La chronique de Recherches internationales

La démocratie et ses plafonds de verre

A la question «  Quel est l’événement le plus émancipateur de l’histoire de l’humanité ? » nombreux sont ceux qui auraient répondu, il y a une trentaine d’années, 1789 ou 1917. La Révolution française ou la Révolution d’Octobre. Posée aujourd’hui, l’embarras et l’hésitation gagneraient l’auditoire, tant les certitudes ont vacillé. Pourtant l’insistance à obtenir réponse serait légitimée par la pertinence de la demande.

Risquons une réponse. Et si c’était le mouvement des Lumières du XVIIIe siècle. Pour la première fois des hommes de grande renommée, philosophes, écrivains, scientifiques, s’élèvent et disent ouvertement que la façon dont l’organisation de la société est fondée ne peut plus durer et doit être totalement repensée. Les lois ne doivent plus être d’essence divine et s’imposer aux hommes par la médiation d’appareils religieux, seuls qualifiés pour interpréter le sacré. L’homme doit s’émanciper du diktat religieux sur la vie sociale et prendre lui-même en mains son destin. Il doit pouvoir résister aux interdits et prescriptions d’origine divine et librement décider du type de société dans lequel il entend vivre. Il doit pouvoir souverainement délibérer. Il doit se dégager des superstitions, des croyances et des formes d’irrationalité.

La bifurcation des Lumières

Il s’est agi d’une grande bifurcation dans l’histoire de l’humanité. Sa portée a été perçue d’emblée comme universelle et saluée comme telle. Dès lors ce que les hommes avaient décidé pouvait être revu, corrigé ou supprimé. Si, dans nos régions, cette avancée a été décisive et actée au début du XXe siècle par les lois sur la laïcité, on conviendra aisément que dans de larges régions du monde ce saut décisif n’a pas encore été réalisé. Il est même au coeur d’affrontement sociétaux contemporains dans le monde arabo-musulman en pleine révolte. Le débat s’y cristallise autour de la forme que doit prendre la Constitution et notamment si elle doit consacrer la référence à l’islam comme fondement essentiel.

Mais les classes dirigeantes, faute de pouvoir aussi facilement qu’avant instrumentaliser la religion, ont su peu à peu introduire des limites à ce que le peuple pourrait décider. Car, comme le disait déjà un fameux Rapport de la Commission Trilatérale au début des années 70, la démocratie, c’est ingérable et il convient d’y apporter des limitations. Telle était le credo de ces élites mondialisées qui prétendaient faire notre bonheur à l’aide d’une «  gouvernance globale ». Mondialisation et effondrement du système soviétique allaient pouvoir réactualiser le concept dès les années 90. Mais bien avant d’édulcorer le concept de démocratie en lui adjoignant celui de gouvernance, nos élites ont su pervertir celui de Constitution.

La Constitution contre la démocratie

De quoi s’agit-il ? Une constitution codifie le mode de fonctionnement d’un système politique. Elle en définit en quelque sorte les règles du jeu. Son contenu s’impose à tous et notamment aux législateurs qui ne peuvent produire des lois qui ne lui soient reconnues que comme conformes. Elle est adoptée dans des conditions particulières -majorité spéciale- et ne peut être modifiée que dans les mêmes conditions. Donc tout ce qui peut être constitutionnalisé reste «  gravé dans le marbre ». Car ce qui est "constitutionnel" c’est ce qui ne peut être remis en cause au gré des changements politiques et a pour fonction de limiter la portée de ceux-ci. Plus le spectre des questions abordées par une constitution sera large, moins le Parlement aura de compétences. La tentation est donc forte pour un Gouvernement d’«  enrichir » ou de modifier la Constitution et de figer ainsi des orientations.

Le débat autour des constitutions n’est donc jamais un débat technique. Son enjeu est d’importance parce que, au-delà de l’organisation des pouvoirs, c’est là que se fixe l’ampleur de la démocratie «  résiduelle » dont le peuple pourra se saisir. L’histoire est riche d’exemples.

Si le mouvement des Lumières a été le premier à poser la question de la tutelle religieuse sur la société, le débat auquel on assiste dans les pays touchés par les «  révoltes arabes » est de même nature. Une fois le dictateur chassé, où mettre le curseur entre ce qui sera constitutionnalisé, donc intouchable, et le reste ? C’est le coeur du débat qui anime les Constituantes. La référence à la charia doit-elle être explicitement affirmée ? On en mesure les conséquences immédiates sur le statut des femmes, le droit de la famille et sur les délits qui apparaîtront, à commencer par celui de blasphème. Une chape de plomb intégriste et moyenâgeuse peut s’abattre brutalement sur la société sans possibilités de s’y opposer.

Le monde soviétique était lui-même tombé dans ce travers. En faisant explicitement référence à la construction du socialisme dans sa Constitution, il faisait de celui qui ne partageait pas cette perspective, non pas un opposant politique, mais un dissident qu’il convenait de combattre avec toute une palette d’outils répressifs. Le concept de dictature du prolétariat en fut l’un des plus efficace. De son côté, c’est en s’appuyant sur sa Constitution que la République fédérale d’Allemagne put décréter les «  interdits professionnels ».

La chape des institutions européennes

La mécanique de la construction européenne nous montre un autre exemple. C’est dans cette région que des éléments de constitutions économiques se sont successivement empilés (Acte unique, Traité de Maastricht avec ses critères, Pacte de stabilité, etc.) pour être repris dans le corset du Traité de Lisbonne. C’est là que se prépare la constitutionnalisation de l’austérité avec des traités à venir sur la gouvernance de la zone euro et la bonne gestion budgétaire. Des pans entiers de souveraineté ont ainsi peu à peu été enlevés aux états rendant aujourd’hui impossible toute application d’un programme de gauche radicale. Le Mur de l’Europe est en place qui veille à ce que l’on ne puisse sortir du «  cercle de la raison ». Faisant fi de toute démocratie, une oligarchie financière a construit, à l’échelle de l’Europe, brique après brique les murs d’une prison néolibérale qui ne laisse d’autre issue pour en sortir que de les casser. C’est pourquoi la mise en oeuvre d’une véritable alternative de gauche porte en elle les germes d’un affrontement avec le carcan européen constitutionnalisé. Elle est lourde de désobéissances. Reprendre sur de toutes autres bases le processus de la construction européenne suppose avant tout de préserver pour chaque pays l’éventail des possibles et rendre l’Europe compatible avec ces aspirations voulues par le peuple de tout état-membre. L’Europe ne doit plus être une Sainte alliance opposée à toute volonté de changement, mais doit devenir permissive de toute espérance.

Le concept de gouvernance représente une démarche qui vise à dépasser la démocratie en la piétinant. Prétendant pallier ses insuffisances, il la nie en réintroduisant dans les mécanismes décisionnels le poids de tous les lobbies existants. Dans le mécanisme de la gouvernance, le principe égalisateur de la démocratie, où chacun compte pour un, est écarté au profit des groupes constitués porteurs d’intérêts particuliers. On renoue avec la tradition totalitaire du fascisme italien ou les corporations de l’état vichyste.

Partout des résistances s’organisent face à la volonté des oligarchies de brider ainsi l’éventail des choix politiques. En France, l’ampleur du débat sur le projet constitutionnel européen et son rejet en 2005 a montré combien la vigilance était forte sur ces questions et sera présente sur ce qui se prépare pour fixer pour longtemps des politiques austéritaires en Europe. L’enjeu des Constitutions est devenu un fait politique majeur et devient un terrain de bataille important pour préserver la vie démocratique et nouer des solidarités internationales. C’est un plafond de verre auquel il faut s’attaquer.

Michel Rogalski
économiste, CNRS, directeur de la revue Recherches internationales

Site : http://www.recherches-internationales.fr/

COMMENTAIRES  

13/08/2012 11:11 par Altau

Cet article est fort intéressant mais j’aimerais qu’on arrête de donner à croire (par omission) que le passé était mieux que le présent, que "c’était mieux avant". Si les années 1950, 1960 et 1970 ont été marquées par de puissants mouvement sociaux parfois violents c’est bien parce que les conditions d’existence des ouvriers étaient dures, que les injustices étaient manifestes.

Est-il juste de dire qu’il y a plus d’injustices aujourd’hui que par le passé parce que les inégalités se sont accrues ? Je ne le crois pas. Les États impérialistes le sont tout autant, les discriminations raciales pas si lointaines que ça ont pris une autre forme et il n’y a pas de changement majeur de nature du système depuis le néo-libéralisme des années 1980 ou la crise des sub-primes de 2007.

Le "capitalo-parlementarisme" comme dit Badiou ne date pas de ces années-là et on n’a pas attendu BHL pour trouver les meilleures raisons qui soient à l’envahissement des pays qui ne se soumettent pas à l’Empire. Tant que les électeurs votent pour des gens qui ne remettent rien en cause au fond, c’est le régime idéal pour les puissants. Viennent-ils à choisir d’autres représentants, on n’attend pas longtemps avant que ceux-ci soient étiquetés "dictateurs", "populistes", "antisémites", etc, ou qu’on passe par la bande pour arriver à ses fins (élections de 2005 sur le traité constitutionnel qui ont été bafouées).

Il serait temps de dépasser un peu le point de vue des Lumières qui ne pouvaient pas imaginer à leur époque que la démocratie représentative qu’on nous vante tant était perverse en déniant de fait au peuple la maîtrise de son avenir, son pouvoir réel. Non, nous n’avons pas atteint la fin de l’Histoire, nous avons à imaginer et construire d’autres formes de pouvoir. Il faut sortir du seul choix que nos élites nous imposent : c’est "libéralisme" ou bien "capitalisme", tout le reste est impossible, utopique, mène à la dictature, à la pauvreté. Comme si ce n’était pas déjà le cas !

Alors la constitution là -dedans, c’est juste pour la forme, on ne va pas en faire un fromage. Quelle qu’elle soit, quelle que soit son évolution, il faudra un jour la briser parce que ce n’est pas à partir de son contenu qu’on va construire une société faite pour les humbles. Quelle qu’elle soit, les mêmes décisions qu’hier seront prises demain dans l’intérêt des puissants. Continuez de voter, braves gens, pour que rien ne change.

13/08/2012 14:37 par yann

C’est un article très eurocentrique qui néglige tous les mouvements de libération qui se sont produits avant les Lumières hors d’Europe, et ceux qui se sont produits depuis. Et puis son laïcisme digne de la IIIe République n’est qu’une nouvelle forme de diktat religieux. La décolonisation des esprits passe par la redécouverte de tous les mouvements émancipateurs de l’humanité et sans nier la portée émancipatrice de la Révolution d’octobre, de la Révolution chinoise, de la Révolution cubaine, de la Révolution vénézuélienne et même de la Révolution iranienne. ...Si l’on observe cela en fonction des classes sociales qui en ont profité et de celles qui y ont perdu.

13/08/2012 15:27 par Lionel

Bonne réflexion !
J’ajouterai que les prémisses de ce texte sont caduques et qu’il en découle donc un discours parfaitement auto-vérifiant.
L’auteur parle des révoltes des pays arabes et je crains que cette notion ne soit exploitable pour parler de religion, d’Etat et de démocratie.
Pour toute personne sensée et clairvoyante, il n’y a pas eu de révolution des pays arabes, il n’y a pas d’autres contestataires organisés que ceux armés et préparés parfois fort efficacement par les pays occidentaux et l’incontournable CIA sous couvert de l’OTAN.
Est-ce de la crédulité aveugle qui fait prendre des vessies pour des lanternes afin de se conforter dans ses convictions idéologiques ?
"Puisque je pense et que ce que je pense est vrai, alors mon raisonnement est fatalement vrai lui aussi ! "
Quelle ingénuité !
A moins qu’il ne s’agisse que d’une cécité plus ou moins passagère liée à des croyances ( d’autres celles-ci, qui ne sont pas régies par des églises mais dont la maison est fort solide néanmoins ) d’ordre quasi-religieux et qui pousse à recourir à des prérequis simplement faux...
Les soi-disant révolutions arabes ne sont qu’un affaiblissement de l’état du monde sous la pression néolibérale et rien, RIEN cher Michel ne permet d’affirmer qu’elles auraient été générées par une révolte anti-religieuse !!!
Votre discours est d’un simplisme qui fait honte à vos lecteurs, il est manipulatoire, démagogique et mensonger.
C’est un peu comme ces vieux militants qui clament à longueur de blogs que le capitalisme est à son dernier souffle afin de tenter d’y croire sinon c’est l’ensemble d’une conception de la vie qui s’effondre et je conçois pour l’avoir moi-même vécu que c’est purement insupportable !
Au nom de l’anti-complotisme ( c’est vachement bien avec ces nouveaux mots, on peut écrire un nouveau dico ) certains amis politiques tentent de nous faire penser que nous avons obtenu l’affaiblissement du côté sombre de la société humaine.
Du même coup ils en deviennent aveugles sélectifs et n’acceptent de voir que ce qui justifie leur idéologie ( je ne précise pas laquelle bien que je songe au marxisme mais il est évident que nombre de marxistes ne sont pas affectés de cécité, loin s’en faut et qu’il aura fallu un sens critique très développé et un amour de la vie total pour accepter de remettre l’ouvrage sur le métier après l’avoir déconstruit ).
Alors votre morgue et votre assurance pour nous parler de religion au nom des Lumières et nous jeter à la face que décidément les peuples ne veulent plus de ces arriérations...
C’est simplement pathétique et tellement loin des réalités !
Mais où donc vivez-vous pour ne rien voir ???

13/08/2012 17:18 par legrandsoir

C’est un peu comme ces vieux militants qui clament à longueur de blogs que le capitalisme est à son dernier souffle afin de tenter d’y croire sinon

Il y a des oreilles qui sifflent au Grand Soir...

13/08/2012 18:49 par Guy

Mes oreilles sifflent aussi.

Bien qu’athé je je ne suis pas géné par les besoins de religion des uns ou des autres mais je ne supporte pas qu’ils veuillent me les imposer éventuellement par la constitution.

La constitution doit être un texte stable contenent les régles intengibles, c’est au peuple de décider de son contenu et au parlement de la respecter dans ses décisions. La constitution devrait prévoir des modalités qui permettent au peuple de dissoudre un parlement qui trahit la constitution.

Il insupportable que l’on modifie la constitution chaque fois qu’on veut la violler.

Il est vrais que la démocratie représantative a des inconvénients, c’est aux électeurs de se faire respecter.

13/08/2012 21:31 par Anonyme

13/08/2012 à 17:18, legrandsoir

...ces vieux militants... des oreilles qui sifflent au Grand Soir...

S’il s’agit de militants vraiment vieux, cela peut ne pas être trop grave : de simples acouphènes. Il vaudrait mieux alors aller consulter.

14/08/2012 15:15 par personne

Sur l’évènement émancipateur de l’époque des lumières, une historienne relativise des motivations et des conséquences qui n’ont d’universel que la volonté de pouvoir d’une minorité sur le plus grand nombre :

http://www.agoravox.tv/tribune-libre/article/marion-sigaut-les-lumieres-un-35564

17/08/2012 20:11 par lolomar

Lumière lumière...Marion Sigaut avec ironie, avec une juste ironie, démystifie cette si peu glorieuse époque.
Quand on a écouté sa conférence on a beaucoup appris, on en a beaucoup appris sur les contes et légendes à dormir debout qu’on nous a racontés, qu’on raconte encore dans nos écoles laïques et républicaines autrement dit franc-maçonnes(enfin dont les programmes sortent de la franc-maçonnerie).
Qu’on se rassure chaque pays a ses contes et légendes, enfin suis pas si sûr que cela puisse être rassurant : désolant, énormément désolant plutôt.
Pour tous ceux qui veulent reprendre leur éducation en main il y a aussi Henri Guillemin(dans lequel Marion Sigaut se reconnaît...Ne le dirait-elle pas que cela n’échapperait à personne(d’attentif).
Vidéos des conférences sur youtube

17/08/2012 20:36 par legrandsoir

la franc-maçonnerie

Ah... ça faisait longtemps qu’on n’en avait pas entendu parler de ceux-là .

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