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La bataille idéologique de la finance carbone

photo : www.carbon-cutters.com/

La crise financière tombe décidément bien mal. Au delà des gigantesques pertes qu’elle provoque et du chaos dans lequel elle plonge l’économie, elle marque aux yeux du public l’échec cuisant des politiques néo-libérales. Elle survient au moment même où la sphère de la finance s’apprêtait à gagner un terrain considérable, en particulier sur le plan idéologique. Comment ? Grâce à l’alibi de la crise environnementale, en imposant le marché dérégulé à tous les étages où il n’était pas encore présent.

Pour la communauté internationale, le problème du changement climatique relève de la quadrature du cercle. La dérégulation bat son plein. Le libre-échange ne cesse de progresser et d’accomplir le transfert de pouvoir du politique vers les multinationales. Les mots d’ordre sont « moins d’Etat », « pas de taxe », « pas d’entrave au commerce ». L’Organisation mondiale du commerce (OMC) s’emploie à supprimer toute barrière commerciale sans jamais se soucier de formation des prix, de dumping ou de cohérence dans les politiques monétaires.

Dans les années 70, les grandes puissances économiques avaient déjà apporté leur réponse à l’émergence des préoccupations environnementales dans le débat public. Il s’agissait bien-sûr du développement durable, qui évacuait toute réflexion sur le contenu de la croissance et confiait la résolution des problèmes à la techno-science et aux entreprises elles-mêmes, censées s’auto-responsabiliser. Avec le résultat que l’on sait, la dégradation des indicateurs environnementaux étant tout à fait proportionnelle au verdissement des rapports d’activité.

Malheureusement, la crise climatique est telle que ce maquillage ne suffit plus. Alors, que faire ? Contraindre les grandes entreprises ? Re-discipliner la finance mondiale ? On voit mal comment, puisque tout est mis en oeuvre depuis des années pour leur laisser le champ libre. Il faut donc trouver une autre solution. Ce sera le marché des droits à polluer.

Souvent perçu et présenté comme quelque chose de très complexe, ce système est en fait assez simple. On attribue aux pollueurs des droits à émettre des gaz à effet de serre (des quotas), l’unité de base étant la tonne de dioxyde de carbone. On « titrise » en quelque sorte ces droits et l’on permet l’échange de ces titres sur un marché spécifique, appelé marché du carbone. Les entreprises doivent assurer un équilibre comptable en fin d’exercice entre leurs émissions réelles de polluants, inscrites au passif, et le volume de droits à polluer qu’elles détiennent, inscrites à l’actif.

Ce principe n’est pas seulement injuste du fait qu’il transforme en droit un état de fait (la pollution historique des industriels), il est également dangereux. Car évidemment, ce marché est très largement dérégulé. Il n’est pas réservé aux seules entreprises. Il est ouvert aux fonds spéculatifs, aux fonds de pensions, aux grandes banques d’affaires qui voient là une nouvelle opportunité d’engranger des profits faciles en achetant le quota le moins cher possible et en le revendant le plus cher possible.

Cette décision prise en l’absence de tout débat démocratique lors des négociations du protocole de Kyoto constitue une victoire des pouvoirs économiques. La crise écologique sera gérée par le marché. Donc, sans contrainte réglementaire forte. Kyoto n’est pas le succès environnemental que l’on a essayé de nous présenter, il s’agit d’un échec politique terrible. Cette percée du marché sur le terrain de l’écologie marque la fin de l’ère du développement durable et l’entrée dans l’écolo-libéralisme.

Qui plus est, ce marché du carbone ne se limite pas à la sphère privée. Premièrement, une partie importante des fonds d’investissement dédiés aux droits à polluer est constituée d’argent public. Le premier gestionnaire au monde de fonds carbone, la Banque mondiale, possède un portefeuille de deux milliards de dollars dont près de la moitié provient d’Etats. Deuxièmement, les quotas sont distribués par les pays aux gestionnaires des principales sources fixes d’émission. Ceci nécessite la création de Plans nationaux d’allocation des quotas (PNAQ), dans lesquels nous trouvons des collectivités. En France, par exemple, les Communautés Urbaines de Bordeaux, Lille et Brest, les centres hospitaliers de Poitiers, Angers, Dijon, Caen, Limoges, Nancy, Bordeaux, Saint-Etienne, les Universités de Dijon, Paris-Sud et Rennes I… possèdent des systèmes de chauffage dont la taille les place dans le PNAQ. Les responsables de ces établissements devront eux aussi « gérer leurs quotas » et, sans doute, en acheter en Bourse.

Mais ceci n’est qu’un début. D’une part, les « projets domestiques » vont étendre ce principe à des secteurs encore non couverts : transports, agriculture, bâtiment,... D’autre part, une réflexion est engagée sur des droits à polluer individuels. Comme son nom l’indique, il s’agit de délivrer à chaque citoyen un volume annuel de droits. Ces quotas seront crédités sur une carte à puce, et le « compte-CO2 » sera débité lors des achats d’énergie primaire : plein d’essence ou de la cuve de fuel, acquittement d’une facture d’électricité… Pour cette raison, le dispositif est souvent appelé « carte carbone », formule plus politiquement correcte que celle de « droits à polluer individuels ». En cas de déficit, les unités supplémentaires seront acquises sur des places boursières, bien évidemment. Autant dire qu’avec un tel dispositif, il vaut mieux être ingénieur à Barcelone et habiter près de son lieu de travail plutôt qu’être chômeur à Lille, propriétaire d’une vieille voiture et locataire d’une maison mal isolée…

L’acceptation de cette « carte carbone » qui nous sera bientôt présentée prendrait un sens terrible. Elle instituerait d’une part le droit à polluer payant pour les riches en lieu et place des réductions obligatoires qui devraient leur être réclamées, et elle reporterait l’essentiel du coût de la pollution sur les pauvres qui seraient, proportionnellement à leurs revenus, les plus touchés. Or, ces derniers ne disposent que d’étroites marges de manoeuvre dans leur vie quotidienne pour réduire leur impact écologique. Rappelons par exemple que la consommation d’énergie des ménages réagit très faiblement à la hausse du prix. Une augmentation de 10 % des tarifs génère une baisse de la consommation d’au maximum 1,5%. Le pauvre (voire même le « non-riche ») n’a malheureusement pas les moyens d’acheter une Smart chez son concessionnaire Mercedes favori ou d’investir dans le dernier modèle de chaudière économe.

Il est particulièrement inquiétant que des écologistes soutiennent cette aberration anti-sociale au motif qu’elles représenteraient un progrès pour l’environnement. Nous devons y voir l’une des grandes réussites des néo-libéraux, qui ont habilement fait l’éloge du comportement individuel pour mieux déconstruire les cadres collectifs. Le discours du « tous coupables », même s’il n’est pas fondamentalement faux, est amplifié jusqu’à la caricature pour masquer le recul du politique. Ainsi, on oublie de préciser que certains sont nettement plus coupables que d’autres, et que le rôle des pouvoirs publics est bien de garantir la justice sociale et environnementale. D’autre part, la somme des comportements individuels ne fera jamais une décision collective et démocratique, tout comme la somme des intérêts individuels n’aboutit pas naturellement à l’intérêt collectif.

La question du climat montre bien toute l’importance de la bataille qui se joue. Si l’on veut à ce point nous apprendre à fermer le robinet quand nous nous brossons les dents, c’est pour mieux nous détourner des véritables causes de la crise écologique et sociale : le néo-libéralisme et sa pierre angulaire, le libre-échange. L’éco-citoyenneté qu’on cherche à nous inculquer ressemble fort, au contraire, à un abandon progressifs de la citoyenneté. Renvoyés à nos comportements domestiques (moins prendre la voiture, éteindre la lumière, trier ses déchets...) et à nos choix de consommateurs (acheter bio, recyclé ou recyclable...), nous sommes soigneusement écartés des véritables décisions politiques. Finalement, la crise environnementale pose une question qui surplombe toutes les autres : alors que la mondialisation s’est attachée à la détruire, sommes-nous capables de reconquérir notre souveraineté populaire pour redevenir, sans préfixe, des citoyens à part entière ?

Aurélien BERNIER

http://abernier.vefblog.net

Article paru dans le Sarkophage de janvier 2009

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