Une sortie du marasme ?
« Si des révolutionnaires arrivent ainsi à garder en leurs mains les principes du communisme quand tout concourt à son oubli par les hommes, si ces révolutionnaires le font contre vents et marées, tout en les déformant et les livrant déformés aux générations suivantes, en leur livrant que des principes, en tissant de cette façon le fil du temps, il ne faut pas se faire d’illusions. Outre que ce fil est rouge, mais rouge d’un nombre considérable de souffrances endurées pour le tisser, de défections, de suicides, de chutes dans la folie, ce qui correspond à la tragédie du communisme (son impossible réalisation, son absence de base sociale réelle) dans cette période, il faut se rendre compte que les révolutionnaires subsistant ainsi n’existent pas incarnés par leur propre volonté, mais produits également par l’Histoire. Il n’y a pas de contre-révolution si totale qu’elle ne doive lutter continuellement contre des révoltes (sans avenir), des résistances (à la rationalisation du capital), des luttes prolétariennes (sans direction organique). De plus, des zones géographiques vivent en retard le développement du processus révolutionnaire, ou au contraire sont en avance sur la reprise, etc. C’est même à ce prix que subsistent des révolutionnaires. Il n’existe vraiment aucune échappatoire. » Citation de Jean Yves Bériou.
Il nous paraît évident que l’évènement Gilet jaune a marqué un rebond qualitatif dans les luttes des classes en France. Il y a eu relative propagation d’un certain écart par rapport aux luttes quotidiennes que produit le rapport d’exploitation capital/travail dans la dynamique de son existence. Cet écart produit une certaine extériorité à la condition prolétaire elle-même, à la citoyenneté, à l’encadrement républicain, aux normes et à la logique ordinaire de la contestation ; mais il ne la produit que temporairement, de manière fragile, toujours instable, et surtout sous une forme différenciée et singulière chez chacun des sujets - sujets qui sont par essence à la fois déterminés, embarqués et donc d’une certaine manière impliqués, « personnalisés » par et dans leur propre reproduction.
Nous ne fournirons pas ici le travail analytique permettant d’affirmer plus que ça ce que serait réellement cet écart qualitatif (que ce soit dans ses pratiques ou ses discours : nous serons forcément partiels), mais il dit à peu près tout ce qu’il faut savoir de la période actuelle, et il en porte, malheureusement ou pas, toutes ses contradictions propres.
Pour fournir un tel travail, il faudrait d’abord effectuer un retour historien sur la séquence, en commençant par éplucher les dizaines de brèves de journaux locaux : combien de personnes dehors le 17 novembre (a-t-on passé le million, si tant est que ce "passage" soit significatif de quelque chose) ? Combien pour l’Acte II, III, IV ?
Quel panel de formes de luttes, et dans quelles proportions (occupations de ronds-points, blocages de la circulation, blocages filtrants, occupations sauvages de péages, blocages de lieux de productions stratégiques, de ports, de lycées, constructions de cabanes, manifestations sauvages, attaques de locaux institutionnels, voire de préfectures, tentative de "prise de Paris", etc.). Les évènements se sont enchaînés à une vitesse folle. Chaque semaine, pendant un mois, se déroulaient des dizaines et des dizaines d’actions que le brouillard médiatique avait tôt fait de dissiper, aux quatre coins du territoire national, impliquant des catégories de populations très diverses. Une étude détaillée d’un rond-point ne fait pas une étude du mouvement : il y en avait alors des centaines. Chaque situation locale proposait sa configuration complexe. Dans cette diversité de configurations réside peut-être une mise en abîme de notre conjoncture. il faudrait y revenir.
Qu’importe ce travail : la période contre-révolutionnaire dans laquelle nous étions semble depuis une dizaine d’années se contracter sur elle-même, et le mouvement des Gilets jaunes fut un révélateur symptomatique de lignes de fractures profondes traversant le rapport de classe national, au niveau idéologique d’abord.
Les émeutes de banlieues de 2005 avaient amorcé le mouvement, sur un autre thème cependant. Évènement significatif majeur, ces émeutes représentaient la révolte la plus déterminée qu’ait connue la société française depuis 1968. Dans ses formes émeutières attaquant frontalement l’appareil d’État, aux diffusions tant massives que diffuses, elles semblaient préfigurer ce que porte notre période. La mémoire qu’elle a produite dans les quartiers est encore vivace, mais constamment travaillée par les techniques de contre-insurrection développées depuis par l’appareil d’État français, tant médiatiques et idéologiques que policières — qui, pour le moment du moins, semblent étouffer toute potentielle récidive.
Entre-temps, des luttes militantes importantes : CPE, retraites, Notre-Dame-des-Landes, loi Travail de 2016. Une dynamique se lit entre les lignes rien qu’à la lecture de l’enchaînement de ces luttes qui, chacune à leur manière, ont aussi été des victoires. Mais il ne faudrait pas les surestimer : le milieu militant reste un microcosme à l’échelle de la population française.
Et puis les Gilets jaunes, au sein desquels ont aussi participé énormément d’habitants des quartiers populaires, mais dont la composition était sûrement la plus hétérogène de toutes ces luttes.
C’est ce bouillonnement-là sur lequel nous reviendrons ici. Il s’inscrit dans la séquence de radicalisation des luttes de la crise de 2008, entendu comme moment, où les classes moyennes salariées ont été rejointes par des franges déclassées, plus ou moins prolétarisées. Cette reconfiguration est à l’œuvre dans toutes les régions du monde, sous des formes à spécifier. À l’image des émeutes des banlieues de 2005, le mouvement des Gilets jaunes fût particulièrement archétypal de ce que peut vouloir dire « immédiateté sociale des classes » (C. Charrier) dans notre cycle de luttes.
Nous sommes d’avis de séquencer le mouvement en trois moments.
Le premier moment, le plus intense, le plus extatique, celui où beaucoup de possibles (sans les exagérer) semblaient s’ouvrir, s’étend du 17 novembre aux vacances scolaires de Noël.
Le deuxième moment, celui où le militantisme traditionnel a le plus participé, s’étend du 5 janvier — reprise des hostilités, mais aussi destruction systématique de la plupart des lieux occupés d’organisations, largement entamée dès la deuxième semaine de décembre, et répression ciblée des occupants qu’il reste largement à documenter — au 16 mars.
Un troisième moment, de décomposition du mouvement, s’étend du 16 aux vacances d’été. Ensuite, nous considérons qu’il n’y a plus que des braises, que la date d’anniversaire du week-end du 16-17 novembre vient timidement raviver.
Chronologie, « mouvement » et gauchisme fossilisé
On pourrait nous rétorquer que nous participons, par ce découpage, à propager la version de BFM-TV. Soyons honnêtes envers nous-mêmes deux secondes : d’une part, la composition du mouvement a bien changé depuis les vacances — restent les groupes les plus politisés et idéologiques, ainsi qu’une partie des « Gilets jaunes du 17 novembre » les plus radicalisés (nous ne l’entendons pas au mauvais sens du terme) ; d’autre part, les manifestations ne marchent plus sauf quand elles sont prétendument des « appels nationaux », ou bien lorsqu’elles sont à Paris où elles réunissent encore quelques milliers, voire dizaine(s) de milliers de participants (lesquels ? c’est une autre question).
Le chiffre jaune peine à totaliser 10 000 participants nationaux. Certains contextes locaux témoignent encore d’une envie, mais la fatigue est présente partout, la répression, juridique comme physique, a laissé des traces encore vivaces, et l’acharnement policier sur n’importe quel cortège mobile décourage rapidement.
Pour aller encore plus loin, on pourrait dire que, depuis avril, il ne reste que la frange la plus « radicalisée », « militante » de fait. Même si c’était pour beaucoup des primomanifestants le 17, aujourd’hui les Gilets jaunes restants sont pour beaucoup devenus militants au même titre que n’importe quel autre (sinon qu’ils n’ont pas le "background" contre-culturel et l’initiation à la déconstruction, parce qu’ils ne sont pas arrivés ici par "le gauchisme").
Il nous semble d’ailleurs que ceux qui étaient le plus propices à tourner ainsi étaient ceux qui étaient déjà le plus « politisés » le 17. Plusieurs trajectoires possibles alors : se « gauchiser », voire « s’anarchiser » ; développer une sorte de rhétorique « populaire » et « démocratique radicale », mêlant des symboles parfois contradictoires, mais récurrents dans le mouvement (Anonymous et imagerie « Black Bloc », RIC et ACAB, drapeau français et « Tous ensemble », etc.) ; ou aller plus loin dans la confusion : des groupes affinitaires d’extrême droite « confus », ou fortement « populistes » se sont formés — ils n’existaient pas avant la fin du mouvement.
Le mouvement « populaire » a donc bien permis des rencontres et des regroupements de deux sortes : prolétariens et préfascistes. On le voit à Lille, mais aussi dans des localités beaucoup plus gauchistes comme Alès, où il y a bien deux groupes de GJ qui évoluent en parallèle — idem à Lorient. Les dissensions idéologiques entre GJ ont certes d’abord été masquées par le discours général du mouvement (clairement anti-idéologique), elles ont dans la durée fini par se cristalliser voire se confronter directement, avec des destructions de cabanes entre groupes opposés (notamment lors de la présence de groupes se revendiquant anti-immigration ou carrément fachos).
Dans beaucoup de localités, ceux qui restent très actifs au niveau organisationnel étaient déjà impliqués dans des groupes militants. Une certaine extrême gauche s’est réactivée sur le terreau fertile du mouvement : groupes locaux proches du Front de gauche (Ensemble notamment), Fakir, Désobéissants, syndiqués en manque de luttes dans leur secteur, groupes anarchistes organisés ou militants de l’ex-Nuit debout. Les militants écologistes, qui ont mis leur temps avant de rentrer dans la danse, ont parfois aussi participé à « la relève »...
D’ailleurs, cette relève n’en a pas simplement été une – et c’est là aussi un de nos grands impensés. Nous avons pu constater, en de nombreux endroits, des débats parfois très virulents entre « GJ du 17 novembre » et gauchistes locaux. Ces accrochages survenaient souvent lorsque les seconds tentaient d’imposer leurs tactiques de luttes aux premiers. D’une part, les gauchistes ont souvent (parfois jusqu’à encore aujourd’hui) méprisé les occupations de ronds-points initiales (jugées inoffensives), d’autre part ils ont lourdement insisté pour organiser de grandes "assemblées générales", formaliser et centraliser systématiquement les prises de décisions, et ce en ramenant tout leur arsenal organisationnel qui, à terme (dans la phase de décomposition), s’est finalement révélé bien pratique pour « continuer la lutte ».
Nous pensons personnellement que le passage des ronds-points aux assemblées générales est le premier glissement « gauchiste » du mouvement – et c’est ici un jugement de valeur. Les ronds-points, péages et parkings se concevaient comme autant de "comités d’action" en mouvement, où l’on partageait des biens (de la bouffe, des équipements pour les manifestations, des tracts voire des livres, des boissons, etc.) et des moments (de fête, de partage sportif, de réappropriation du mobilier urbain — décoration, destruction, etc. –, de banquet...), mais aussi des informations et des discussions théoriques, stratégiques et tactiques. Personnellement, nous n’avons vécu que peu de moments aussi intenses qu’entre l’Acte II et l’Acte IV sur les ronds-points/péages occupés, où l’on sentait que, si ces occupations perduraient, il pouvait vraiment se passer quelque chose. La détermination de certains était déjà bien présente, le débat violence/non-violence prenait germe alors que la répression n’en était qu’à ses prémisses, et surtout, plus que jamais, la prise de décisions n’était pas entravée par l’idéologie démocratique, elle était fluide, plurielle, informelle, organique même si contradictoire, et pouvait alors ouvrir un tas de possibles que les AG refluent toujours. Il est temps que le gauchisme se libère enfin de son fétichisme organisationnel.
Nous pouvons au moins citer Montpellier en exemple, où l’AG du dimanche reste controversée jusqu’à encore aujourd’hui dans le mouvement local, et où les AG postmanif proposées au début ont directement été critiquées. Certains ont aussi dénoté une mécompréhension des militants vis-à-vis de ces GJ qui ne voulaient pas s’organiser, pas se représenter, ni même forcément présenter une liste de revendications claires et précises. De manière plus générale, le mouvement des « assemblées des assemblées » n’a pas convaincu tout le monde, et est même resté au début un peu en marge malgré l’envoi de nombreuses délégations de base. Si l’on peut dire qu’il est significatif de certaines tendances « Gilets jaunes », il est aussi et surtout d’abord une réponse à une demande de clarifications et de revendications, demande en provenance à la fois du milieu militant et des instances institutionnelles gouvernementales qui, ensemble, ont besoin de poser des mots et des idées sur un prolétariat qu’ils ne comprennent plus si facilement, maintenant que l’identité ouvrière structurée par la grammaire du vieux mouvement ouvrier est morte, et que le prolétaire n’est plus que ce qu’il a toujours été, mais d’une manière plus immédiate et évidente – donc déconcertante – que jamais : un individu du mode de production capitaliste comme un autre, « embarqué » dans le cycle actuel du capitalisme et tout ce qu’il comporte comme contradictions (en termes de rapports aux idéologies, appareils d’États, formes d’organisations du travail, etc.).
Dans les deux cas, chez les gauchistes comme chez les instances institutionnelles gouvernementales, il s’agissait de clarifier et revendiquer pour mieux contrôler. Preuve, si besoin en était encore, que le « milieu autonome » est une réunion de groupes hétéroclites cristallisée par une même racine (bien souvent refoulée) : le néo-léninisme.
Antifascisme et confusion
Mais les interventions gauchistes n’ont pas forcément été synonymes de prises de pouvoir et de mépris, ou toujours productrices de conflits idéologiques. Force est de constater que c’est bien l’alliance entre le militantisme traditionnel et les GJ les plus déterminés qui a pu faire autant durer le mouvement (même si la durée en soi n’est pas gage de qualité, comme nous y sommes revenus à plusieurs reprises). Force aussi de constater que l’intervention antifasciste fût globalement une grande réussite, qui a très certainement inquiété le pouvoir. D’abord les rixes lors des manifestations pour expulser des figures fascistes notables ou des groupes organisés, ont participé à réduire leur potentielle influence (même si cela se faisait souvent aussi de manière organique à un échelon plus fin, ce n’était absolument pas toujours le cas) ; ensuite la popularisation progressive de la figure du « Black Bloc » dans le mouvement, notamment à partir de la manifestation du 16 mars et de l’épisode du Fouquet’s en flamme. On se souvient par exemple de cette vidéo qui quelques mois avant aurait semblé hautement improbable où un ex-militaire vante le Black Bloc sous des qualificatifs héroïques, qu’il voit en protecteur du peuple.
Cela dit, la présence de l’extrême droite organisée que l’on connaît bien (Génération identitaire, Zouaves, Dissidence française, Bastion social, Action française, Civitas, Parti de la France, et quelques autres) a le plus souvent été exagérée. Disons pour faire vite qu’elle a largement tenté de prendre part au mouvement à ses débuts, mais qu’elle s’est vite rétractée faute de parvenir à imposer ses mots d’ordre.
Les militants se revendiquant « apolitiques », le débat sur l’immigration a le plus souvent été refusé de fait. On a vu quelques groupes organisés venir se prendre en photo, banderole à la main contre le fumeux Pacte de Marrakech aux abords d’un péage ou d’un rond-point, mais des quelques retours que l’on a, ils n’ont pu le faire qu’à une bonne centaine de mètres du lieu occupé (par peur des représailles ou qu’on les jette du lieu). On note tout de même une tête de manifestation à Lyon le 8 décembre (alors que la plupart du mouvement s’était organisé pour monter sur la capitale, étant donné l’ampleur inédite de l’assaut du 1er...), et une à Chambéry le 15 décembre... Quelques figures locales de l’extrême droite ont tenté ci-ou-là de se faire porte-parole d’un rond-point ou d’une région grâce à un discours national-populiste socialisant, mais dès qu’ils étaient démasqués ils se voyaient directement désavoués. Il semblerait toutefois qu’à Lille, dans la décomposition, ne reste qu’un important groupe de racistes (une femme voilée et sa famille expulsée de la manifestation il y a un mois, des petits chefs proches de la police locale, permanence d’une espèce de SO en habits paramilitaires).
On peut aussi évoquer l’UPR, qui, s’il n’est pas réellement « d’extrême droite » est pour autant clairement nationaliste et à tendance confuse, et qui s’est clairement cassé les dents sur le mouvement malgré une tentative de prosélytisme tous azimuts.
Plus grave et diffuse était l’influence de complotistes ou dit « confus », parfois dieudonnistes et soraliens — sans qu’ils n’appartiennent pour autant à des groupes organisés. Comme on l’a évoqué plus haut, notre hypothèse est que ces GJ-là se sont soit rétractés au fur et à mesure de l’avancée du mouvement, soit se sont renforcés en tant que groupe affinitaire (alors même que souvent ce groupe en question n’existait pas en tant que tel), soit ont préféré se taire et se travestir au profit du renforcement de la lutte « apolitique » anti-Macron.
On remarque aussi que, dans certains groupes Facebook locaux, la parole confuse et/ou d’extrême droite revient en force. Au début, tout le monde leur disait de se taire. Ensuite, les gauchistes ont assumé le rôle, avec certains militants tendance France Insoumise, et d’autres « humanistes » de tout bord. Mais il faut du courage pour contredire des posts hebdomadaires pendant plus d’un an. Avec l’effritement du mouvement, cette parole est de moins en moins désavouée et l’on peut simplement l’expliquer par la flemme des participants aux groupes — qui n’y participent absolument plus comme il y a un an de ça (d’ailleurs, la fréquentation de certains groupes a même baissé).
Certains médias alignés sur cette ligne confuse ont quant à eux largement profité du mouvement en le couvrant de manière pseudo – « neutre » et sympathisante (même si bien souvent les gens interviewés sont des gens proches de ces courants plus ou moins confus), et ont fini par gagner des vues : Vincent Lapierre avec son Médias pour tous en est le principal exemple, mais ce n’est pas le seul (on pense aussi à des pages Facebook, notamment en faveur d’une « nouvelle Constitution »).
Concernant la bataille informative et culturelle, les médias issus du milieu autonome type « Rouen dans la rue », « Cerveaux non disponibles », « Nantes Révoltée », « Montpellier poing infos » et d’autres ont, semble-t-il, tout de même un peu plus profité de l’étirement temporel du mouvement. Même s’il paraît évident que, dès le début, une rupture avec beaucoup de GJ du 17 novembre s’est effectuée quand le gauchisme a voulu s’imposer dans ses formes d’organisations. Quoi qu’il en soit, c’est bien la grammaire du « 99 % » et de l’antimondialisation qui en sort vainqueur, assorti d’un discours anti flics parfois limité, parfois ouvert aux problématiques des quartiers populaires.
Deux autres éléments positifs doivent être soulignés : l’implication de franges importantes, quoi qu’on veuille bien en dire, d’habitants des quartiers populaires des périphéries urbaines dans les moments émeutiers et sur certains lieux occupés, venus en tant que partie du « peuple » (ouvrier, chômeur, gens du voyage, en bande, seul, en famille, etc.) ; l’implication en première ligne, comme partout dans les révoltes actuelles, des femmes. Mais le spécifique était rejeté par le principe unitaire même du mouvement, qui faisait sens au début au moins.
Est-ce qu’on n’aurait pas pris assez le temps de discuter et de construire, au profit de l’organisation répétée d’un assaut des métropoles et de la capitale pendant 6 mois ? Est-ce qu’on s’est battu ensemble, sans se parler ? Est-ce qu’on aurait dû construire plus de lieux d’organisations ? Nous n’avons pas de réponses définitives, mais quelques pistes certaines :
Le mouvement a, dans la durée, tenté de réactiver la possibilité du « lieu d’organisation » (détruite depuis la répression-désertion des ronds-points, péages et parkings occupés) avec les « maisons du peuple » et les tentatives non spontanées de reprises des ronds-points, mais il s’est systématiquement fait réprimer au-delà même des interstices du droit bourgeois. La justice d’exception a de toute façon été la norme dans la gestion de tout le mouvement, caractéristique de l’étatisme autoritaire engendré par la séquence.
En de nombreux endroits, les gens ont fini par se parler, car la composition « rétrécissait » clairement et que de nouveaux groupes ne pouvaient que se rapprocher. Dans cette optique, souvent, on a pu assister à une « gauchisation » des discours, notamment quand le rapprochement s’opérait au travers de la logique antirépressive (évènements de soutiens, fréquentation des tribunaux).
Enfin, il n’y a plus grand-chose à « discuter » ou à « construire » quand le moment d’intensité extrême caractérisant décembre est passé et que, partout localement, les gens décident de reproduire théâtralement — mais réellement, au prix bien souvent de leur liberté ou de leurs corps — l’assaut sur les lieux de pouvoir dans une mise en scène d’une espèce de « face-à-face » à mort avec Macron et son gouvernement : ce n’est que quand nous n’étions même plus 100 000 chaque week-end que le slogan « Macron démission » a fini par beaucoup moins apparaître et que la motivation de beaucoup s’est progressivement estompée.
Aujourd’hui que la répression finit de décourager les plus récalcitrants d’entre nous, arrêtons un peu de regarder notre nombril — « On est le pays des Droits de l’homme et on a peur de manifester, c’est normal ça ?? » – et, pourquoi pas, apprenons à nous résigner quant à certaines récurrences historiques : l’État est un monstre froid, il se dévoile quand il réprime, qu’il mutile et tue sans vergogne pour la défense de ses intérêts et ceux de sa bourgeoisie (élites politiques et économiques étant intimement nouées), qu’il emprisonne ou réduit les libertés, et si l’assaut de la masse n’a pas fait vivre assez intensément la révolte au moment où elle le pouvait pour la faire s’étendre, l’État l’éteindra dans son coin, maintenant le reste de la population dans la peur (les démonstrations de force hebdomadaires sont publiques et en plein centres villes) ou l’idéologie contre-révolutionnaire (encadrement médiatique et politique).
« Se résigner » ?
Non, mais au moins faire constat. Ce que les différentes pages Facebook appuyant le mouvement, et les différents participants encore actifs sur les réseaux, semblent se refuser : on serait toujours aussi nombreux, voire plus nombreux qu’avant ; nos échecs ne seraient le fait que de l’ampleur de la répression (comme si entre le 1er décembre et le 17 décembre une répression hors-norme démesurée n’avait pas déjà été mise en place, et pourtant l’air sentait quand même meilleur, non ?) ; il faudrait persister dans les actes et les évènements de soutiens, faire durer la flamme, ne serait-ce que par éthique pour ne pas que le gouvernement "gagne" (en réalité, il a déjà gagné... la bataille).
Faire constat, ce serait admettre que le mouvement s’est bloqué dans sa contestation national-populiste, au caractère éminemment social.
Faire constat, ce serait admettre que le mouvement n’en est plus qu’à un stade de décomposition avancée, ne mobilisant plus que les GJ et militants les plus idéologiques.
Faire constat, ce serait admettre qu’à un moment nous avons mal estimé le rapport de forces en présence, mais aussi qu’en décembre, beaucoup de gens n’ont pas rejoint le mouvement par réflexe frileux, alors que c’est là que tout se jouait.
Faire constat, ce serait prendre conscience que la composition a beaucoup évolué entre fin novembre et aujourd’hui — que le gilet jaune n’a pu être un signifiant vide que parce que tout le milieu militant de la « convergence des luttes » (celui qui reste hermétique en luttant ensemble, qui cherche toujours à instrumentaliser, qui reste malheureusement trop dans le registre corporatiste) se l’est réapproprié, parfois — peut-être même souvent — à l’encontre même des réflexes majoritaires d’une grande partie de ses initiateurs.
Faire constat, c’est aussi, sans jouer au prophète, ne pas trop en faire sur la grève du 5 décembre et toutes les autres échéances militantes-syndicales qui arrivent après : sauf étincelle, que personne ne peut prévoir ni organiser dans nos milieux de sociabilités (qui sont déjà poussés dans leur retranchement depuis 3 ans), les gens ne sortiront pas en masse pour la renforcer, tout comme les gens ne sont pas sortis en masse en décembre pour accompagner la première séquence GJ.
Faire constat, c’est prendre conscience du fait que les « Gilets jaunes » ne forment plus un réceptacle significatif, et que le corps collectif du départ (qui « palliait son hétérogénéité en s’appuyant sur une détermination sans faille [...] marquée d’une forme de radicalité quant à ses exigences immédiates » ) n’existe plus en tant que tel. Aujourd’hui, les GJ veulent se joindre aux luttes catégorielles, aux luttes ciblées, locales, rejoindre les militants, mais ils ne viennent plus déloger les ministres au Fenwick ni crier sur les Champs en étant des dizaines de milliers qu’ils viennent chercher le président.
Si une telle base a pu se motiver et se construire spontanément le 17, c’est notamment grâce à des réseaux de solidarités ancrés localement, qui allaient au-delà du militantisme, dans les places de villages, dans les PMU, dans les bars, dans des groupes Facebook d’automobilistes et d’antiradars, dans les boîtes précarisées, dans les associations locales (jeux, comités de fêtes, clubs sportifs, chasse, etc.), dans les lycées, etc. C’est essentiellement dans la sphère informelle (du moins non militante) que l’Évènement Gilet jaune a pris corps, à un niveau le plus décentralisé et diffus qui soit, ce qui prouve que ce n’était pas un mouvement social, mais bien un soulèvement, embarquant avec lui tous les stigmates de son époque.
Aujourd’hui, dans les villes et villages qui ont vu naître le mouvement, les GJ restants sont parfois vus comme de nouvelles figures militantes à part entière. D’autres fois, ils sont retournés à leur isolement initial, en fréquentant désormais le milieu militant local reconfiguré par l’évènement : ils ne font plus GJ-communauté avec leur péage ou leur rond-point occupé. Alors quoi : se résigner ?
Non, mais arrêter de s’épuiser pour rien et de nourrir des espoirs en vain. Arrêter de faire ce que le milieu militant faisait avant : faire croire à la révolution dès que quelque chose bouge. Réactiver des hypothèses sérieuses, historiques, communistes, que l’évènement a définitivement rouvert... sans pour autant les assurer pour demain en nourrissant sa petite entreprise millénariste.
Militantisme pas mort
Sous un nom collectif, Maresia Dalua, plusieurs personnes ont dressé le bilan de leur expérience militante entre 1980 et les années 2000. Ce bilan est publié dans l’opuscule Contre la politique. Pas un cheveu blanc n’a poussé sur nos rêves (Séléné, 2016, 73 p.). Le blog Douter de tout 21 en fait un court compte-rendu. C’est au sein de celui-ci que nous trouvons un paragraphe particulièrement clair pour exprimer ce que nous essayons de sous-tendre à travers notre texte :
"Le mouvement social subit un phénomène analogue quand il décline et s’étiole en organisations ne vivant plus que pour se perpétuer. Au crépuscule des luttes, certains se rassemblent avec la conviction que ce qui manque aux prolétaires défaits ou découragés, ce sont des informations, des liens, heureusement le groupe révolutionnaire va les aider à (re)trouver ces informations et à (re)créer ces liens. Mais souvent, les militants manquent de capacité, et surtout de volonté. Alors, pour les stimuler, interviennent les « cadres », véritables instructeurs, animateurs et épurateurs d’un groupe qui bientôt passe son temps à recruter, à exclure, à recruter... Les idées virent à l’idéologie, et la théorie se stérilise. On s’était organisé pour agir, on était un effet de luttes réelles dans la société, mais quand elles dépérissent, l’organisation se replie, s’autonomise, a plus de rapport avec elle-même qu’avec le monde, et l’exhortation remplace l’énergie. Enfin, lorsque surgissent de nouvelles luttes, l’organisation est incapable de les reconnaître pour ce qu’elles portent de nouveau. Celui qui se voulait dépositaire du passé le plus révolutionnaire se retrouve hors-temps. Celui qui se croyait enraciné dans « la classe » se retrouve hors-sol."
Bien entendu, l’époque est radicalement différente (et nous devons le comprendre pour comprendre l’ Evènement GJ, autant que l’ Evènement GJ peut nous aider à comprendre ces différences). Mais tout de même : on peut percevoir des similarités dans nos situations, étant dans des périodes de reflux d’une lutte de masse (tout de même moins massive que dans les mois de mai-juin 68). Il s’agirait tout de même de risques considérables, que ce soit pour l’image du mouvement et pour nos propres consciences (se bureaucratiser, s’enliser, s’enkyster).
Ces risques d’enkystement, selon nous, prennent trois formes générales, qui ont fait peu à peu place à l’énergie bouillonnante et radicale des débuts :
Les communalistes libertaires. Ce sont les plus gauchistes, qui font perdurer le mouvement des assemblées des assemblées en-dehors de tout rapport de force, pour « organiser la suite » et « faire durer » ce qui n’est manifestement plus un mouvement. Ils rêvent d’une étincelle organisée qui pourrait reprendre à tout moment ; ils ne comprennent pas pourquoi le peuple s’est découragé ou a été défait, malgré leur forte implication dans l’anti-répression.
Les syndicalistes. Ils se rapprochent des communalistes dans leurs velléités, mais s’organisent traditionnellement dans leur syndicat. Pour tenter d’enrayer le déclin de leurs centrales, ils jouent le jeu de « la base contre la direction » à travers l’appel à la fameuse « convergence des luttes ». Il y a beaucoup de travailleurs sincères ici, beaucoup aussi qui s’organisent en ce sens depuis 2016 ou avant, puis à travers le Front social. Ils ont un peu plus conscience que les premiers du passage d’une temporalité de l’èvènement à une temporalité du cours quotidien de la lutte des classes, mais pensent que c’est par la grève générale que tout reprendra, sans comprendre que la composition initiale des GJ n’a justement pas la grève générale dans sa grammaire (combien d’appels incantatoires sur tout le mouvement ? Rappelez-vous l’échec du sondage de Drouet).
Les municipalistes citoyens. Pour certains, leurs luttes doivent s’axer autour de la promotion du fameux RIC, pour d’autres il s’agit de former des listes aux municipales. Dans les deux cas, il s’agit de « constituer » un projet, voire de rédiger une nouvelle Constitution (réminiscence chouardienne). La politique négative du geste destituant initial, plus en phase avec le « On veut la chute du régime » international, semble bien loin.
Les occupants de ronds-points, péages et parkings encore présents se répartissent dans les trois catégories, même si le RIC reste souvent un objectif principal et qu’on peut donc presque tous les rattacher à la troisième. Les gauchistes se répartissent dans les deux premières, les plus lucides sur le mouvement dans la première, mais gardent espoir dans la seconde catégorie pour créer la nouvelle étincelle. Dans chacun des cas, ils souhaitent capitaliser et faire durer le mouvement, en se bouchant les oreilles quant à son délitement et son processus de recomposition-décomposition, ou aux risques d’enkystement interne à leur démarche.
S’agit-il alors de reprendre du souffle en attendant le prochain assaut les bras croisés, par une croyance messianique en l’avenir ? Nous n’avons de directives à donner à personne. Faire de l’agitation et de la propagande est une bonne option, mais elle prend de l’énergie ; surtout, cette option devrait selon nous essayer à tout prix de ne pas être mensongère, de ne pas faire croire indéfiniment en un sursaut imminent. Les étincelles ne s’organisent plus : le mouvement ouvrier historique est bel et bien mort, les mouvements sociaux ne sont pas des soulèvements et vice-versa, ce qu’il s’est passé (et se passe encore) dans une vingtaine de pays du monde (au bas mot) nous le montre largement.
Faire vivre des luttes de terrain, que ce soit en ville (en soutien aux oppositions syndicales ou parasyndicales, ou par un travail contre les violences policières, les violences sexistes, les violences racistes, la chasse aux migrants, etc.) ou en campagne (contre les grands projets inutiles et imposés, l’industrialisation des campagnes qui s’approfondit encore et encore, le nucléaire et le réseau électrique plus ou moins "vert", etc.), peut être à la fois l’occasion de reprendre du souffle en regagnant une temporalité parfois moins urgentiste et immédiate, à la fois l’occasion de faire vivre des points d’ancrage et de luttes locaux.
De toute manière, notre époque bouge. Les insurrections aux quatre coins du monde, qui émergent chacune dans des contextes particuliers, mais se retrouvent sur l’essentiel (lutte contre le déficit démocratique, la corruption, et surtout les inégalités persistantes et montantes), nous le prouvent assez. Le siècle de profonds troubles qui s’annonce ne sera pas forcément joli... Il s’agira de tenter de participer aux activités de crises insurrectionnelles et conflictuelles qui s’annoncent, en tant que prolétaires parmi les prolétaires, avec, pour notre part, l’objectif d’en faire des moments où l’anarchie/le communisme se construit. Non pas comme projet à mettre en place après avoir convaincu la majorité de la population, mais plutôt comme une des réactions, subie, mais « saine » celle-là, de la part de populations confrontées à des catastrophes, des répressions d’État, des paupérisations croissantes et persistantes... en bloquant la circulation de marchandises et en s’accaparant des éléments du capital pour en faire autre chose au service de la lutte : produire sans productivité, réagencer les circuits de distribution, abolir la division du travail existante, mélanger les mondes sociaux et en finir avec nos séparations respectives, mettre en communs les savoirs et les pratiques en les étendant un maximum, etc. Cela ne peut prendre à un niveau de masse que dans l’organicité d’une lutte, d’un « commun » uni « contre » quelque chose, une situation subie et partagée, autant contrainte que désirée — « la révolution comme frein d’urgence » de Benjamin. Et si cette réaction-là fait ses preuves, gagne du terrain, parvient à s’autodéfendre et à s’inscrire dans la durée, il n’y a pas de raison pour qu’elle ne s’étende pas... La connexion des différents espaces communisés permettra alors de redéfinir toute la logistique contemporaine, toute l’organisation capitaliste existante. Mais cela semble encore loin...
Rien n’est gagné, rien n’est assuré, sinon qu’une crise du régime d’accumulation pointe et que ces contestations de masse en sont partie intégrante. Est-ce que le prolétariat communiera dans la crise, est-ce que le capital se restructurera jusqu’à donner naissance à de nouvelles luttes de masse plus tard ? On ne peut y répondre, nous ne sommes pas des oracles. Nous sommes même plutôt pessimistes, mais c’est notre période qui veut ça. L’acquis principal, c’est qu’entre le 17 novembre et le 17 décembre, nous avons ressenti quelque chose que l’histoire avait localement totalement oublié : tout peut basculer en peu de temps. Mais les étincelles de ne se déclarent pas.
De jeunes gilets jaunes provinciaux, plus ou moins « militants » depuis quelques années...