Si la situation en Turquie a souvent été compliquée au cours de son histoire récente du fait d’une succession de pouvoirs autocratiques, l’installation au pouvoir de Regip Tayyip Erdogan a marqué un fléchissement fort dans les atteintes aux libertés publiques et individuelles. Le secteur de l’enseignement, en particulier, a été très tôt en butte à des attaques répétées contre la laïcité. Lors des élections législatives de juin 2015, le parti d’Edogan, l’AKP, perd la majorité absolue du fait de l’entrée au parlement du HDP, parti démocrate et progressiste pro-kurde. S’en est suivi une dissolution de l’Assemblée Nationale et une répression féroce et particulièrement meurtrière dans les territoires kurdes en Turquie avec l’arrestation de nombreux élus du HDP au parlement ou dans les municipalités qu’ils détenaient. Malgré cela, le HDP réussit quand même à dépasser la barre des 10 % qui lui permet de maintenir son groupe à l’Assemblée Nationale.
En 2016, prétextant un coup d’État dont les origines restent encore très floues, Erdogan en profite pour instaurer l’état d’urgence sur tout le territoire et renforce ainsi considérablement sa politique répressive. Elle touche avec une ampleur démultipliée tous les milieux progressistes et se par une occupation militaire des territoires kurdes avec la destruction de nombreux villages ou quartiers, des familles entières décimées, des militants emprisonnés... Face à cette situation, les forces démocratiques tentent de réagir. C’est à cette occasion qu’est né, à l’initiative de nombreux universitaires turcs, un appel « Enseignants pour la paix », dont le SNESUP s’est fait l’écho et qu’il a soutenu.
La réponse du pouvoir ne s’est pas fait attendre. Outre l’arrestation de nombreux signataires, le pouvoir a directement limogé des dizaines de milliers d’enseignants (on estime actuellement leur nombre à 14 000) et, en particulier, des syndicalistes. Les enseignants concernés l’ont simplement appris par un courrier électronique avec effet du jour au lendemain. Mais cela signifie aussi pour eux l’impossibilité totale de trouver un autre emploi. Ils sont véritablement mis au ban de la société, privés la plupart du temps de leurs liens sociaux à cause du danger que cela représente d’être en relation avec eux, les collègues limogés font l’objet d’une véritable criminalisation. Heureusement, et notamment grâce à Egitim Sen, un réseau de solidarité s’est mis en place qui leur permet de survivre et, pour nombre d’entre eux, de continuer à lutter.
Certains témoignages ont fait part de la grande difficulté que représente le fait d’enseigner dans une région où ce sont les tribunaux militaires qui régissent la vie, sous les bombardements quotidiens, où les gens se font tuer, les femmes se font violer...
Dans le même temps, le pouvoir exerce une forte pression pour obliger les nouveaux recrutés à adhérer au syndicat de l’AKP, ceci devenant une condition indispensable à l’embauche. Le recrutement des fonctionnaires donne lieu à des enquêtes politiques et seuls ceux qui font allégeance au pouvoir peuvent être embauchés. De manière générale, les grèves sont interdites la plupart du temps et les droits syndicaux bafoués. Le résultat est une forte diminution du nombre de syndiqués à KESK (Fédération des syndicats de la fonction publique) et à Egitim Sen en particulier. Et si, à gauche, les milieux socialistes (autour du CHP notamment et surtout implantés à l’ouest du pays) n’étaient pas vraiment touchés par la répression qui visait les populations kurdes, ils sont obligés de faire le constat que maintenant, tout le monde est touché.
En ce qui concerne plus particulièrement le domaine de l’Enseignement Supérieur et de la Recherche, les choses se sont considérablement dégradées. Outre le limogeage et l’emprisonnement des signataires de l’appel pour les libertés, le secteur fait l’objet d’une véritable prise en main par le pouvoir politique. Autoritarisme, islamisation, inégalité des sexes, administration arbitraire... sont monnaie courante. Les recteurs, qui étaient élus jusqu’à présent, sont nommés maintenant par le gouvernement.
Mais, au-delà, c’est un véritable changement structurel qui est en train de s’opérer. Entre 2002 et 2018, le nombre d’universités sur le pays est passé de 98 à 206. Mais, la plupart du temps, ce sont des personnels sans véritable qualification qui sont embauchés. Beaucoup d’universités sont en fait des centres d’arts appliqués, pour le développement de la céramique par exemple. Le statut des enseignants a lui aussi évolué. Ils sont devenus précaires sur des contrats de type CDI sur 3 ans. Ils font aussi l’objet d’un véritable flicage (Ordre de participer à certains colloques, obligation de mettre les cours en ligne, enquêtes disciplinaires, fouille de ordinateurs, encouragement des dénonciations anonymes, surveillance par caméra...). Le recrutement se fait de plus en plus souvent sur la base du népotisme.
L’évaluation des activités de recherche étant essentiellement basée sur de critères quantitatifs, on assiste à un véritable pillage en réseau des travaux et le plagiat est devenu une pratique courante. Les colloques répondent à des problématiques très floues au contour scientifique très approximatif.
Xavier LAMBERT