Dans un présent social aux prises avec des problèmes majeurs de dette, de chômage, d’inégalités et dans un environnement où l’avenir de la planète elle-même dépend d’un agir humain, la question de l’école et de la formation prennent une dimension plus urgente encore, devenant plus explicitement enjeu politique et social d’avenir. Odette Bassis
Ce sont jusqu’aux bases même de l’école qu’en sont secouées les finalités, lesquelles se trouvent aujourd’hui ciselées autour d’une centration sur la notion de « compétence » liée aux dites nécessités d’une professionnalisation future. Le tout dans un contexte où une telle notion est conçue en fait en conformité avec les attentes d’une normalisation commune entre pays liés aux lois d’une prévalence du marché tant économique que culturel et social. Employabilité, flexibilité - comme objectifs visés à terme - qui sous-tendent une vision de productivité et d’une compétitivité à l’échelle mondiale et ceci, sous le couvert d’une adaptation plus ouverte et pertinente de l’école à la vie.
La notion de compétence : pour le meilleur .... ou pour le pire ?
Qui pourrait, a priori, mettre en cause une telle notion quand elle fait référence à la construction de capacités à même de faire face de façon opératoire à des situations complexes ou nouvelles ? Cependant, le fait est là, dans le vif des débats actuels, de devoir interroger une telle notion de compétence. Ou plutôt l’usage qui en est fait, de cette notion, quant aux objectifs visés, accordés en réalité aux enjeux d’une société managériale [1]. Un usage qui, justement pour se faire, pose dans un ordonnancement successif les « connaissances, capacités et attitudes » [2]. Avec, pour régulateur décisif une évaluation récurrente à la clé, avec le Livret Personnel de Compétences (LPC) qui y joue un rôle majeur dans l’usage duquel élèves comme enseignants se trouvent piégés, pris en otage à des fins traversées de contradictions internes, allant même jusqu’à des formes d’injonction paradoxale :
• Pour l’enseigné, si la notion de compétence est le noyau central de l’enseignement et de la formation, à aucun moment n’est indiqué comment, où elle se développe, par quelles pratiques ? Et l’on voit justement que, dans l’énoncé, quand les connaissances précèdent « capacités et attitudes », alors on est en droit de constater à quel point ce qui est intitulé « connaissances » demeure comme un « allant de soi », sans aucun retour réflexif alors qu’il s’agit bien du préalable des objectifs cités. Une magie, en somme, qu’un tel accolement, où rien n’est explicité en terme de pratiques quand, cependant, est tenue pour obligatoire l’évaluation scandée, omni présente, méticuleusement précisée concernant « compétences, domaines et items » fixés. Et ceci, inscrit et daté dans ce LPC où chacun, enseigné comme enseignant, se trouve pris au piège de ce qui, très officiellement et quasi publiquement, va coller à la peau de l’élève, tout au long de son parcours scolaire, un LPC dans les mains non seulement des parents, mais informatisé, enregistré au vu des établissements et pourquoi pas des employeurs successifs. Alors, si un accident de parcours arrive à l’élève, ou inversement si après des débuts chaotiques il multiplie des avancées, qu’en est-il de lui pour pouvoir aller de l’avant, surmonter telle ou elle épreuve quand il peut se trouver déjà « fiché-daté » en quelque sorte par une sorte de « casier scolaire » où tout écart peut gravement jouer à son encontre face à son devenir, tout au moins professionnel.
• Pour l’enseignant : il lui est demandé comme priorité d’évaluer suivant de nouvelles normes que celles concernant directement les connaissances. Et cela, alors que non seulement rien dans sa formation ne l’y a préparé mais, pire encore, qu’il peut se trouver lui-même (en sa conscience intime) mis en cause s’il ne peut répondre positivement pour telle ou telle compétence quand justement sa propre pratique pourrait se trouver par le fait même évaluée négativement.
Par exemple tel professeur d’arts plastiques qui doit cocher (fin de 4ème de collège) pour un élève la compétence C2 : « Faire preuve de curiosité envers l’art sous toutes ses formes » alors même que c’est l’objectif de ce professeur que de générer chez cet élève une telle curiosité. Il y a là une forme d’injonction paradoxale, en fait.
Ou encore comment évaluer la compétence 7 (palier 2) : « Etre persévérant dans toutes les activités ». Là, qui pourrait prétendre avoir pu observer pour quiconque toutes les activités possibles ?
Et surtout, dans ces deux cas, un abus notoire : « ...curiosité envers l’art sous toutes ses formes », « ...persévérant dans toutes les activités » : qui pourrait affirmer pour quiconque – y compris les plus grands créateurs - une telle totalité de compétences !!!
On est là dans une situation d’abus de pouvoir de jugement sur les personnes de l’enseigné comme de l’enseignant. Ou alors, dans le pire des cas pour l’enseignant, celui-ci pourrait considérer qu’en définitive lui n’y est pour rien dans la conduite de l’élève, puisque de toute façon c’est l’individu élève qui est par lui-même capable ou non !! Alors, où allons-nous ?!
Des conditionnements cachés
Le fait, dans le premier volet du cadre fixé sur les compétences que figurent en premier lieu les « connaissances » APRES lesquelles suivent capacités et attitudes souligne une juxtaposition dont rien n’est explicité, analysé, qui permette, de saisir comment et quand en arriver justement à « des connaissances à acquérir et à mobiliser... ». Un collage linéaire à désarticuler, à renverser quand il s’agit non point de mobiliser seulement après coup des connaissances déjà là mais bien, POUR QU’ELLES SOIENT LÀ, ces connaissances, les acquérir EN mobilisant de la part des enseignés leur potentiel cognitif. Rien n’est dit dans ce sens. Et pour cause : on reste dans une logique de transmission la plus traditionnelle, accumulative et seulement expositive. Alors que pourrait venir y prendre place une toute autre approche des connaissances impliquant la construction précisément de nouvelles capacités et attitudes dans les cheminements mêmes de l’apprentissage. Un renversement dont l’absence ouvre, éclaire ce « point aveugle » qu’est la transmission des connaissances, appelant aujourd’hui une nécessaire reprise de l’analyse percutante et particulièrement lucide, menée par Pierre Bourdieu et Jean-claude Passeron [3] dans leur recherche concernant les liens entre Système d’enseignement et Pouvoir politique en place. Des liens laissés dans une certaine opacité et passés sous silence communément – au nom jusque-là d’une neutralité prétendument normale – mais prenant aujourd’hui une acuité percutante dont l’explicitation se doit d’être reprise aujourd’hui pour apporter un éclairage indispensable aux analyses et actions à mener.
Dans cette analyse de Bourdieu, était dénoncé « l’arbitraire culturel » caractérisé, dans le système d’enseignement, dans le fait « d’imposer et d’inculquer certaines significations » dont les apparences sont prétendues liées à « la nature des choses » ou à la « nature humaine » [4]. En fait, un non-dit, un non-explicité, y compris pour l’enseignant, dénoncé par Bourdieu comme lié aux intérêts « objectifs » du pouvoir dominant. Où l’enseignant, qui en est le vecteur, est légitimé dans sa fonction sociale comme représentant de l’ordre établi, d’autant plus que lui revient le poids de sa fonction évaluatrice officielle qui engage l’avenir de l’enseigné.
Une transposition inévitable des savoirs
L’élucidation juste faite par J-P Astolfi [5] entre informations, connaissances et savoirs laisse toutefois dans l’ombre un espace qui est celui de la transposition devant laquelle se trouve inévitablement l’enseignement des savoirs. En effet, il est incontournable, à plusieurs points de vue et bien sûr prioritairement pour des raisons de temps qu’interviennent des choix qui sont liés à l’écart entre les « savoirs réels » (ceux des savoirs savants [6]) et les « savoirs prescrits » (tenus comme savoirs à enseigner). Or cet écart est objectivement là : la somme des savoirs savants afférents à tel ou tel contenu ne peut être reconduite telle qu’elle, ne serait-ce que dans les modalités concrètes des temps d’apprentissage. Sur le plan même de la compréhension, tant de données, d’hypothèses, de questionnements ou tentatives qui permettraient une saisie percutante de tel ou tel savoir ne peuvent toutes trouver place dans l’enseignement. Des choix sont à faire. D’où l’existence réelle de normes de transpositions qui traversent programmes officiels, manuels scolaires, nature des épreuves d’examens et bien sûr jusqu’aux normes elles-mêmes de l’enseignant (conscientes ou non d’ailleurs) dépendantes de son propre rapport au savoir. La seule comparaison des manuels scolaires traitant de telle ou telle question est déjà fort significative de transpositions différentes. A quoi s’ajoutent les choix propres, en définitive de l’enseignant. Ainsi prennent place de façon incontournable des normes de transposition qui conditionnent nécessairement les modes de transmission qui suivront, qu’ils soient des modes strictement verbaux ou qu’ils soient médiatisés par des situations de recherche et d’implication cognitive. Un espace objectivement présent quoique la plupart du temps laissé dans l’implicite et non forcément perçu et analysé par l’enseignant et encore moins par l’institution scolaire [7]. C’est pourtant dans cette espace que s’insèrent subrepticement des significations qui accompagnent chacun des savoirs et notamment, en premier lieu, celles qui sont « significations convenues », quoique laissées dans l’ombre de l’implicite, alors qu’elles nourrissent des dispositifs et comportements relevant, comme l’écrit Rousseau dans le Contrat Social « d’une autorité d’un autre ordre, qui entraine sans violence et persuade sans contrainte ». Ce que Bourdieu exprime en parlant de « violence symbolique ».
Des normes de transposition aux modes de transmission
En fait, c’est dans cet espace effectif entre savoirs savants et savoirs enseignés que s’insère la raison d’être - consciente ou non - de tel ou tel mode de transmission, lié ainsi pour l’essentiel au rapport au savoir de l’enseignant et à l’analyse qu’il a été ou non conduit à en faire [8]. Mode de transmission lié bien sûr aussi – et préalablement – au parti pris fondamental des possibilités pour les enseignés de pouvoir se construire des modes de pensée ouverts à ces savoirs. Parti pris exprimé par l’expression d’un « Tous capables » dont il faut souligner qu’il ne peut être pensé tel - afin d’éviter de devenir slogan - qu’en relation précisément avec l’apport réflexif concernant cette relation indissociable entre transposition et transmission. Mais, pour revenir aux analyses de Bourdieu, ce qu’il appelle le « travail pédagogique » est précisément la médiation opérée par une pratique qui inculque, tant à l’insu de l’enseignant que de l’enseigné (quand il n’y a pas eu d’explicitation) les principes cachés d’un « habitus » par lequel sont intériorisés les modes de pensée conformes aux choix philosophico-politiques du pouvoir en place. Tout comme peut être intériorisée la légitimation de l’inégalité entre les potentiels d’intelligence des enfants, et donc la normalité des échecs prévisibles. Sans compter, de façon plus subtile, la légitimité intériorisée des modes de penser et d’agir conformes aux valeurs sociales les plus affichées, telles les capacités individuelles de productivité, de compétitivité et de maîtrise managériale à des fins de profit. Tout comme il en est, au sein des entreprises (PME /PMI) avec l’optimisation de leur gestion par ITIL [9].
Ainsi y a-t-il un lien effectif entre transposition et transmission – certains diraient pour aller vite entre théorie et pratique - quand les pratiques viennent s’accorder aux modes de représentation de l’enseignant quant aux connaissances qu’il pense avoir à enseigner. Notamment dans le fait de centrer la transmission sur « expliquer », quand la connaissance est conçue comme « allant de soi », avec l’insistance mise sur le déroulé des explications successives trouvant légitimation sous le sceau de la raison et du bon sens. Où l’affinement de ses explications devient, aux yeux de l’enseignant, l’auto- justification la plus louable de sa pratique. C’est à dire où le poids de la dite objectivité est à ses yeux prioritaire, laissant dans la marge le champ des significations. Des significations non pas à exposer, mais à conquérir pour l’enseigné.
C’est là où se loge une confusion de taille entre « trouver » et « démontrer » (l’un étant dans le préalable et l’autre dans l’après-coup). C’est Archimède qui écrivait à Ératosthène : « Il est plus facile une fois qu’on a acquis une certaine connaissance des questions, d’en imaginer ensuite la démonstration, que si l’on recherchait celle-ci sans aucune notion préalable ». Ou encore Polya qui fondait l’apprentissage des mathématiques sur « faire pour comprendre » et affirmait « D’abord imaginer, ensuite prouver ». Et aussi Evariste Galois qui mettait en garde « on croit que les mathématiques sont une série de déductions ».
L’exemple des mathématiques est flagrant et révélateur quand il est aux yeux du plus grand nombre l’exemple type d’une « discipline » dite par excellence science « dure » - c’est à dire qui ne saurait ni se tromper ni vous tromper !!– et donc tenue pour étrangère à l’imaginaire et la sensibilité. Exemple révélateur d’un même sort, mais plus masqué, fait à toute autre discipline. Et cela aussi bien dans les disciplines littéraires, artistiques, sportives...ainsi que dans toutes disciplines scientifiques confondues. où peuvent se trouver tellement désemparés tant de jeunes mis devant un « c’est ainsi » quand les significations inventives sont laissées dans l’ignorance au profit des seuls résultats en vue d’évaluations où sont essentiellement validées des procédures (y compris dans l’analyse de texte) fixées à l’avance.
Oui on peut mettre dans le même panier, en quelque sorte ce que Perrenoud dénonce comme « les empires disciplinaires » [10] en proposant d’enseigner d’autres savoirs. Mais le problème demeure de toute façon d’une élucidation à faire du rapport à quelque savoir que ce soit, de leur nécessaire transposition [11] et donc des modes de transmission qui y sont ou y seront immanquablement associés. Avec toujours une zone d’ombre, non élucidée, qui cependant toujours formate et conditionne à la fois transmetteur et surtout receveur.
Alors, éduquer à la dignité de penser : qu’est-ce à dire ?
Une phrase revient, obsédante, trouvée dans une expo liée au management, près de la Grande Arche de la Défense, il y a quelques années : « L’époque devient maintenant, plus que celle de la main d’œuvre : celle du cerveau d’œuvre ». Non, ce n’était même pas de la provocation, mais un constat, tout crument, trouvé dans un dépliant. Tout simplement pour ajuster les analyses aux besoins de l’économie, en tirer le meilleur profit possible.
Et l’école, comme la formation, deviennent lieux plus privilégiés que jamais pour que l’économie puisse en tirer parti. Mais qui peut protester quand le présent des jeunes est si aléatoire, voire précaire ? Et l’emploi si déterminé par des critères qui deviennent enjeux majeurs !
C’est là où devient majeure une fonction de l’Ecole qui devrait être, en apprenant, d’apprendre à penser. Faire de comprendre non point seulement l’apanage de certains – les meilleurs ? – mais un droit humain fondamental : le DROIT DE COMPRENDRE. C’est-à-dire d’avoir accès aux raisons d’être de tel ou tel savoir. Impossible pour tous les savoirs ? Pas de temps pour cela, pas les moyens ? Mais tant de temps devient réservé à l’aide, sous plusieurs formes, alors que les temps décisifs de l’apprendre demeurent impensés, plus encore alourdis d’évaluations surabondantes. Alors l’accent mis sur l’aide : pour répéter des modes d’apprentissages qui n’ont pas répondu aux attentes ? et de toutes façons revenir sur des savoirs qui, d’entrée de jeu, n’ont pas donné accès aux significations qui auraient pu leur restituer leur dimension culturelle ? Non, ce n’est pas une mise en cause de la notion d’aide, mais bien plutôt la mise en cause d’un dévoiement de tant de moyens mis en œuvre quand demeure inchangées la conception et les pratiques des apprentissages de base. Mettre en cause ces fausses querelles de centration seulement sur les savoirs ou seulement sur l’enfant quand il s’agit de mettre en travail la relation elle-même entre savoirs et élèves : c’est-à-dire l’accès à la pensée vivante de l’histoire des humains.
Dans un ouvrage très récent [12], Roland Gori met en cause, derrière le jargon des « compétences » une cessation de la relation à autrui au profit « d’habiletés sociales » (p.55), où la souffrance psychique elle-même fait l’objet d’une forme de « gommage anthropologique » [13] et où l’hégémonie progressive de l’informatique, « promue médiateur quasi exclusif des échanges symboliques ... accélère une forme de désenchantement du monde. ».
Oui l’école a besoin de redonner saveur à savoir. Mais la saveur, ça se travaille pour y parvenir. Comme pour un bon vin ou une belle récolte.
Pour le savoir, c’est dans l’affrontement entre soi-même et des situations qui donnent à se questionner, à oser ses doutes, ne pas craindre les erreurs à surmonter, à croiser les fers d’une pensée en émergence avec l’altérité des autres. Et donc, ce faisant travailler sur l’enclume du symbolique du langage pour donner forme et réalité nouvelle. Où l’on sait qu’« expliquer ça empêche de comprendre quand ça empêche de chercher ! » [14]. Et cela pour que des explications, on puisse justement s’en forger dans les allées et venues de processus où, au travers du surgissement de significations nouvelles se découvre pour soi-même sa propre dignité d’être.
Odette Bassis
Avec l’aimable autorisation de la revue Dialogue du GFEN
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