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Sans filtre : la lutte des classes dans un film formellement magistral

Les critiques sur une Palme d’or abondent ; sur ce film, toutes s’accordent sur la maestria du réalisateur, sa force comique et le caractère décapant de la satire. Pourtant, certains se demandent si le film vaut d’être vu et Ecran large intitule son article : « Critique d’une Palme d’or tarée ». Les reproches qu’on lui fait se justifient-ils ? Ne vaudrait-il pas mieux commenter les richesses d’un film rare dans la production actuelle, et aux multiples références culturelles ?

Les reproches sont de deux types. Certains, n’ayant pas peur du ridicule, s’offusquent du festival scatologique de la deuxième partie (les convives du repas de gala vaincus par le mal de mer), comme, au XIXe siècle, on se scandalisait des scènes « ordurières » des romans de Zola. Plus intéressantes sont les critiques concernant l’idéologie de Ruben Östlund : misanthrope, il porterait sur l’humanité un regard d’entomologiste, au lieu de condamner clairement une classe sociale. Et, surprise, on trouve parmi les plus radicaux Les Inrocks, le magazine bobo et sociétal : pour lui, Östlund n’est qu’un révolutionnaire de salon, et son film une « satire absolument inoffensive ». On s’est montré beaucoup moins exigeant à l’égard de Parasite, de Bong Joon-ho, la palme de 2019 ; pourtant, la famille riche et la famille pauvre y étaient renvoyées dos à dos, mais c’était finalement les pauvres les plus dangereux et les plus haïssables, et ils oubliaient même la lutte de classes pour se déchirer entre eux.

Peu importe de savoir pour qui vote Östlund : c’est son film que nous avons sous les yeux, et on y voit et entend des situations et des vérités rarement abordées dans le cinéma actuel : ainsi du milliardaire qui affirme vendre des produits qui font avancer la démocratie dans le monde ... des grenades et des mines anti-personnel ; c’est bien le rôle (premier marchand d’armes dans le monde) et la rhétorique des Etats-Unis, dont un personnage énumère tous les pays qu’ils ont attaqués et détruits depuis quelques décennies. Un des grands moments du film, et un exemple des situations surréalistes que sait créer Östlund, c’est le face à face entre le capitaine étasunien, marxiste, et l’oligarque russe, qui se renvoient des citations, communistes pour le premier, néo-libérales pour le deuxième, fan de Reagan ; le plus drôle, c’est lorsque l’oligarque identifie la citation, de Marx ou Lénine, avant que le capitaine précise son auteur : il retrouve en effet les souvenirs de son éducation communiste d’avant 1990.
Le film démarre lentement, mais c’est pour permettre un crescendo magistral : d’une première partie sociétale, à une deuxième partie grandiose de critique du capitalisme et une troisième partie de lutte des classes et de revanche des exploités.

Dans la première partie, Carl se plaint que sa compagne Yaya l’enferme et s’enferme dans des stéréotypes sexuels ringards, et exprime des revendications féministes à fronts renversés : c’est lui qui réclame la justice et l’égalité, car Yaya, qui gagne pourtant mieux sa vie, le laisse toujours payer la note, comme dans l’ancienne société « patriarcale » où la femme se plaisait à être entretenue. Cela repose des discours féministes hystériques, et, connaissant la société suédoise, on comprend bien l’amertume de Carl, d’autant plus que sa situation professionnelle (mannequin) en fait un objet sexuel au même titre que les femmes. Ironiquement, d’ailleurs, il se verra comblé dans sa revendication d’égalité, puisque, dans la troisième partie, il en viendra à vendre son corps en échange de nourriture.

La deuxième partie (la croisière de luxe) ne met pas seulement en évidence l’absence de valeur humaine des parasites sociaux, les riches, mais aussi la veulerie de cette catégorie de salariés qui mise sur le « ruissellement » et les services à la personne (des riches). La séquence où la responsable du personnel motive ses troupes (les stewards et serveuses) est une parodie du langage managérial et aboutit à une sorte d’orgie dollarolâtre : « Tout pour l’argent ! », veillez à satisfaire le moindre caprice du client, et, à la fin, vous aurez un gros pourboire.

Mais cette deuxième partie est aussi un festival de gags, de maîtrise technique et de clins d’œil cinéphiles. Positif juge cette satire « décapante comme du Buňuel ou du Ferreri et aussi grandiose que du Fellini » : c’est en effet à la fois L’Ange exterminateur, la Grande Bouffe et Vogue le navire. Surtout, comme dans le film de Fellini, la croisière se déroule dans un contexte guerrier, à la veille de la Deuxième Guerre mondiale dans Vogue le navire et, pour nous qui voyons Sans filtre en cet automne, à la veille d’une Troisième Guerre mondiale menaçante. Les deux navires sont bien sûr des allégories du Titanic et Östlund montre (de façon plus économe que James Cameron) le chaos qui s’empare de la croisière lorsque la tempête se déchaîne. On peut même repérer des références précises, et humoristiques, au film Titanic : une des passagères, reprenant la morale de Rose devenue vieille, répète qu’il faut « profiter du moment présent » ; et un collier joue ici aussi un rôle : si Rose révèle qu’elle a gardé le collier d’une valeur inestimable que lui avait offert son fiancé, ici, l’oligarque russe, retrouvant après le naufrage le cadavre de sa femme, n’oublie pas de détacher de son cou son collier et de le mettre de côté dans une de ses chaussures.

Dans cette deuxième partie, plus le chaos s’étend, plus les petites mains (les femmes de ménage philippines) qui assurent l’aspect matériel de la croisière prennent d’importance ; bien sûr, elles ne peuvent pas rétablir l’ordre et la propreté à bord, on ne lutte pas contre une tempête avec des serpillières. Mais la troisième partie (l’île déserte) va mettre au premier plan l’une d’elles, et la plus modeste, la responsable des toilettes, Abigail. Comme dans L’Ĩle des esclaves, de Marivaux, les hiérarchies sociales se trouvent inversées ; les riches, habitués à se faire servir, sont incapables de pourvoir à leurs besoins, par contre Abigail, habituée à se colleter avec les aspects les plus matériels de la vie, sait pêcher, faire un feu, préparer le poisson. On retrouve ici Le Seigneur des Mouches, de William Golding, et la nécessité d’organiser une vie sociale parmi les naufragés. Mais contrairement au héros idéaliste de Golding, Abigail n’a aucune intention d’instaurer un régime démocratique – c’est l’oligarque, décidément en plein revival communiste, qui lui rappelle, en vain, l’adage socialiste : « De chacun selon ses moyens à chacun selon ses besoins » ! Abigail va se venger des humiliations reçues en exploitant à son tour les riches survivants grâce à sa possession des moyens de production (la technique de la pêche et du feu). Aussi son rôle n’est-il pas nihiliste, comme celui des pauvres de Parasite ( tous pareils, riches et pauvres, avides du pouvoir et de ses avantages) : elle nous montre plutôt comment se crée la société d’inégalité, par la privatisation des biens communs (c’est ainsi que l’oligarque a fait fortune, sous Eltsine, en s’emparant du sovkhoze où il travaillait).

Abigail, invulnérable à la rhétorique des anciens puissants, qui essaient de l’humilier en lui rappelant sa position à bord du navire, devient donc la cheffe de la petite communauté, et se réserve des privilèges alimentaires et sexuels. C’est pourquoi la possibilité de revenir à la civilisation est pour elle un drame : quitter l’île, c’est renoncer à son nouveau statut, subir de nouveau l’humiliation. Mais on ne saura pas ce qui va triompher en elle : la haine sociale ou la solidarité entre naufragés, Östlund nous laisse sur ce suspense social et psychologique. Il faut cependant noter que l’inversion sociale dans la situation de la femme de ménage est redoublée par l’inversion de statut entre acteurs anglo-saxons et cette actrice philippine, Dolly de Leon (dont les noms résument l’histoire récente des Philippines, colonie espagnole dont se sont emparés les Etats-Unis en 1898) : elle est la vedette de la troisième partie, et c’est le seul personnage qui soit doté d’une véritable vie intérieure, son dilemme pouvant se lire, de façon remarquable, sur son visage.

Selon Ecran large, Sans filtre présente « une réflexion sociale et sociétale [...] bien trop pauvre pour vraiment secouer » : mais quels autres films actuellement sur les écrans pourraient donc nous « secouer » ? Au début de la séance, avant le film, je me suis vu imposer les bandes-annonces d’une hagiographie dégoulinante (véritablement à vomir) de Simone Veil (diffusée deux fois !), d’un film islamophobe-arabophobe sur une Université Al Azhar noyautée par les Frères Musulmans, d’un film, Novembre, avec Jean Dujardin, (sur les attentats de 2015) visant à répandre la peur et la haine, plus un block-buster étasunien dont je n’ai rien retenu. Sans filtre représente, lui, un cinéma digne de ce nom, dont les recherches formelles servent le propos, sur un sujet qui est un vrai problème, sans solliciter ni la peur, ni la haine, ni l’horreur, mais la réflexion, et en apportant au spectateur, par sa force comique, du plaisir : ce serait vraiment bête de le rater.

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