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The House that Jack built : descente aux Enfers et transfiguration de Lars von Trier.

Commenter un film de Lars von Trier, c’est toujours un work in progress, inachevable, tant il fonctionne sur divers plans à la fois, du plus naïf ou anecdotique au plus critique ou grandiose, du conte pour enfant à l’analyse politique ou au mythe. The House that Jack Built en apporte une nouvelle illustration : partant d’un personnage de fait divers, le serial ailler, et d’une comptine (le titre renvoie à une « chanson à accumulation » – analogue de la chanson française : « Le fermier prend sa femme, La femme prend la nourrice, La nourrice prend l’enfant... »), il construit une allégorie historique, mais surtout illustre (et il est le seul à pouvoir le faire) le mythe eschatologique de l’Enfer.

Depuis qu’on a commencé à entendre parler du projet, les commentaires se sont focalisés sur l’histoire du serial killer. De ce point de vue, on peut d’abord se sentir déçu : on pensait que LvT allait aborder le thème de façon originale et percutante, que l’aspect fait divers gore serait désamorcé par l’ironie, que le SK deviendrait un personnage subversif. Or, les crimes sont filmés de façon très factuelle, sans possibilité, semble-t-il, de dépassement, ni d’empathie avec le sinistre héros. Il est vrai que ce réalisme nous renvoie à la réalité (ainsi le féminicide qui se poursuit à la frontière entre les Etats-Unis et le Mexique).

Certes, les critiques ont trouvé une interprétation, et la développent tous avec complaisance : The House, ce serait : Auto-portrait du cinéaste en serial ailler. Critikat.com montre très judicieusement comment chacun des cinq crimes correspond à un aspect du travail de création (règles qu’on se donne, expérimentation théorique, inspiration soudaine...). Et le dialogue qui encadre le récit (comme dans Nymphomaniac) apporte des éléments de réflexion sur l’art et la mort, la logique qu’impose le matériau... Mais cet aspect est peu stimulant : on ne peut pas en tirer un véritable art poétique qui ouvrirait de nouveaux horizons. Et puis, les années « nouveau roman », où chaque œuvre était censée parler de sa fabrication, relèvent d’un passé archéologique assez fastidieux.

On a donc envie de chercher plus loin. Et, de fait, le premier meurtre, bien différent du reste du film par son ambiance comique, suggère un autre fil conducteur.

Jack est confronté à une conductrice en panne, une bourgeoise exigeante, exaspérante (Uma Thurman, qui retrouve le rôle qui était le sien dans Nymphomanie) qui insiste pour qu’il lui rende toute sorte de services, tout en évoquant abondamment la possibilité qu’il soit un SK, et lui donnant des conseils sur la façon de procéder, s’il en était un. Jack reste longtemps imperturbable, jusqu’à ce qu’elle se mette à l’insulter : « Vous n’êtes pas un SK, vous n’avez pas les tripes pour ça ». C’est alors que Jack lui balance un grand coup de cric, et on se dit (horreur pour les fans de Metoo !) : « Elle l’a bien cherché. » Ici, on peut s’identifier à Jack, « le comprendre », pour paraphraser sa phrase sur Hitler à Cannes, qui a fait de lui un paria.

On peut voir cette séquence comme une scène de tentation : Jack est conduit sur la voie du meurtre par une Eve qui est en même temps le serpent. On peut ajouter un commentaire psychologique : Eve ne fait que lui faire découvrir ses désirs profonds : un mot revient sans cesse dans le dialogue (tandis que l’objet est toujours présent) : « jack », c’est-à-dire : cric ; en se servant du « jack », Jack ne fait qu’obéir à sa nature, à sa vocation. Bien sûr, il y a encore une interprétation psychanalytique, amusante, mais tellement banale : c’est parce que son propre « jack » ne se dresse pas, et n’assume pas sa fonction sexuelle, que Jack prend un autre « jack » pour tuer.
Mais on peut encore penser à autre chose : Uma Thurman ressemble à cette grande journaliste blonde du Times dont la question sur les origines allemandes de LvT a déclenché le scandale lors de la conférence de presse sur Melancholia ; le premier meurtre serait un défoulement et une vengeance contre elle (le cinéaste en SK). Mais ce faisant, et contradictoirement, la scène suggère un fil conducteur pour les cinq crimes, qui serait pour LvT une façon de se dédouaner : n’y aurait-il pas un parallèle entre la carrière de Hitler et celle de Jack, dans toutes ses étapes, et pas seulement dans le point d’arrivée (la maison ou plutôt le magasin chambre froide de Jack qui devient un baraquement de camp de concentration) ?

On peut faire correspondre chaque crime à une étape de l’histoire du nazisme :

- premier crime : la bourgeoisie capitaliste et la droite classique au pouvoir remettent les pleins pouvoirs (le cric) à un Hitler réticent – au risque de se retrouver dans la situation de l’apprenti-sorcier.

- deuxième crime : une veuve se laisse séduire par Jack qui lui promet le doublement de sa pension de réversion : c’est l’Autriche veuve de son Empire, petit pays à qui l’Anschluss (mars 1938) pourrait apporter plus de prospérité. Et l’Allemagne entraîne à sa suite l’Autriche, comme Jack traîne le cadavre.

- troisième crime, « familial » : il correspondrait à une guerre contre les civils, la Guerre d’Espagne, et les meurtres depuis un lieu élevé (tour de guet) rappelleraient les bombardements terroristes de l’aviation nazie sur les villes.

- quatrième meurtre : la jeune fille qui, comprenant le danger, appelle, en vain, les voisins : c’est la Tchécoslovaquie, que les accords de Munich (septembre 1938) renvoient à son face à face avec le tueur.

- cinquième crime, consistant à tuer plusieurs victimes d’une seule balle : c’est l’entrée dans la Guerre Mondiale.

La carrière de Jack prend ainsi une profondeur métaphorique, mais pas vraiment satisfaisante : une lourde responsabilité pèse sur la journaliste du Times, qui a provoqué chez LvT un blocage sur le nazisme, sur lequel il n’apporte aucune interprétation éclairante. Selon lui, il révèle la violence inhérente à l’homme, et plus particulièrement à la la société étasunienne (voir l’insistance sur les cartouches « full metal jacket » dans la cinquième étape).

Là-dessus, Denis Duclos, dans : Le complexe du loup-garou : la fascination de la violence dans la culture américaine (1994), va bien plus loin : l’exploitation de la violence et en particulier du personnage du SK dans les médias et la société des EU est une conséquence de l’idéologie puritaine, qui voit au cœur de l’homme des pulsions diaboliques, toujours prêtes à prendre possession de lui ; cette dichotomie dans l’homme est transposée dans la société, divisée entre Bons et Méchants, c’est-à-dire entre Riches et Pauvres, ce qui généralise la peur et empêche toute action politique de solidarité. Quant au SK lui-même, il reproduit, inconsciemment, la logique productiviste à outrance du système étasunien : à l’entassement des objets répond l’entassement des corps.

LvT lui-même allait bien plus loin dans Dogville, une allégorie de l’idéologie du protestantisme puritain. LvT subirait-il donc un déclin dans son inspiration créatrice ? La deuxième partie du film, Katabasis (on retrouve le système de chapitres et de sous-titres d’Antichrist), renoue par contre avec la puissance de Melancholia. LvT a toujours été inspiré par le mythe et ses dérivés, contes et légendes ; c’est aussi le cas ici, depuis le thème de la maison jusqu’à celui de l’Enfer. Comme dans Les Trois petits Cochons, Jack construit trois maisons, mais les matériaux, au lieu d’être de plus en plus solides, sont de plus en plus précaires : briques, bois, chair humaine. Mais c’est surtout la Descente aux Enfers qui permet à LvT de renouer avec la réécriture des mythes fondamentaux de notre culture : Œdipe, mais aussi la Sorcière, dans Antichrist, l’Apocalypse dans Melancholia, la Rédemption (selon l’épopée des Nibelungen ou selon l’Evangile) dans L’Hôpital et ses fantômes (Riget en danois). Ici, il prend la suite de Dante qui lui-même réécrivait la Descente aux Enfers dans l’Enéide de Virgile : de même que Dante est guidé par Virgile, de même Jack est guidé par Mr Verge, paradoxalement (ou malicieusement) joué par Bruno Ganz qui, dans La Chute, jouait le rôle de Hitler ; c’est lui qui le conduira à sa damnation. LvT recrée alors un Enfer grandiose, par l’association de divers procédés, dont le tableau vivant, qui reconstitue La Barque de Dante, de Delacroix (un critique accuse LvT d’avoir des goûts pompiers, alors qu’on criait au génie quand Jean-Luc Godard, dans Passion, reconstituait l’Entrée des Croisés à Constantinople du même Delacroix). Ces procédés culminent dans la vision du magma en fusion au centre de la Terre, pendant aux images de la Terre dans l’espace dans Melancholia. Aussi sort-on du film en proie à l’émotion du sublime, autrement dit complètement sonné.

On peut trouver le film inégal, préférer l’œuvre d’art totale de la deuxième partie à l’esthétique du fragment (la même que dans Nymphomaniac) de la première, et souhaiter que LvT trouve prochainement des sujets d’inspiration plus dynamiques. Mais très peu de cinéastes ont sa puissance (je citerais Patricio Guzman, dans Le Bouton de nacre, sur la dictature de Pinochet), et il a le chic pour inventer des images et des scènes prégnantes, qui suscitent toutes sortes d’applications : ainsi, lorsqu’il demande à une victime de choisir entre trois couteaux, et que, après deux refus, il lui prend la tête pour lui faire faire un signe d’assentiment au troisième (le plus gros), on repense aux élections présidentielles de 2017 : après avoir éliminé un premier couteau (Fillon), puis un deuxième (Le Pen), les électeurs ont bien été obligés de choisir le troisième (Macron) !

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