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Irak : Les feux de la liberté.

ZNet, 5 avril 2004

J’ai entendu le « bruit de la liberté », sur la place Firdaws, à Bagdad, ce lieu désormais célèbre, depuis que la statue de Saddam Hussein y a été renversée, il y a tout juste un an. Ce bruit ressemble à celui d’une mitrailleuse.

Dimanche, des soldats irakiens, formés et contrôlés par les forces de la Coalition, ont ouvert le feu sur des manifestants, sur cette place, entraînant l’évacuation d’urgence des hôtels Sheraton et Palestine, tout proches. Tandis que les manifestants rentraient chez eux dans l’immense quartier déshérité de Sadr City, l’armée américaine les suivit, avec des tanks, des hélicoptères et des avions, et tirèrent au hasard sur des maisons, des magasins, des rues, et même des ambulances.

D’après les hôpitaux, quarante-sept personnes ont été tuées, et beaucoup d’autres blessées. A Najaf, aussi, la journée a été sanglante : vingt manifestants tués, plus de cent cinquante blessés. Hier, à Sadr City, les cortèges funèbres défilaient devant les tanks américains, et les hôpitaux débordaient de blessés : Ali Hussein, un
jeune de seize ans, une balle dans la colonne vertébrale, tirée depuis un hélicoptère ; Gailan Ibrahim, 29 ans, touché au dos par un tir d’un avion américain ; Ali Faris, 14 ans, qui a subi l’ablation de la vessie, après qu’une balle américaine ait transpercé la porte de sa maison. « Il est arrivé la même chose à deux autres enfants, dans notre quartier », nous a dit son grand-père.

Dehors, des gamins dansaient sur un véhicule Humvee américain brûlé, et criaient la leçon qu’ils avaient apprise la veille : « George Bush, c’est Saddam Hussein ! George Bush est un terroriste ! ».
L’après-midi, les affrontement reprenaient.
Ne vous y trompez pas : ce n’est pas la « guerre civile » que Washington prédisait, entre les sunnites, les Chiites, les Sunnites et les Kurdes.
Non. Il s’agit d’une guerre provoquée par l’autorité américaine d’occupation des Etats-Unis, menée par leurs forces, contre un nombre croissant de Chiites, partisans de Moqtada al-Sadr.

Al-Sadr est le plus jeune et le plus radicaux des rivaux du grand Ayatollah Ali al-Sistani, présenté par ses partisans adulateurs comme une sorte d’hybride entre l’Ayatollah Khomeiny et Che Guevara. Il reproche aux Etats-Unis leurs attaques contre des civils, il compare le chef de l’occupation Paul Bremer à Saddam Hussein, il s’aligne sur le Hamas et le Hezbollah, et il a appelé au Jihad contre la constitution intérimaire très controversée. Son Irak risque de ressembler fort à 
l’Iran.

Et son message trouve une audience. Al-Sistani concentrant ses efforts sur le lobbying de l’ONU, plutôt que la confrontation avec l’occupation sous direction américaine dans les rues, beaucoup de Chiites s’agitent et se tournent vers les tactiques plus militantes prêchées par Al-Sadr. Certains ont rejoint les Mahadi, l’armée de Moqtada, aux uniformes noirs, qui revendique plusieurs centaines de milliers d’hommes.

Au début, Bremer a répondu à la force croissante d’Al-Sadr en l’ignorant ; maintenant, il essaie de le provoquer à une bataille à outrance. Le problème a commencé après que Bremer ait fait fermer le journal d’Al-Sadr, la semaine dernière, ce qui a déclenché une vague de manifestations pacifiques. Dimanche, Bremer a fait monter les enchères en envoyant des forces de la coalition cerner la maison de Sadr, près de Najaf, et en arrêtant son chargé de communications.

De manière prévisible, cette arrestation a provoqué des manifestations immédiates à Bagdad, auxquelles l’armée irakienne répliqua en ouvrant le feu, tuant, a-t-on dit, trois personnes. Ce sont ces trois morts qui ont provoqué les manifestations sanglantes d’hier. Tard dans la nuit de dimanche, al-Sadr a publié un
communiqué appelant ses partisans à cesser les manifestations : « Votre ennemi préfère le terrorisme. Il déteste cette manière d’exprimer votre opinion ». En lieu
et place, il les a exhorté à recourir à « d’autres moyens » non précisés de résister à l’occupation. Beaucoup ont vu dans cette phrase un appel aux armes.

En apparence, cet enchaînement d’événements est mystérieux. Le « triangle sunnite » étant déjà enflammé, après les attaques horribles de Falujah, pourquoi Bremer pousse-t-il le sud chiite, comparativement plus calme, dans la confrontation ?

Voici une réponse possible. Washington a renoncé à son projet de remettre le pouvoir à un gouvernement irakien provisoire, le 30 juin prochain, et il est en train de créer le chaos dont il a absolument besoin pour pouvoir décréter impossible cette remise du pouvoir. La poursuite de l’occupation sera une mauvaise nouvelle
pour George Bush, en pleine campagne électorale, mais pas aussi mauvaise que si, cette remise du pouvoir une fois effectuée, le pays explosait - scénario de
plus en plus probable au vu du rejet quasi général de la légitimité, tant de la constitution provisoire que du Conseil de Gouvernement nommé par les Etats-Unis.

C’est là un plan qui peut paraître génial à Washington. Mais, ici, à Bagdad, on voit que c’est de la folie pure. En envoyant l’armée irakienne fraîchement émoulue tirer sur la foule qu’elle est censée avoir été créée afin de la protéger, Bremer a détruit l’espoir extrêmement mince qui leur restait de conquérir une crédibilité après
d’une population déjà très sceptique. Dimanche, avant qu’ils ne massacrent les manifestants désarmés, on a pu voir les soldats (irakiens) chausser des lunettes de ski afin de ne pas risquer d’être reconnus par leurs voisins, ensuite.

L’Autorité Provisoire de la Coalition, qui venait de louer les services d’un publiciste de Londres afin de convaincre les Irakiens qu’elle est attachée à la démocratie, est de plus en plus comparée, dans la rue irakienne, à Saddam Hussein, qui, lui non plus, n’aimait pas beaucoup les manifestations pacifiques, ni les journaux
indépendants.

Lundi, dans une interview, Haider Al-Abadi, ministre irakien des Communications a fustigé l’acte qui a déclenché la vague de violences actuelle : la fermeture du journal Al-Hawzah (d’Al-Sadr). « C’était une erreur absolue », m’a-t-il dit. « Est-ce de cette manière que nous allons gérer le pays, à l’avenir : en envoyant des soldats fermer les bureaux de journaux ? » Al-Abadi, supposé en charge des médias en Irak, dit qu’il n’avait même pas été informé du projet de fermeture du journal Al-Hawza avant que les scellés n’aient été apposés sur sa porte. Il a ajouté que le quotidien d’Al-Sadr ne faisait rien de plus que formuler l’hypothèse
que les Etats-Unis pouvaient être derrière certains des attentats terroristes, ici, en Irak. « Mais ces rumeurs circulent dans tout l’Irak . Je les entends partout ! »

Reste qu’en attendant, l’homme au centre de tout ceci - Moqtada al-Sadr- voit sa stature de héros se confirmer d’heure en heure. Dimanche, tous ces éléments explosifs étaient réunis après que des milliers de manifestants aient investi la Place Firdaws. Sur un côté de cette place, deux jeunes sont monté sur la terrasse d’un
immeuble, après quoi ils ont lacéré avec un canif une grande affiche vantant la toute nouvelle armée irakienne. De l’autre côté, des militaires américains ont
pointé les canons de leurs tanks sur la foule, tandis qu’un haut-parleur annonçait : « la manifestation est normale, en démocratie, mais nous ne permettrons pas que la circulation soit bloquée. »

A l’entrée de la place est érigée une statue neuve, installée par les Américains à la place du Saddam Hussein en pied, renversé voici un an. Les personnages sans visage de cet ensemble sculptural sont censés symboliser la libération du peuple irakien. Aujourd’hui, ces personnages ont trouvé un visage, depuis qu’on y a apposé des posters de Moqtada al-Sadr.

- Source : ZNet www.zmag.org/content/showarticle.cfm?SectionID=15&ItemID=5270

- Traduit de l’anglais par Marcel Charbonnier

- Lire aussi : Irak : Faisons-nous des Ennemis, Naomi Klein

Naomi Klein, Journaliste indépendante canadienne. Auteur de No logo : La Tyrannie des marques (Actes Sud, 2002) et Journal d’une combattante, nouvelles du front de la mondialisation (Actes Sud, 2003).

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