Together for a safer London ...
Brixton. Quartier « multiculturel » du sud-ouest de Londres. Pour qui ne connait pas l’endroit, les affiches aposées à l’intérieur du bus nous informent de sa réputation sulfureuse : « Venez à Brixton pour les bonnes raisons. Si ce n’est pas le cas, nous le rendrons public ». Pour qui ne comprendrait pas l’inscription, la photo d’un jeune homme noir sert d’arrière-plan.
Dans le commissariat, des photos d’émeutiers ornent les murs, accompagnées d’appels à la dénonciation. En Occident, quand ce n’est pas la lutte contre la drogue qui sert de prétexte à la contre-insurrection, les citoyens qui n’ont pas tué le flic en eux sont invités à dénoncer les émeutiers. « Together for a safer London » (« Ensemble pour un Londres plus sûr »), disent-ils.
Pour que rien n’échappe au contrôle, la subversion doit elle aussi être intégrée au réseau de police totale (1) : Le dimanche 19 août 2012, quand une trentaine de membres du Brixton Police Monitory investissent le commissariat pour protester contre l’agression d’un homme par des policiers n’ayant pas hésité à lui piétiner la tête et à le laisser inconscient sur le tarmac pendant quinze minutes (2), l’officier fait mine de les remercier de leur vigilance, et tente de les « rassurer » à propos de l’ « enquête » sur un éventuel « usage excessif de la force ». Visiblement inquiet des répercutions d’un tel acte, l’officier leur demande d’apaiser les tensions s’ils utilisent les réseaux sociaux, car « tout va très vite » et « les troubles peuvent venir très facilement ».
Evidemment, les militants ne sont pas dupes, eux qui savent qu’en Grande-Bretagne, plus de 1 000 personnes ont été tuées par la police ces trente dernières années (3), sans qu’aucun des meurtriers ne soit condamné. (4) A ce sujet comme à tant d’autres, un nombre croissant de militants radicaux a cessé de faire référence à « la nécessité d’une régulation » ou d’appeller à des « aménagements nécessaires ». L’agonie de la social-démocratie comme la décrépitude du mouvement altermondialiste en témoignent.
… Guns of Brixton …
Brixton est, depuis longtemps, l’un des points clefs de la lutte opposant le Pouvoir à ceux qui refusent la vie promise par le néo-libéralisme, où la pauvreté serait rythmée par les voix de synthèse, les sourires de façade, les regards vitreux et une déférence débile envers les forces de l’ordre. L’importance de Brixton dans le développement des luttes a d’une part des raisons matérielles : pauvreté. violences policières. discriminations. Symboliques d’autre part : Brixton est en effet la « capitale » de la communauté jamaïcaine de Grande-Bretagne, et occupe une place significative dans la culture populaire. Le témoignage le plus fameux est probablement celui laissé par Paul Simonon, le bassiste des Clashs originaire du quartier, et auteur/compositeur du célèbre Guns of Brixton. Publiée en 1979 et à mi-chemin entre le rock et le reggae, la chanson se terminait sur un menaçant « You can crush us / You can bruise us / Even shoot us / But … Guns of Brixton ... » (« Vous pouvez nous écraser / Vous pouvez nous humilier / Même nous flinguer / Mais … Les flingues de Brixton ... ») (5)
Deux ans plus tard, les évènements donneront un caractère prophétique à ces paroles : En effet, en avril 1981, à Brixton, est mise en place l’Operation Swamp, première opération dite de « police préventive » afin de « réduire la criminalité ». La loi sur les suspects autorise la police à arrêter et fouiller quiconque, sur la base d’un simple « soupçon d’actes répréhensibles ». En cinq jours, des policiers en civil envoyés à Brixton arrêtent et fouillent 1 000 personnes, le plus souvent sur des critères ethniques. (6) La semaine suivante, éclatent ce que des journalistes se plairont à appeler les « émeutes raciales ». Si la lutte contre le racisme est bien sûr au coeur des raisons de la révolte, les 5 000 émeutiers ne sont pas tous Noirs, et il s’agit plus largement d’une révolte contre la pauvreté, le racisme et la mise sous contrôle des classes populaires. (7) Depuis, chaque année, le festival « Brixton splash » commémore les évènements. Les festivités finissent à 19h pour « éviter les troubles ». La plupart du temps, des affrontements éphémères ont tout de même lieu entre jeunes du quartier et policiers, en dépit des « appels à la responsabilité » des organisateurs, dont l’un d’entre eux commençait cette année son appel à la raison par « Je ne suis pas raciste, mais … ».
Moins de quatre ans plus tard, en 1985 une nouvelle révolte éclate à Brixton, suite à l’agression de Dorothy Groce à son domicile, par des agents de police qui voulaient arrêter son fils. Le jeune homme n’étant pas là , Mme Groce restera paralysée à la suite d’un tir policier en dessous de la taille. Il sera établi qu’aucun avertissement n’avait été donné avant le déclenchement du raid, comme le prévoit la loi, et que Mme Groce était au lit au début de l’opération. L’incident est immédiatement perçu comme une preuve supplémentaire du racisme policier. Pendant les 48 heures de révolte, la police perdra totalement le contrôle du quartier.
En décembre 1995, c’est le meurtre en garde à vue de Wayne Douglas qui indigne la communauté. L’enquête montrera que l’homme est mort par étouffement, après avoir été positionné quatre fois face vers le bas, les mains menottées dans le dos. Comme souvent, une manifestation se tient, avec pour but d’exiger des explications de la part de la police. A la suite du mépris affiché au commissariat, des émeutes éclatent. Plusieurs centaines de personnes sont impliquées. Ces révoltes successives ont contribué à populariser la lutte des habitants de Brixton contre le racisme, à tel point que le quartier reçoit la visite de Nelson Mandela en 1996. En 1999, le militant néo-nazi David Copeland pose une bombe, et blesse 39 personnes.
No justice, no peace !
A Brixton aussi, la lutte de la famille de Sean Rigg évite d’oublier qu’en août 2008, le coeur de cet homme s’est arrêté après qu’il eut été allongé sur le sol et écrasé pendant huit minutes par des policiers. (8) Depuis, sa mère et ses soeurs témoignent régulièrement lors de conférences, et organisent des manifestations pour que justice soit rendue. (9) Devant le commissariat où Sean Rigg a été assassiné, la famille, les amis et militants entretiennent un mémorial, avec portrait, fleurs et bougies. En plus de ne pas oublier la mémoire d’une personne dont la police a nié la dignité de la façon la plus radicale qui soit, le but est de fédérer tous ceux qui ne se résolvent pas à ce qu’une cinquantaine de personnes soit abattues chaque année par les forces de l’ordre, sans compter les interrogatoires « musclés », ou les multiples forment prises par le harcèlement quotidien. Dans ce but, le 21 août 2012, 4 ans jour pour jour après le meurtre de Sean Rigg, 150 personnes ont défilé à Brixton contre la violence policière, au cri de « No justice, no peace ! » (« Pas de justice, pas de paix ! ») A la fin de la manifestation, en compagnie de la soeur de Sean Rigg, une plainte a été déposée par les militants du Brixton Police Monitory, contre les officiers qui ont maltraité un homme deux jours plus tôt dans l’une des rues adjacentes.
Enfin, comme celle de nombreux autres endroits de Londres (jusqu’au centre-ville), la jeunesse de Brixton a laissé éclater sa colère l’été dernier, à la suite du meurtre de Mark Duggan, le 4 août 2011 à Tottenham. Alors que cet homme avait été décrit par les policiers qui l’ont abattu comme armé, ses empreintes n’étaient pas présentes sur l’arme retrouvée à plusieurs mètres de son corps. A la suite de la dispersion violente de la manifestation qui exigeait des explications, Tottenham s’était embrasé. Au cours de la semaine d’émeutes, environ 15 000 émeutiers ont été dénombrés, et de nombreuses autres personnes de tous âges sont descendues dans la rue pour marquer leur solidarité, ou rendre plus difficile les opérations de police. A la suite d’une campagne d’appel à la dénonciation savamment orchestrée, environ 2 000 jeunes ont été condamnées à des peines de prison, certaines s’élevant à plus d’un an de détention pour le simple vol d’une bouteille d’eau ou d’une paire de chaussures. De nouvelles arrestations ont régulièrement lieu, au gré des plans de communication du gouvernement. Pour qui a eu sa photographie révélée par la police sans avoir été (encore) arrêté, étudier, militer, chercher un travail, ou tout simplement aimer sans la crainte du lendemain s’avèrent des plus difficiles. Si la dynamique s’est intensifiée ces dernières années, le processus n’est cependant pas nouveau. Entre deux révoltes, le Pouvoir ne fait plus que distiller la peur pour prolonger sa domination …En 1977, Deleuze constatait déjà l’apparition d’ « une entente mondiale pour la sécurité, pour la gestion d’une « paix » non moins terrible, avec organisation concertée de toutes les petites peurs, de toutes les petites angoisses qui font de nous autant de microfascistes, chargés d’étouffer chaque chose, chaque visage, chaque parole un peu forte, dans sa rue, son quartier, sa salle de cinéma. » La période en cours pourra signifier une accélération de la mise en place de ce projet ... ou notre victoire sur celui-ci.
Vivian PETIT
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