En préalable, pour disposer d’une vision globale du paysage politique d’outre-Manche, il faut rappeler une caractéristique du système électoral en vigueur : le scrutin uninominal majoritaire à un tour – est élu député le candidat qui a obtenu le plus de voix, même si elles ne représentent pas la majorité absolue – entraîne généralement une forte distorsion entre le score d’un parti et le nombre de sièges dont il disposera.
Ce mode de scrutin favorise outrancièrement les deux partis dominants et désavantage les autres qui, malgré une moyenne nationale importante, sortent rarement vainqueurs dans une circonscription donnée. Ainsi, lors des élections législatives de mai 2015, le Parti conservateur a obtenu 331 sièges (sur les 650 de la Chambre des Communes) avec 36,9 % des voix, alors que le Parti travailliste n’en obtenait que 232 avec 30,4 % des suffrages. Soit une différence de 99 sièges pour un écart de 6,5 % ! En fait, les Tories n’ont progressé que de 0,8 % par rapport aux élections précédentes en 2010. En termes de nombre de suffrages, on est très loin du « raz-de-marée » évoqué par certains commentateurs !
De son côté, le parti europhobe Ukip s’est seulement adjugé un siège à Westminster alors qu’il avait mobilisé 13 % des électeurs au niveau national. Le cas de l’Ecosse est encore différent car les deux partis dominants n’y sont pas les Conservateurs et les Travaillistes, mais le Parti national écossais (SNP) et les Travaillistes. Le SNP, présentait seulement des candidats dans cette composante du Royaume-Uni dont il réclame l’indépendance, et a enlevé 56 des 59 sièges à pourvoir dans ce qui était historiquement un bastion du Labour.
Les études montrent que la défaite du Labour aux élections de mai dernier est essentiellement imputable à une forte abstention de ses électeurs traditionnels, ceux des catégories populaires, qui ne se reconnaissaient plus dans une formation dont la ligne visait davantage à accompagner les mesures d’austérité du gouvernement Cameron qu’à les combattre frontalement.
Le contraste est frappant avec l’enthousiasme des membres et sympathisants du Parti travailliste – dont un très grand nombre de jeunes – qui ont assuré la victoire écrasante (59,5 % des suffrages) de Jeremy Corbyn dans l’élection interne pour la désignation de leur dirigeant appelé à devenir le chef de l’opposition. Cette victoire est d’autant plus remarquable qu’elle s’est faite sur une ligne en rupture totale avec les politiques néolibérales et atlantistes impulsées par Tony Blair à son arrivée au pouvoir en 1997 et poursuivies par son successeur à Downing Street, Gordon Brown, de 2007 à 2010, puis (certes avec plus de modération), par Ed Miliband dans l’opposition.
Quand Corbyn manisfestait devant la Maison de l’Afrique du Sud à Trafalgar Square
L’originalité de la démarche de Corbyn est qu’elle vise à transformer le Labour de l’intérieur, à en refaire un parti authentiquement de gauche, fidèle à ses traditions militantes historiques. Ce faisant, il ne laissera pas vacant l’espace qui, en Espagne et en Grèce, a été occupé par des forces extérieures à la social-démocratie – respectivement Podemos et Syriza – au détriment du PSOE et du Pasok discrédités par leur conversion au néolibéralisme.
Cette entreprise va se heurter à d’énormes difficultés car, funeste héritage du blairisme, les barons du parti et 90 % des députés travaillistes sont foncièrement hostiles à ce virage à gauche, certains d’en eux, en premier lieu le nouveau milliardaire qu’est devenu Tony Blair, étant idéologiquement plus proches des 1 % de privilégiés que des 99 % auxquels le nouveau leader veut justement donner la parole. Il est significatif que, dans son premier face à face avec David Cameron aux Communes, le 16 septembre dernier, Jeremy Corbyn ait posé au premier ministre six questions – maximum prévu par le règlement de Westminster pour le chef de l’opposition – qui étaient revenues le plus souvent chez les quelque 40 000 électeurs qui lui avaient envoyé un courriel à cette fin.
Un conflit de légitimité risque fort de se déclencher entre la nouvelle direction du Labour et son groupe parlementaire à Westminster. S’il est isolé au sein de l’Establishment travailliste, Jeremy Corbyn ne l’est pas du tout dans les bases du parti, ce qui fait sa force. Tirant les leçons de l’étonnante mobilisation qui a assuré son succès, il a écrit dès le lendemain du scrutin dans le journal dominical The Observer que « l’ampleur du vote de samedi est un mandat sans équivoque pour le changement émis par le soulèvement démocratique qui est déjà devenu un mouvement social ». En fait, un mouvement social agglomérant et fédérant les nombreuses luttes en cours au Royaume-Uni – en matière de logement, d’accès aux soins (notamment psychiatriques), de baisse d’impôts pour les foyers pauvres, de frais d’inscription dans les universités, etc. – dont les médias parlent peu sauf pour les discréditer.
Un parti qui se veut aussi un mouvement social – catégories d’ordinaire bien distinctes, particulièrement en France – voilà une configuration inédite dans la social-démocratie européenne, comme d’ailleurs chez les formations de la gauche radicale. Elle rappelle la dynamique des révolutions citoyennes d’Amérique du Sud que Jeremy Corbyn connaît bien. Nul doute qu’elle sera suivie de près non seulement par tous les déçus de la politique institutionnelle, mais aussi – question de survie – par les dirigeants d’une social-démocratie européenne en perdition.
Article publié sur le site de Mémoire des Luttes