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Crise de l’école, crise de la culture

De la fatigue d’apprendre

L’affaire est entendue : notre société est tourmentée par plusieurs crises simultanées. L’on parle abondamment de la crise économique ou de la crise sociale, un peu moins de la crise politique , moins encore de la crise écologique. Et si la crise de la culture « était de loin la plus grave, celle qui amputerait profondément notre capacité à soigner tous nos maux ?

La culture d’une nation est ce qui permet à ses membres d’emprunter au passé régulièrement revisité la force de vivre paisiblement le présent et de préparer intelligemment le futur. Au cœur de la culture, l’on trouve le savoir et ses lieux d’acquisition. Au commencement est donc l’École. C’est peu dire que cette institution maintes fois « réformée » est aujourd’hui en crise. Et peut-être pas d’abord pour les raisons les plus communément admises. Apprendre – tout comme s’informer – dans une société devenue paresseuse apparaît désormais par trop fatiguant à la plupart de nos congénères.

Plutôt que de s’interroger à propos de l’éventualité du recul progressif de la soif d’appendre l’on préfère le plus souvent se contenter du constat évident que le savoir a profondément changé tout au long du « siècle du progrès ». Les découvertes scientifiques et techniques rendant intelligibles d’ancestraux mystères ou faisant reculer de vieilles incertitudes, les avancées dans le domaine du calcul des grands nombres – couplé à l’accélération dudit calcul – ouvrant le monde à sa quantification générale, la satisfaction grandissante des besoins individuels largement suscités par la « société de consommation » - devenue même consommationnisme – assurant la domination du matériel sur le spirituel, tout cela a permis aux sciences dites rationnelles de prendre définitivement le pas sur les sciences humaines ou sociales simplement raisonnables. L’Emprise des Chiffres a remplacé « la République des Lettres ». Ce nouveau « totalitarisme est éminemment dommageable. Sa caricature tient par exemple dans l’outrance de la mathématisation de la « science économique »qui ne prévoit presque rien mais tient pourtant le haut du pavé. De moyen aidant les hommes à comprendre ce qui les entoure le chiffre devient la fin à atteindre absolument. Alors que le maître mot du discours politique gestionnaire et de la prétention économique est le mot efficacité la société se disloque sous les effets destructeurs du chômage de masse et de la précarité montante. Nous sommes très loin de tout comprendre !

Le champ du savoir est immense. Il est encore à défricher en maints endroits, la friche ayant même repris ses droits sur des parcelles autrefois cultivées et délaissées depuis. Il est surtout très morcelé. La friche et le morcellement du savoir ont été amplifiés par les outils de la communication moderne quand bien même ces outils nous étaient vantés comme devant nous faciliter l’accès à l’immensité des connaissances disponibles de par le monde. Finalement, la profusion est effrayante ou, à tout le moins, désarçonnante pour le plus grand nombre des individus. Quand à la facilité d’accès, elle se résume le plus souvent à la rapidité saisissante d’obtention d’informations propulsées au travers de réseaux électroniques interconnectés. L’acquisition du savoir a besoin de temps, le temps de la réflexion, temps que l’on ne prend plus, temps jugé perdu à l’ère de la vitesse érigée en vertu cardinale. Combien de professeurs sont confrontés à l’exercice favori de nombre de leurs élèves qu’est le copier-coller tiré de « la toile », ultime amortisseur tendu aux cohortes n’ayant plus le temps d’apprendre. On ne lit plus de livres. On ne s’informe plus par la lecture d’articles complets. On en recherche des condensés que l’on collera « par cœur » ici ou là comme autant de bribes d’un savoir restant inconnu pour l’essentiel. Comment s’étonner alors que notre époque soit celle de la confusion du contenant avec le contenu, les tuyaux avec la pensée qui peut y circuler, l’Église avec la religion, BHL avec la philosophie, la politique avec le politique, la communication avec l’information ? L’enveloppe est grande et belle ; la lettre qu’elle renferme est courte et vulgaire. Et l’École bienveillante d’accélérer le phénomène.

Le savoir est encore dans les livres. Il faut aller l’y cueillir, puis se l’approprier à partir de soi et en confrontation avec autrui. Cependant, il convient pour cela de redécouvrir, loin de l’artificialité de la vidéosphère, les charmes du « colloque singulier », ce temps à soi et pour soi où chacun dialogue avec lui-même. Tout ce qui fait l’âme humaine et ses méandres se trouve déjà dans les grands textes des écrivains et philosophes du passé. Nombre d’écrits contemporains ne sont souvent du reste que de pâles redites involontaires face aux richesses littéraires patinées par le temps. Mais, qui lit encore Hugo, Balzac, Dostoïevski ou Kafka pour comprendre les ressorts profonds gouvernants intemporellement les organisations humaines ? Balzac, par la puissance de « la comédie humaine », est un émérite sociologue d’avant même l’invention de la sociologie. Qui mieux que Dostoïevski dépeint les affres de la misère et la fatale impossibilité de la quitter ? Notre époque qui ne sait plus regarder le visible mais cherche à percer tous les secrets de l’invisible – aidée en cela par les promesses les plus folles de la Science et la fascination pour la Technique – a la nécessité de réhabiliter les sciences humaines et sociales, de faire vivre les « belles » Lettres et les questions de Sophie, de faire reculer le calcul froid et omnipotent des experts patentés. Sinon, où irons-nous ?

Les élites qui gouvernent notre société, elles-mêmes bien moins cultivées que leurs devancières, ont-elles intérêt à résoudre la crise de la culture ? Rien n’est moins sûr, hélas ! Imaginons que nos citoyens en herbe ou déjà avertis de la chose politique découvrent les splendeurs, aujourd’hui largement oubliées, du subversif Octave Mirbeau. Ils tomberaient par exemple sur La Grève des électeurs, ouvrage publié en 1888 et dénonçant la mascarade de l’électoralisme. A l’heure du hollandisme mou succédant au sarkozysme gesticulateur, des conflits d’intérêts multiples, du bradage du bien commun , ce livre somptueusement écrit et sur lequel l’histoire du XXème siècle n’a laissé aucune ride, ferait de sérieux ravages. Un monde nouveau pourrait en sortir. Qui osera ouvrir cette boîte de Pandore ?

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