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9 avril, date charnière du Mouvement National et du Printemps Tunisien (première partie)

Remarque préliminaire

L’article en entier traite les chapitres suivants dont les trois premiers sont exposés dans cette première partie

1. Panorama politique de la Tunisie à la veille des événements d’avril 1938

2. Manifestations des 8 et 9 avril 1938 et leurs conséquences

3. La symbolique de l’avenue Habib Bourguiba

4. Interlude familial

5. Le rejet de notre tunisianité par les islamistes

6. L’agression des artistes par les salafistes, prélude à l’interdiction de l’avenue Habib Bourguiba aux manifestations

7. Le 9 avril 2012, Lundi noir du Printemps Tunisien

8. Une Commission d’enquête qui n’en finit pas !

9. Qu’y a-t-il de commun entre le massacre du 9 avril 1938, la Nuit de Cristal, le massacre de Deir Yassin et le Lundi noir du Printemps Tunisien

1. Panorama politique de la Tunisie à la veille des événements d’avril 1938

Voilà quatre ans qu’Habib Bourguiba et ses compagnons ont provoqué une scission au sein du Parti Destour, fondé en 1920 par Abdelaziz Thâalbi et dont le programme est la libération de la Tunisie du Protectorat Français, pour créer un nouveau parti qu’ils ont baptiséle Néo-Destour, nom qui sera conservé pendant trois décennies avant de céder, en 1964, à la dénomination de Parti Socialiste Destourien.

Voilà bientôt un an qu’Abdelaziz Thâalbi est revenu triomphalement au pays, après un exil forcé qui a duré 14 ans, au cours duquel il a continué à présider le Destour, et risque de faire de l’ombre à Habib Bourguiba et son Parti dans les milieux nationalistes.

Voilà deux printemps que le Front Populaire, gouvernant la France, a suscité un grand espoir parmi les tunisiens, surtout après l’analyse concernant "les maux dont souffre la Tunisie", faite par Pierre Viénot, Sous-Secrétaire d’État aux Affaires étrangères du premier Cabinet Blum, en visite en Tunisie, après s’être entretenu, à Paris, comme d’autres représentants du Front Populaire, avec plusieurs délégués du Néo-Destour dont Habib Bourguiba. Pierre Viénot a attribué la cause de ces maux à , entre autres, " la propension à confondre certains intérêts privés des nationaux français avec l’intérêt général et national de la France (…), les privilèges excessifs obtenus par certains concessionnaires et, par-dessus tout, l’affreuse misère des fellahs". Cette analyse a provoqué une explosion de colère parmi les colons et les affairistes français qui se sont sentis visés et une espérance inédite chez les nationalistes tunisiens qui y ont vu un premier pas dans la reconnaissance de leurs revendications. Malheureusement, cette espérance s’est évanouie avec l’affaiblissement du Front Populaire qui a conduit à la chute, le 10 avril 1938, du deuxième Cabinet Blum, dont Pierre Mendès France était Sous-Secrétaire d’ État au trésor, avant sa défaite définitive qui a eu lieu à la fin de cette même année. C’est le premier portefeuille ministériel attribué à Pierre Mendès France ; Pierre Mendès France qui, une quinzaine d’années plus tard, fut, en tant que Président du Conseil des Ministres, l’initiateur, du côté français, du processus qui va conduire, le 20 mars 1956, à l’indépendance de la Tunisie.

2. Manifestations des 8 et 9 avril 1938 et leurs conséquences

Devant les espoirs perdus, les évènements se précipitèrent : la base perd patience, les grèves se multiplient, les meetings se radicalisent en discours et en slogans, la répression reprend de plus en plus fort, les affrontements font des blessés et des morts (Bizerte, Metlaoui, Jérissa, Métline,…) et "la grande majorité des militants était consciente et résolue à tenir tête à la répression(…)à résister à l’offensive du colonialisme, à se comporter en patriote et à accepter les sacrifices nécessaires" [1] . Le Conseil National du Néo-Destour a décidé, le 4 mars 1938, "une grande tournée de propagande à travers toute la Tunisie(…) pour informer les militants et les masses populaires(…) des actions à entreprendre pour lutter contre cette répression et gagner la bataille en définitive " [1] . A la suite de discours jugés séditieux, les autorités coloniales procèdent à l’arrestation des dirigeants Slimane Ben Slimane, Salah Ben Youssef, Hédi Nouira et Youssef Rouissi, avec comme chef d’accusation "incitation à la haine raciale [sic] et atteinte aux intérêts de la France en Tunisie".

Le Néo-Destour annonce alors plusieurs manifestations de protestation, à travers tout le pays, pour le dimanche 10 avril. Elles furent interdites. Le Néo-Destour décide donc une grève générale pour le 8 avril. Dans l’après-midi de ce même jour, un énorme rassemblement, revendiquant l’institution d’un Parlement Tunisien, conduit par Ali Belhaouane, Mahmoud El Materi et Mongi Slim, se forme devant la Résidence Générale, siège de l’autorité coloniale en la personne du Ministre Résident de France en Tunisie, après avoir emprunté, sous forme de deux manifestations séparées, les principales artères de la capitale. Au cours de ce rassemblement, une phrase du discours d’Ali Belhaouane, restée historique, résume bien la nouvelle stratégie arrêtée par le Néo-Destour : "Nous sommes venus aujourd’hui démontrer notre force (...) celle de la jeunesse qui ébranlera le colonialisme (...) Le parlement tunisien ne sera créé que par le martyre des militants et les sacrifices de la jeunesse". Le 9 avril, Ali Belhaouane fut convoqué par le juge d’instruction. Un immense rassemblement se constitua devant le Palais de justice. "Les auto-mitrailleuses surviennent en grondant, les sommations retentissent. En quelques minutes, quinze ou vingt cadavres sanglants gisent sur la chaussée (…) les blessés sont emportés sur le dos des manifestants qui fuient. L’ordre règne. Le soir même, l’état de siège était proclamé. Le lendemain, 1.000 à 1.500 destouriens étaient arrêtés dont tous les leaders" [2] . Ce massacre se solda, en réalité, par 22 morts et près de 150 blessés. Le lendemain, Habib Bourguiba et Mongi Slim sont arrêtés et traduits, avec Slimane Ben Slimane, Salah Ben Youssef, Hédi Nouira et Youssef Rouissi, devant le tribunal militaire pour complot contre la sûreté de l’Etat. Quant au Néo-Destour, il fut dissout le 12 avril 1938. Et ce fut alors pour eux, pendant cinq années, l’avant dernière valse des pénitenciers, aussi bien tunisiens que métropolitains : Prison de Téboursouk, Fort Saint-Nicolas de Marseille, Fort Montluc de Lyon, Fort de Vancia au nord de Lyon,… La dernière valse, conséquence de la révolte armée du 18 janvier 1952, aboutira, le 29 mai 1955, à l’autonomie interne de la Tunisie et, le 20 mars 1956, à sa pleine indépendance.

Je ne peux terminer ce paragraphe relatif aux évènements du mois d’avril 1938 sans corriger, par la preuve, un mensonge répandu par les ennemis politiques d’Habib Bourguiba affirmant qu’Habib Bourguiba, flairant le massacre, s’est fait passer pour malade pour ne pas participer activement à ces évènements. La preuve qu’il était réellement malade est contenue dans le témoignage de Mahmoud El Materi rapporté dans le livre [2] qui, rappelons-le, est paru en 1939, où il est écrit à la page 71 : "Habib Bourguiba, malade, est resté chez lui ". Mahmoud El Materi, qui, pendant lesdits évènements, se fit le modérateur, a été épargné par les autorités coloniales, privilège qui a ravagé sa conscience d’authentique patriote : n’a-t-il pas déclaré dans ce témoignage ([2] page 72) : "Et me voici seul, seul de tous mes amis à ne pas être en prison…C’est moi qui ai le sort le plus dur, croyez-le bien ! "

3. La symbolique de l’avenue Habib Bourguiba

Les deux éléments prépondérants de la symbolique du Printemps Tunisien que l’Histoire retiendra sont un cri bisyllabique et le nom d’une artère de la capitale. Le premier est le fameux "DÉGAGE", slogan qui a couru, depuis, à travers le monde, de soulèvement en soulèvement, de rassemblement d’indignés en manifestation sociale, toujours, comme l’a créé l’imaginaire tunisien, en harmonisant le cri de la foule avec le geste de la main de chacun. Quant au second, c’est l’avenue-lieu-de-naissance du dit slogan, un certain jour du mois de janvier 2011, à savoir l’avenue Habib Bourguiba ; avenue qui porte le nom de celui qui demeurera à jamais dans l’Histoire, malgré les horreurs que nous a fait subir son régime, avec ses carences en libertés et démocratie, son oppression, ses prisons et ses tortures, l’un des principaux artisans de la libération du pays, le fondateur de la Tunisie moderne, celle qui garantit l’école et la santé pour tous, celle du Code du Statut Personnel, promulgué le 13 août 1956, moins de cinq mois après la proclamation de l’Indépendance, Code qui a sorti la femme des ténèbres, en lui permettant, notamment, de gérer librement sa vie, sans aucune tutelle ni aucune contrainte, en particulier pour ce qui concerne le mariage et le divorce, Code qui a interdit la polygamie et la répudiation et qui a introduit, implicitement, bien que timidement, une exception tunisienne non négligeable dans le Monde Musulman, à savoir : la Sharia n’est pas la source obligée du Droit Tunisien.

Pour les moins jeunes parmi nous, comme moi, cette avenue Habib Bourguiba, qui s’appelait avenue Jules Ferry [3] du temps du Protectorat de la France sur la Tunisie, est aussi le symbole de la délivrance du joug du colonialisme obtenue après des décennies de lutte qui ont fait atrocement souffrir, de Bizerte à nos frontières du sud, de l’est à l’ouest, des prisonniers politiques, des exilés, des orphelins et des veufs, des pères et mères survivant à leurs enfants,… Ce symbole réside dans deux "cérémonies" dont j’ai vécue, enfant, l’une des deux, de visu, juste après l’indépendance, en 1956. Il s’agit, d’abord, de la cérémonie de déboulonnement du Monument de Jules Ferry qui se dressait sur la Place du 14 janvier 2011 d’aujourd’hui ; cette même Place qui a abrité, jusqu’au Coup d’État médical de 1987 du Président déchu "Zinnochet", une statue du Président Habib Bourguiba, statue que Zinnochet a fait déboulonner de nuit et déplacer aux abords du port de la Goulette.

La seconde cérémonie se situe dans le prolongement de l’avenue Habib Bourguiba, exactement à la place de la Victoire d’aujourd’hui qui se situe juste derrière Bab El Bhar ("Porte de la mer"), l’une des portes de la Médina de Tunis, marquant la séparation entre la Médina et la ville nouvelle. Sur cette Place sensible, à quelques mètres de l’entrée de la Medina, se dressait une statue du Cardinal Lavigerie [4]brandissant une énorme croix faisant face à l’avenue Habib Bourguiba. Cette statue a été érigée en 1925 à l’occasion du centenaire du cardinal, malgré les protestations, les manifestations, les répressions et les emprisonnements réitérés des citoyens musulmans opposés à ce symbole, le considérant comme une atteinte à leurs croyances et un mépris pour leurs traditions. Il faut dire que, de mémoire d’homme, il ne fait aucun doute que cette croix est la plus grande portée par le personnage d’une statue érigée au sol. Ainsi, l’avenue Habib Bourguiba de mon enfance était prise en tenaille entre ces deux symboles forts de la colonisation. Je passais fréquemment près de ce monument dédié au cardinal Lavigerie, vu que j’étais un usager de la ligne de trolleybus N° 2, reliant Bab El Bhar au quartier de Montfleury où se trouve la maison familiale, contiguë à celle de HafizEl Materi, grand père de Sakhr El Materi et frère de Mahmoud El Materi, et pas loin du domicile de Salah Ben Youssef, soit dit en passant ; ces deux derniers ont joué, comme il a été rappelé ci-dessus, un rôle de premier plan dans la lutte pour l’indépendance nationale et jeune, il m’arrivait de les rencontrer dans le quartier. Quant à mes sentiments provoqués par l’existence du dit monument, j’ai commencé à sentir une certaine révolte du fait de sa présence à partir du jour où des gardes mobiles [5], suite à un attentat perpétré par la résistance nationaliste, ont bouclé le quartier de Bab El Bhar , fouillé et brutalisé tous les passants dits "autochtones", d’après l’appellation officielle, dont l’enfant que j’étais, sous le regard de bronze du Cardinal Lavigerie, mais en respectant les passants non autochtones. Depuis ce jour, cette statue a représenté pour moi une preuve matérielle de l’occupation de mon pays et de l’humiliation quotidienne que subissait mon peuple. Aussi, à l’indépendance, c’est avec joie et soulagement que j’ai assisté à la cérémonie de son déboulonnement.

Aussi, cette symbolique, jointe aux manifestations d’avril 1938 décrites ci-dessus, dont le rassemblement qui a eu lieu devant la Résidence Générale qui se trouve, effectivement, sur l’avenue Habib Bourguiba d’aujourd’hui, manifestations qui ont marqué sans aucun doute un tournant majeur décisif dans les relations de la Tunisie avec la puissance occupante, puisque c’est au cours de ces manifestations qu’est apparu, pour la première fois, le slogan, crié et écrit, "LE POUVOIR AUX TUNISIENS", l’équivalent de l’époque du "DÉGAGE" du Printemps Tunisien,cette symbolique jointe aussi à la mémorable manifestation du vendredi 14 janvier 2011 qui a poussé le dictateur à la fuite, montre que l’avenue Habib Bourguiba est pour nous, à la fois ,la place de la Bastille, le Mur des Fédérés, la Salle du Jeu de Paume et les Champs-Élysées.

Salah HORCHANI

[1] in Slimane BEN SLIMANE, Souvenirs politiques (Cérès Productions, Tunis, 1989)

[2] in Andrée VIOLLIS, Notre Tunisie (Éditions Gallimard, Paris, 1939). Andrée VIOLLIS était, à cette époque, journaliste au quotidien Ce Soir dirigé par Louis Aragon

[3] C’est sous la contrainte de Jules Ferry, Président du Conseil des Ministres français, que Sadok Bey signa, le 12 mai 1881, le Traité du Bardo qui instaura le Protectorat de la France sur la Tunisie.

[4] Cardinal Lavigerie, archevêque d’Alger et de Carthage, a laissé en héritage "la Société des Missionnaires d’Afrique" où Pères Blancs et Soeurs Blanches essayent, aujourd’hui, de rapprocher deux civilisations séparées par des siècles de méfiance de part et d’autre.

[5] « Gardes Mobiles » : Il s’agit de la Garde Nationale Mobile, appelée « les Gardes Mobiles », qui fut créée afin de concourir comme auxiliaire de l’Armée régulière au maintien de l’ordre, notamment, dans l’Empire Français.

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