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Le Havre : l’anti-Intouchables ou le cinéma de la grâce

Le Festival de Cannes a réservé un sort bien différent à deux films symétriques : Le Havre, hommage d’un cinéaste finlandais au cinéma français, a été ignoré par le jury, tandis que The Artist, hommage d’un Français au cinéma américain, a été récompensé par un prix d’interprétation masculine.

Cannes s’abaissait ainsi à n’être qu’une annexe de Hollywood, puisque les oscars récompensent ce qu’on appelle des performances d’acteurs, c’est-à -dire des numéros de cirque : déguisement, transformisme (acteur qui perd ou prend 20 kg pour un rôle, actrice qui se fait arracher les dents pour incarner une paysanne japonaise misérable ...) et exercice de virtuosité formelle (ici, Jean Dujardin mimant le jeu des acteurs du muet dans le cinéma hollywoodien). On peut penser à la définition du poète ou de l’artiste donnée dans Spartacus (film alimentaire de Kubrick) : "c’est quelqu’un qui chante et qui fait des tours de cartes." La conception européenne ou latine, elle, serait de récompenser un acteur qui a su habiter un rôle et lui donner une dimension humaniste : je pense à Don Angel Tavira qui, dans le film mexicain Le Violon (2005) de Francisco Vargas, fait revivre, dans son visage ridé et émacié, toutes les générations d’Indiens persécutées et massacrées d’abord par les Conquistadors puis par des siècles de gouvernements corrompus, mais qui continuent à se transmettre leur culture et leur volonté de survie (il a reçu un prix d’interprétation au Festival de Cannes 2006 dans la section Un certain regard).

Mais c’est l’objet même du film The Artist qui est contestable : quelle est l’utilité de rendre hommage à un cinéma américain qui, muet ou parlant, est omniprésent dans nos salles ? et, puisqu’il s’agit du muet, n’aurait-il pas été plus justifié de rendre hommage au cinéma muet allemand qui, lui, s’est développé en interaction avec les autres cinémas européens ?

On se demande surtout ce que cet hommage peut nous apporter, car le muet, à Hollywood, ne correspond qu’à une impuissance technique . Par contre, en Allemagne, le cinéma muet a développé une poétique spécifique : il a sa propre thématique et anthropologie et constitue un mouvement artistique à part entière, l’expressionnisme ; c’est un cinéma du rêve, de la folie (Le Cabinet du Docteur Caligari), du surnaturel (Nosferatu), de l’indicible : dans cet univers symboliste, l’absence de parole n’est pas une limite mais la condition même de la création. Hollywood, lui, est aussi bavard muet que parlant (il ne s’en dégage rien qui ne puisse passer par la parole, et la parole la plus plate).

Cependant, The Artist avait tout pour plaire à un jury de Cannes présidé par R. De Niro (on n’avait même pas besoin d’en traduire le titre) et on est sidéré d’entendre un journaliste demander à Hazanavicius comment il explique son succès aux Etats-Unis !

Il serait plus pertinent de se demander pourquoi Le Havre n’a pas séduit les critiques français - du moins pendant la période du Festival, car, depuis qu’il est en salles, les commentaires sont plus élogieux (mais le mal est fait : c’est The Artist qui est apparu comme l’événement). A. Kaurismäki s’y révèle en effet un amoureux du cinéma français : mais quel cinéma ?

On a d’abord des inquiétudes : les premières scènes, avec leurs décors rétro et proprets, leurs personnages gentillets, pouvaient laisser présager un Amélie Poulain au Havre. Mais, peu à peu on tombe sous le charme et on entre dans l’univers du film - car c’est un univers cohérent qu’il crée - ou recrée, on y reconnaît en effet le monde, à la fois social et poétique, du cinéma réaliste français des années 30 (Carné) et 50 (Jacques Becker) : la devanture du café Chez Claire fait penser au café de Casque d’Or (1952), et le petit monde d’amis de M. Marx (le film insiste sur cette notion : "J’ai beaucoup d’amis", dit le héros) rappelle le petit monde de Hôtel du Nord (1938), où la patronne a adopté un petit Espagnol orphelin de la Guerre Civile, ou du Crime de Monsieur Lange (de Renoir et du Groupe Octobre), où tous les clients du café (là encore, on est dans un café, lieu symbolique de la convivialité populaire) se mettent d’accord pour aider le meurtrier du patron-escroc à échapper à la police.

On pourrait se demander pourquoi ces anachronismes pour parler d’un problème on ne peut plus actuel : la criminalisation de l’immigration clandestine, et critiquer la gratuité de ces références (comme la gratuité de The Artist). Mais Kaurismäki, lui, ne se limite pas à des références formelles (les coiffures et les robes des femmes, qui renvoient aux années 40) : ce sont les valeurs de solidarité qui ont mené au Front Populaire qui sont avant tout évoquées par le film, mais avec un certain pessimisme, car Kaurismäki pense qu’elles ne seraient pas crédibles dans la société d’aujourd’hui et son individualisme bling-bling (tel qu’il s’exprime dans intouchables) : dans le monde enchanté d’Amélie Poulain, l’épicier était méchant et raciste ; ici, même l’épicier est solidaire : il fait crédit aux clients désargentés de son quartier populaire, et c’est caché dans sa charrette de marchand des 4 saisons que le petit clandestin échappe aux recherches de la police. Kaurismäki étend même ce dépaysement temporel au langage : ses personnages parlent une langue très châtiée, liaisons et imparfait du subjonctif inclus, aux antipodes de la langue des banlieues dont d’autres cinéastes exploitent le pittoresque (tels A. Kechiche dans L’Esquive, ou L. Cantet dans Entre les murs). C’est pourquoi aussi A. Wilms (M. Marx) s’est construit un personnage à la Tati : sa courtoisie universelle (chaque soir, il ne manque pas de saluer sa chienne : "Bonsoir, Laïka") rappelle M. Hulot dans Mon Oncle (1958), remettant en place un caillou qu’il a fait rouler en passant.

En effet, les personnages de Le Havre se caractérisent autant par des valeurs collectives (solidarité) que par une morale personnelle (courtoisie) : la réunion de ces deux notions constitue tout un système de vie populaire que Jean-Claude Michéa appelle, d’après G. Orwell, la "common decency" (dans Le Complexe d’Orphée, 2011), système que la "gauche" a aujourd’hui totalement oublié pour s’aligner sur le cynisme libéral.

Cette common decency rapproche d’ailleurs de Le Havre un autre film de la sélection cannoise : Le Gamin au vélo, dont l’héroïne, Samantha (qui exerce comme M. Marx un métier modeste : coiffeuse et cireur de chaussures) adopte un enfant abandonné par son père, sans se poser de questions, simplement parce qu’il a besoin de son aide. Que Kaurismäki et les frères Dardenne arrivent à cette notion par la tradition socialiste (marxiste, s’entend) ou chrétienne (catholique) importe peu : toutes deux ont en commun un humanisme fondé sur l’idée que les hommes, quand ils se rencontrent, sont portés à s’entendre et à s’entraider, et non à se sauter dessus pour s’entredévorer, comme dans la tradition libérale anglo-saxonne (illustrée actuellement par le film sinistre de Polanski, Ravage). Le Gamin au vélo est ainsi une parabole sur la grâce : conformément à la théologie catholique (opposée à la théologie protestante), la grâce s’offre à tous, il suffit de vouloir la recevoir ; le gamin, Cyrille, tombe littéralement sur Samantha, dont il accepte la grâce (c’est-à -dire l’amour désintéressé) qui lui permettra (après une chute dans la délinquance) de retrouver le respect de soi et des autres. De même, Idrissa atterrit dans un conteneur au Havre de Grâce (nom complet de cette ville fondée au XVIIe siècle) et parvient à rallier Londres et sa famille grâce à la solidarité de tous les amis de M. Marx. Mais il ne sera pas le seul bénéficiaire de cette bonne action : comme dans la théorie de la communion des saints, l’amour ainsi déployé déborde son objectif et opère aussi la guérison miraculeuse d’Arletty, la femme de M. Marx.

Que ces deux films ressemblent à des contes de fées et parlent de miracle est sans doute significatif d’une lassitude à l’égard de la situation historique réelle - mais pas d’une démission. Ils nous proposent en effet des valeurs et des schémas d’action.

Après 30 ans de cynisme et de dénigrement des idéologies (c’est-à -dire de la vraie tradition socialiste, libertaire ou marxiste), ils sont peut-être les signes d’un retour aux valeurs "ringardes" de la gentillesse, de la bonne foi, du sens du devoir, de l’honneur, et de la solidarité.

Rosa Llorens

Rosa Llorens est normalienne, agrégée de lettres classiques et professeur de lettres en classe préparatoire. Elle a la double nationalité française et espagnole.

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