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Se contenter de voter, c’est abdiquer !

« Le peuple […] a par sa faute perdu la confiance du gouvernement. Et ce n'est qu'en redoublant d'efforts qu'il peut la regagner. Ne serait-il pas plus simple alors pour le gouvernement de dissoudre le peuple et d'en élire un autre ? » (La solution, Bertolt Brecht)

Ils se sont révoltés parce qu’ils veulent la justice sociale, fiscale et équitable, et qu’ils ne voient que l’injustice régner autour d’eux. Le capitaliste a tous les droits, même celui de voler ici – pardon, d’optimiser, et d’affamer ailleurs – pardon, de développer l’économie et de prendre des risques. Tandis que le travailleur n’a pas toujours le droit de vivre dignement : il a droit de crever en silence des suites d’une maladie professionnelle (encore faut-il qu’elle soit reconnue comme telle ; l’asbestose, le cancer de l’amiante tue sans susciter l’effroi malgré l’hécatombe ; cf. 1 ) ; il a droit aussi à la prison quand il se rend coupable de grève, de manifestation jugées par trop violentes ; il a droit à la violence du chômage (le chômage de masse, qui est une forme de terrorisme, porte atteinte à la santé et tue sans faire les grands titres des journaux) ; il a droit à la pression de sa hiérarchie (avec, parfois, le suicide comme seule issue) ; il a droit à la violence institutionnelle qui vient maintenir, parachever ce formidable système. Bien sûr, le travailleur a aussi des devoirs : la loyauté, la flexibilité, la disponibilité et la rentabilité. À son corps défendant, il lui arrive d’être une charge pour son charitable employeur.

Chaque jour que le dieu Capital fait, des gens comme les économistes orthodoxes, les journaleux serviles, les philosophes et les politicards réactionnaires essaient de faire croire au miracle : le capitalisme crée le meilleur des mondes possibles (grâce au ruissellement qui est aussi subtil qu’hypothétique). Quant au président de la République, il sait se faire main de velours pour les riches et, en même temps, main de fer pour la multitude. Au nom de la sauvegarde des institutions, des gens armés éborgnent, mutilent et répriment à leur aise ; des gens en robe qui se disent la justice par excellence condamnent le pauvre, absolvent le riche. Selon les lois supérieures des affaires, des marchands distribuent du poison (vous reprendrez bien un peu de dioxyde de titane ou de tout autre additif) au lieu de nourriture, ils tuent en détail au lieu de tuer en gros et deviennent ainsi des capitalistes honorés ; les fabricants d’armes se réjouissent des perspectives économiques et se lavent les mains des conséquences néfastes de leurs ventes ; les « premiers de cordée » trichent, pillent et saccagent. L’argent, voilà le maître absolu, voilà le tyran : celui qui le possède tient en son pouvoir la destinée de ceux qui en sont dépourvus. Tout cela est infâme. Tout cela est inique. Contre toutes ces injustices se lève le vent de la révolte.

À la révolte légitime, on oppose le droit de la force et la force du droit. De deux choses l’une : ou bien la justice est l’idéal humain et, dans ce cas, les révoltés la revendiquent pour tous ; ou bien la force seule gouverne les sociétés et, dans ce cas, les révoltés useront de la ruse, du boycott et du sabotage contre leurs ennemis. Ou la liberté des égaux ou la loi du talion.

Mais pourquoi se presser, disent tous ceux qui, pour se dispenser d’agir eux-mêmes, attendent tout du Temps. La lente évolution des choses leur suffit tant la révolution, tant le mot et la chose leur font horreur. L’Histoire a déjà tranché : la quasi-totalité des progrès sociaux substantiels ne se sont pas accomplis par simple évolution pacifique ou par scrutin, il a fallu une révolution soudaine, une période agitée de Grandes Grèves, l’irruption d’un mouvement contestataire ou la Résistance pour rompre la réaction quasi permanente. Cette dernière se développe, de nos jours (LREM = La Réaction En Marche), par le minutieux processus de détricotage des conquis sociaux et de casse des services publics. Si le travail de préparation à la révolte s’opère avec lenteur dans les esprits, la réalisation des idées a lieu brusquement : l’évolution se fait dans les consciences, et ce sont les corps en mouvement qui font la révolution.

Comment procéder à cette révolution que nous voyons se préparer lentement dans la société et qui est indispensable, car le capitalisme n’est qu’une impasse pour l’Humanité ? Est-ce en nous groupant par corps subordonnés les uns aux autres ? Est-ce en nous constituant, comme le monde bourgeois que nous combattons, en un ensemble hiérarchique, ayant ses maîtres responsables et ses subalternes irresponsables (et inversement), tenus comme des instruments dans la main d’un chef ? Devons-nous commencer par abdiquer pour mieux devenir libres ? Non, car les révoltés, c’est-à-dire ceux qui veulent garder la pleine responsabilité de leurs actes, agissent en vertu de leurs droits et de leurs devoirs personnels, n’ont personne pour maître et ne sont les maîtres de personne.

Nous voulons nous dégager de l’étreinte de l’État bourgeois, n’avoir plus au-dessus de nous de supérieurs qui puissent nous commander, mettre leur volonté à la place de la nôtre.

Si nous sommes les ennemis de tout maître, nous sommes aussi humanistes (humanisme, au sens de l’affirmation de la dignité humaine -sans exclusion- comme valeur suprême, et de la protection contre les atteintes émanant des pouvoirs politiques, économiques et religieux), et nous comprenons que la vie est impossible sans groupement social. Isolés, nous ne pouvons rien, tandis que par l’union intime nous pouvons transformer le monde. Nous nous associons les uns aux autres en personnes libres et égales, travaillant à une œuvre commune et réglant nos rapports mutuels par la justice et la bienveillance réciproque. Les haines religieuses et nationales ne peuvent nous séparer, puisque la nature est notre religion commune (au sens de ce qui nous relie, au sens de sentiment de respect) et que nous avons le monde pour patrie commune. Quant à la grande cause des férocités et des bassesses, elle cessera d’exister entre nous.

Nous n’avons point à tracer d’avance le tableau de la société future (ou des sociétés futures) : c’est à l’action spontanée de tous les hommes, de toutes les femmes libres qu’il appartient de la créer et de lui donner sa forme, d’ailleurs changeante comme tous les phénomènes de la vie.

Mais ce que nous savons, c’est que toute injustice, tout crime de lèse-majesté humaine, nous trouveront toujours debout pour les combattre. Tant que l’iniquité durera, tant que la réaction aura des serviteurs, des suppôts, nous resterons en état de révolte permanente.

Se contenter de voter, c’est abdiquer ; nommer un ou plusieurs maîtres pour une période courte ou longue, c’est renoncer à sa propre souveraineté. Qu’il devienne monarque républicain ou prince constitutionnel ou de Machiavel, le candidat que vous portez au trône ou au fauteuil sera votre supérieur : sa seule mission sera de vous faire obéir ; son seul projet sera de servir l’oligarchie.

Se contenter de voter, c’est être dupe ; c’est croire que les personnes élues ont la vertu de tout savoir et de tout comprendre. Vos mandataires ayant à légiférer sur toutes choses, il vous semble que leur intelligence grandisse en raison même de l’immensité de la tâche. L’Histoire enseigne que le contraire a lieu : dans les assemblées souveraines, la médiocrité prévaut fatalement. Eu égard à la profusion des projets de loi émanant de l’exécutif et eu égard à la complexité des textes législatifs – qui corrigent, suppriment ou créent articles, alinéas, phrases et mots à plusieurs endroits, dans plusieurs codes , le parlementaire consciencieux est incapable d’apprécier les trop nombreuses lois à amender, puis à voter : par grégarisme, il se contente trop souvent de suivre son groupe politique.

Se contenter de voter, c’est connaître la trahison. Sans doute, les votants croient à l’honnêteté de ceux auxquels ils accordent leurs suffrages — et peut-être ont-il raison le premier jour, quand les candidats sont encore dans la ferveur du premier amour. Mais chaque jour a son lendemain. Dès que le milieu change, l’individu change avec lui. Aujourd’hui, le candidat s’incline devant vous, et peut-être trop bas ; demain, il se redressera et peut-être trop haut. Hier, il mendiait les votes ; bientôt, il vous donnera des ordres. L’atmosphère de ces corps législatifs est malsain à respirer, vous envoyez vos mandataires dans un milieu de corruption où s’étoffent les carnets d’adresses, où s’établissent les connivences avant de futurs pantouflages, où s’épanouissent les groupes de pression ; ne vous étonnez pas s’ils en sortent corrompus.

N’abdiquez donc pas, ne remettez donc pas vos destinées à des individus forcément incapables et à des traîtres futurs. Reprenez l’initiative ; la souveraineté ne se délègue point.

J’entends déjà les cris d’orfraie, j’entends déjà les éléments de langage : « le Peuple peut se tromper, il pourrait décider le pire, il pourrait rétablir la peine de mort ». Les procureurs, qui font au Peuple ce procès d’intention, veulent nous faire oublier que l’État français et la République ont commis de multiples crimes depuis 1945 (Sétif, Madagascar, répression de la grève des mineurs en 48, Indochine, Cameroun, Algérie, Suez, affaire Audin et autres, massacre du 17 octobre 1961, métro Charonne, torture, assassinats, affaire Ustica, Rainbow Warrior, Rwanda, Libye, ZAD, banlieues, répression du mouvement des Gilets Jaunes). Ils veulent nous faire oublier que la France commet des exécutions extrajudiciaires en opérations extérieures, qu’elle s’ingère dans les affaires de certains pays (Tchad et Venezuela, ces derniers jours), qu’elle considère encore qu’une partie de l’Afrique est son pré carré, qu’elle participe à semer le chaos en différents lieux, qu’elle joue au pompier pyromane et qu’elle vend ses armes aux plus offrants... Vous comprendrez que toutes les turpitudes, tous les forfaits sont admirablement couverts par le secret-défense (2). S’il n’existait pas, il faudrait l’inventer car le secret-défense est la clé de voûte de notre si belle et si enviable République. Une République dont on ne montre que la partie présentable, dont on ne voit que la scène comme au Théâtre des illusions. Lever le voile du secret-défense, du très secret-défense et la Cinquième République s’effondrerait par excès de compromissions, par excès de barbouzeries.

Vous comprendrez, donc, que le Peuple n’a pas à recevoir de leçons de margoulins, ni de salauds.

Alors, Camarades, au lieu de confier vos intérêts à d’autres, défendez-les vous-mêmes !

D’après Élisée Reclus. (3)

PERSONNE

(1) En 2016, il y a eu selon les statistiques officielles : 514 décès imputables à un accident du travail, 254 à un accident de trajet et 382 à une maladie professionnelle. Or l’amiante est la cause de 1 700 à 3 000 décès par an.

(2) Le secret défense, une faille dans l’État de droit, Rosa Moussaoui, L’Humanité du 12/02/19 https://www.humanite.fr/justice-le-secret-defense-une-faille-dans-letat-de-droit-667698

Secret-défense ou l’État de non-droit, Philippe Leymarie https://blog.mondediplo.net/2018-03-10-Secret-defense-ou-l-Etat-de-non-droit

(3) D’après les textes :

Pourquoi sommes-nous anarchistes ? https://fr.wikisource.org/wiki/Pourquoi_sommes-nous_anarchistes_%3F

Lettre à Jean Grave http://www.homme-moderne.org/textes/classics/ereclus/jgrave.html


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