadre très précis d’une action policière ou militaire requérant la surprise, ce n’est pas le cas des dossiers qu’a diffusés Wikileaks ; dans ces cas, il s’agit de crimes de guerre ou de malversations. Assange n’a pas porté atteinte à notre sécurité ; il a contribué à dénoncer des pratiques absolument contraires aux lois de la guerre ou aux principes démocratiques des États et des gouvernements qui, pourtant, les ont commises.

Une accusation absurde

Autre aspect des biais cognitifs : aller au plus vite. Autrement dit, en l’occurrence, le principe du bouc émissaire. Attribuer à Assange la responsabilité dans la défaite de Clinton est grotesque et irréaliste. Outre le fait que Clinton a récolté deux millions de voix de plus que Trump et qu’une des raisons de la victoire de ce dernier est le système électoral en vigueur dans ce pays et la méfiance à l’encontre des élites – méfiance entretenue et amplifiée par le populisme de Trump, qui fait lui aussi partie des élites, mais pas les mêmes –, la première responsable de ces emails et de cette utilisation indue de sa messagerie n’est autre que Clinton.

Il faut ajouter enfin que Wikileaks n’est qu’un site de diffusion d’informations contrôlées, une sorte d’agence de presse « 2.0 ». C’est la presse qui répercute ces informations et qui leur donne ce poids ; qui parmi nous va consulter le site de Wikileaks ?

Une longueur d’avance sur la raison

Les biais cognitifs sont innombrables et omniprésents et le niveau d’instruction n’y fait rien ; face à des situations de stress, ils ont toujours une longueur d’avance sur la raison. Une manipulation massive, orchestrée par un État qui entend pouvoir continuer ses manœuvres occultes dans le seul but de maintenir son hégémonie mondiale, cherche à nous faire croire que la sécurité du monde est mise en danger par un seul homme : Julian Assange. Puisqu’il est controversé, il a ce qu’il mérite. Pourtant, aucune de ces accusations ne tient la route. Même la torture qu’il a subie, ce qu’a officiellement reconnu et dénoncé le rapporteur spécial des Nations-Unies sur la torture, ainsi que les autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants qu’il a endurés ces dernières années ne semblent pas susciter leur réaction.

Et le pire, c’est que parmi ceux qui crachent sur Assange, nombreux seront ceux qui applaudiront l’évasion de Carlos Ghosn. Parce que Ghosn est du côté de l’argent, du pouvoir. De « notre » monde sûr et contrôlé. Les mafieux ont toujours fasciné et l’on a souvent haï celles et ceux qui dénonçaient les injustices.

Vincent Engel
professeur à l’UCLouvain, écrivain ;

Annemie Schaus
professeure à l’ULB, avocate de Julian Assange

PS : le 29 janvier prochain, à 11 heures, dans la salle Albert II du Palais des Académies, aura lieu la remise des premiers Academic Honoris Causa de Carta Academica, qui seront remis à Julian Assange, Sarah Harisson, Chelsea Manning et Edward Snowden. Plus d’informations sur le site de Belgium4Assange.

»» https://plus.lesoir.be/273626/article/2020-01-18/la-premiere-chronique...
URL de cet article 35618
  

Même Thème
La traque des lanceurs d’alerte
Stéphanie Gibaud
Préface de Julian Assange Les lanceurs d’alerte défrayent l’actualité depuis une dizaine d’années. Edward Snowden, Chelsea Manning et Julian Assange sont révélateurs des méthodes utilisées pour faire craquer ceux qui ont le courage de parler des dysfonctionnements et des dérives de notre société. Pourtant, ces héros sont devenus des parias. Leur vie est un enfer. Snowden est réfugié en Russie, Assange dans une ambassade, Manning était en prison, Stéphanie Gibaud et bien d’autres sont dans une situation (...)
Agrandir | voir bibliographie

 

"A quoi bon avoir des droits si on nous les retire au moment où on en a le plus besoin ?"

Kyle Kulinski

Comment Cuba révèle toute la médiocrité de l’Occident
Il y a des sujets qui sont aux journalistes ce que les récifs sont aux marins : à éviter. Une fois repérés et cartographiés, les routes de l’information les contourneront systématiquement et sans se poser de questions. Et si d’aventure un voyageur imprudent se décidait à entrer dans une de ces zones en ignorant les panneaux avec des têtes de mort, et en revenait indemne, on dira qu’il a simplement eu de la chance ou qu’il est fou - ou les deux à la fois. Pour ce voyageur-là, il n’y aura pas de défilé (...)
43 
Appel de Paris pour Julian Assange
Julian Assange est un journaliste australien en prison. En prison pour avoir rempli sa mission de journaliste. Julian Assange a fondé WikiLeaks en 2006 pour permettre à des lanceurs d’alerte de faire fuiter des documents d’intérêt public. C’est ainsi qu’en 2010, grâce à la lanceuse d’alerte Chelsea Manning, WikiLeaks a fait œuvre de journalisme, notamment en fournissant des preuves de crimes de guerre commis par l’armée américaine en Irak et en Afghanistan. Les médias du monde entier ont utilisé ces (...)
17 
Analyse de la culture du mensonge et de la manipulation "à la Marie-Anne Boutoleau/Ornella Guyet" sur un site alter.
Question : Est-il possible de rédiger un article accusateur qui fait un buzz sur internet en fournissant des "sources" et des "documents" qui, une fois vérifiés, prouvent... le contraire de ce qui est affirmé ? Réponse : Oui, c’est possible. Question : Qui peut tomber dans un tel panneau ? Réponse : tout le monde - vous, par exemple. Question : Qui peut faire ça et comment font-ils ? Réponse : Marie-Anne Boutoleau, Article XI et CQFD, en comptant sur un phénomène connu : "l’inertie des (...)
93 
Vos dons sont vitaux pour soutenir notre combat contre cette attaque ainsi que les autres formes de censures, pour les projets de Wikileaks, l'équipe, les serveurs, et les infrastructures de protection. Nous sommes entièrement soutenus par le grand public.
CLIQUEZ ICI
© Copy Left Le Grand Soir - Diffusion autorisée et même encouragée. Merci de mentionner les sources.
L'opinion des auteurs que nous publions ne reflète pas nécessairement celle du Grand Soir

Contacts | Qui sommes-nous ? | Administrateurs : Viktor Dedaj | Maxime Vivas | Bernard Gensane
Le saviez-vous ? Le Grand Soir a vu le jour en 2002.