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200 mètres : le train-train en Palestine occupée.

Pour leur réouverture, les cinémas semblent nous avoir préparé une pochette-surprise de feel-good movies , dont le fleuron est l’hagiographique L’oubli que nous serons, avec l’inévitable Javier Cámara, spécialiste, avec le don qu’il a de se faire rougir le bout du nez pour exprimer des émotions intenses, du mélo.

Que pouvait-on attendre de 200 mètres, d’Amine Nayfeh, co-production qataro-italo-suédo-jordanienne ? Mustafa habite chez sa mère, à 200 mètres de sa femme et leurs trois enfants, séparé d’eux par le Mur israélien ; lorsque son fils a un accident et que Mustafa veut aller le voir à l’hôpital, ces 200 mètres deviennent, suivant un schéma maintenant bien établi, une odyssée de 200 km. Qu’apporte cette énième variation sur le système d’apartheid routier israélien et de check-points où les Palestiniens s’entassent comme des poissons pris dans la nasse ?

Dans Paradise Now, de 2005, où jouait déjà Ali Suliman, celui-ci menait, sur les chapeaux de roues, une discussion passionnée sur l’emploi de la violence, avec une Palestinienne de la diaspora revenue au pays avec un point de vue occidental. Ici, il a pour co-passagère Anne, une jeune Allemande qui filme plus vite que son ombre, artifice de narration qui ne se prend pas vraiment au sérieux, et qui sert à Nayfeh à se moquer lui-même, et à se justifier, des ficelles éculées qu’il emploie. L’identité d’Anne est longtemps mystérieuse : ne serait-elle pas une espionne israélienne (ici, apparaît la hantise de la manipulation, comme dans Omar, chef-d’œuvre de Hany abu-Assad, de 2013) ? Effectivement, on finit par découvrir qu’elle parle hébreu couramment, et que son père est juif ; son naïf fiancé, Kifah, se met alors en colère et essaie de s’emparer de sa caméra et peut-être de la casser, comme dans Five Broken Cameras, film que les Israéliens avaient tenté de faire passer pour palestinien (en jouant grossièrement de l’ambiguïté entre le héros à la caméra, palestinien, et celui qui le filmait, qui, lui, est juif) et qui était en fait l’œuvre de la propagande israélienne. Kifah, en faisant des reproches à Anne, parle aussi de ce film : pourquoi veux-tu nous filmer ? pour montrer combien les Palestiniens sont malheureux et que les gentils Israéliens s’occupent de nous ? Five Broken Cameras avait en effet pour but d’enfermer les Palestiniens dans une attitude victimiste et une stratégie légaliste et judiciaire (filmez les violences israéliennes, réunissez des preuves, adressez-vous aux tribunaux, mais surtout ne sortez pas de la légalité ; pendant ce temps, le Mur et les expropriations de Palestiniens avançaient).
Mais Mustafa tranche le débat en obligeant Kifah à rendre sa caméra à Anne, confirmant ainsi le statut de fétiche de l’objet et la pertinence de la stratégie qui va avec, et ridiculisant la position que représente Kifah, traité de révolutionnaire à la manque (sa manie d’arracher des drapeaux israéliens n’a d’autre résultat que de retarder Mustafa dans son itinéraire vers l’hôpital). Cela permet même au réalisateur de traiter Kifah de raciste, parce qu’il se met en colère contre une fille qui veut aider les Palestiniens, parce qu’elle est a un père juif. On nous suggère même qu’une Européenne à moitié juive peut mieux aider les Palestiniens que les Palestiniens eux-mêmes, divisés par leurs querelles internes. A ce propos, il y a une curieuse séquence, où des Palestiniens empêchent un jeune co-passager d’escalader le Mur, en criant : « Ce secteur de mur est à nous »...La séquence se termine brutalement par un fondu au noir, et on n’en saura pas plus. Où nous mène donc le réalisateur ? Quelles perspectives pour la famille de Mustafa et tous les Palestiniens pris au piège du Mur et de toutes les chausse-trapes administratives mises au point par les Israéliens pour leur pourrir la vie ? Le dénouement est stupéfiant de futilité : Mustafa continue à téléphoner tous les soirs pour souhaiter une bonne nuit à ses enfants et à leur envoyer des signaux lumineux ; mais il a trouvé un système d’éclairage avec des ampoules de toutes les couleurs qui ravit la famille ! A quoi bon lutter, quand le bonheur, c’est simple comme une ampoule... Salwa, la femme de Mustafa l’a compris depuis longtemps, elle qui, tranquillement collaborationniste, a sollicité pour son fils un stage d’été dans un club de foot israélien, le Maccabi de Haïfa, et qui reproche à son mari de leur compliquer bêtement la vie par son entêtement à ne pas demander la nationalité israélienne.

Un site tunisien, La Presse.tn, nous éclaire sur les non-dits du film : 200 mètres « nous fait vivre de façon perceptible les « indignités » terribles de la vie quotidienne des Palestiniens ». C’est-à-dire qu’il sollicite seulement notre compassion : ce film « n’est pas du tout dans le discours de la « Cause ». [...] c’est le cinéma de la « Cause » avec du discours au premier degré sur la « Cause » qui a fait fuir beaucoup de gens devant la « Cause » parce qu’il nous donne une impression de déjà vu ». Difficile de faire mieux dans le sens de la contre-vérité : alors que les grands films engagés d’Elia Suleïman ou Hany abu-Assad étaient de vrais coups de poing, les gentils films victimistes de leurs épigones délavés tournent en rond, accumulant les redites insipides.

Face à son fiancé, Anne se défend en disant : « Je voulais juste comprendre cette merde de situation » : il y a bien longtemps qu’on a compris, et les films qui veulent encore nous éclairer sur les difficultés pratiques des Palestiniens sont parfaitement anachroniques : aujourd’hui, il faut aller plus loin. Certes, ce sont les hasards de la production et de la programmation qui amènent ce film en salle après la nouvelle agression d’Israel contre Gaza, et cette situation nouvelle qu’est la solidarité des Palestiniens au-delà de leurs différences de statut légal, voulues par Israel pour les diviser.

Mais les hasards du calendrier montrent bien que cette histoire familiale entre un Palestinien de Cisjordanie qui refuse de demander la nationalité israélienne et sa femme pourvue de cette nationalité expose une situation trop conforme aux intérêts israéliens et de toute façon dépassée.

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COMMENTAIRES  

23/06/2021 17:58 par Bernard Devin

J’ai vu deux fois le film « 200m »d’Amine Nayfeh alors qu’il était exceptionnellement disponible sur le net il y a quelques mois. C’est un film que j’ai aimé et qui m’a dérangé. Je viens de lire la critique qu’en fait Rosa Llorens. Elle y exprime un « point de vue » condescendant et prétend nous expliquer comment nous devons penser.
Or cee que nous donne à penser le film, c’est l’absurdité de la vie en Palestine occupée et les effets pervers de cette occupation. Et Amine Nayfeh nous le montre avec un vrai talent de la narration cinématographique et de la mise en images.
Ainsi, cette «  énième variation sur le système d’apartheid routier israélien », comme Rosa Llorens ose qualifier le film, nous donne à voir un « échantillon dynamique » (comme disent les sociologues) de personnages tout à fait digne d’intérêt. Et même si le trait est parfois forcé -mais n’est-ce pas la loi du genre ?- l’essentiel est qu’il nous oblige à réfléchir !
Mais allons à l’essentiel de la critique de cette « critique ». Un sommet de cécité est atteint lorsque Llorens écrit : « il y a une curieuse séquence, où des Palestiniens empêchent un jeune co-passager d’escalader le Mur, en criant : « Ce secteur de mur est à nous »…La séquence se termine brutalement par un fondu au noir, et on n’en saura pas plus. ». En fait ces « palestiniens » sont clairement montrés comme des petites frappes qui monnayent le passage du mur et qui sont prêts à tout pour que personne ne puisse passer outre leur juteuse exploitation de la situation. Et le fondu au noir décrié par Llorens dit la chute de hauteur du « jeune co-passager », provoquée par ces racketteurs, il fait la transition vers la scène suivante où nous le retrouvons à l’hopital !
Si je retiens plus particulièrement cet exemple, c’est parce qu’il démontre la parfaite mauvaise foi de l’auteure, manifestement engoncée dans ses tabous. Elle n’accepte pas que soit dit ce que nous savons tous : partout et toujours, une occupation militaire -surtout lorsqu’elle dure- génère bien sûr de la résistance, mais aussi de la collaboration et du petit banditisme opportuniste. Et c’est ce que nous donne à voir le film, bien loin de « solliciter seulement notre compassion » comme elle l’explique doctement.
Mais la perfidie ne s’arrête pas là. Pour conclure son papier, elle pousse le bouchon un peu plus loin, histoire de discréditer définitivement un film qui manifestement dit des choses qu’elle ne supporte pas. Dès lors, elle jette l’anathème suprème et accuse Amine Nayfeh « d’exposer un situation trop conforme aux intérêts israéliens ». ... sans bien sûr nous expliquer en quoi consiste exactement cette conformisation. Comprenne qui peut ! Malheureusement pour elle, cette méchante conclusion ne discrédite en fait que son auteure. Allez voir ce film, il vaut très largement plus que ces anathèmes dérisoires.

24/06/2021 12:20 par Assimbonanga

@Bernard Devin, vous êtes convaincant !

25/06/2021 02:29 par T 34

« énième variation sur le système d’apartheid routier israélien »,

Voici une autre variation, Israël détruit les routes des palestiniens.

29/06/2021 16:15 par Rosa Llorens

Je n’ai pas pour habitude de répondre aux réactions, mais la malveillance et la mauvaise foi de Bernard Devin m’incitent cette fois à réagir.
Je ne veux montrer à personne comment il faut penser : mais B. Devin semble ignorer le principe même de la critique (sauf pour son usage personnel) ; le mot vient du grec krinein qui veut dire juger : si on n’a pas de jugement sur un film, il est inutile d’en parler. A tout jugement on peut opposer un autre jugement, mais à condition de ne pas défigurer le premier et de reposer sur des arguments, et non sur la volonté de discréditer l’auteur. Or B. Devin se plaît à retourner le sens de mon texte : je me demande quelles choses je ne supporterais pas, quels tabous je refuserais de briser, alors que ce que je reproche au film c’est de ne pas en dire assez. Ainsi, on conteste mon expression "variation sur le système d’apartheid routier israélien", comme si je réfutais l’idée d’un apartheid, alors que je dis le contraire : cet apartheid a déjà été mis en évidence par les cinéastes palestiniens, depuis, je pense, une trentaine d’années.
Quant à la situation illustrée par le film, celle de divisions entre Palestiniens, trop favorable aux Israéliens, je pense en avoir donné assez d’exemples, et il est inutile de montrer en quoi elle favorise les oppresseurs.
A mon tour d’inverser le sens de l’accusation : B. Devin me semble faire partie des pro-Palestiniens toujours prêts à s’apitoyer, à condition que les Palestiniens ne franchissent pas certaines limites (j’ai donné comme exemple les Cinq caméras brisées, dont l’article Wikipédia gomme complètement les polémiques que le film a suscitées chez les Palestiniens).
Pour bien juger des films palestiniens, il faudrait bien sûr qu’on en ait une vision plus large, au-delà du petit nombre qui parviennent sur les écrans occidentaux.

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