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De la guerre qui viendrait

Vous voulez la paix ; vous la voulez profondément. Toutes les classes dirigeantes de l’Europe, les gouvernements et les peuples la veulent aussi, visiblement avec une égale sincérité. Et pourtant, dans cet immense et commun amour de la paix, les budgets de la guerre s’enflent et montent partout d’année en année, et la guerre, maudite de tous, redoutée de tous, réprouvée de tous, peut, à tout moment, éclater sur tous. D’où vient cela ?

Au risque de vous paraître affligé de la plus cruelle monotonie, je dois dire ici tout d’abord quelle est, selon nous, la raison profonde de cette contradiction, de ce perpétuel péril de guerre au milieu de l’universel désir de la paix. Tant que, dans chaque nation, une classe restreinte d’hommes possédera les grands moyens de production et d’échange, tant qu’elle possédera ainsi et gouvernera les autres hommes, tant que cette classe pourra imposer aux sociétés qu’elle domine sa propre loi, qui est la concurrence illimitée, la lutte incessante pour la vie, le combat quotidien pour la fortune et pour le pouvoir ; tant que cette classe privilégiée, pour se préserver contre tous les sursauts possibles de la masse, s’appuiera ou sur les grandes dynasties militaires ou sur certaines armées de métier des républiques oligarchiques ; tant que le césarisme pourra profiter de cette rivalité profonde des classes pour les duper et les dominer l’une par l’autre, écrasant au moyen du peuple aigri les libertés parlementaires de la bourgeoisie, écrasant ensuite, au moyen de la bourgeoisie gorgée d’affaires, le réveil républicain du peuple ; tant que cela sera, toujours cette guerre politique, économique et sociale des classes entre elles, des individus entre eux, dans chaque nation, suscitera les guerres armées entre les peuples. C’est de la division profonde des classes et des intérêts dans chaque pays que sortent les conflits entre les nations. [...]

Partout, ce sont ces grandes compétitions coloniales où apparaît à nu le principe même des grandes guerres entre les peuples européens, puisqu’il suffit incessamment de la rivalité déréglée de deux comptoirs ou de deux groupes de marchands pour menacer peut-être la paix de l’Europe. Et alors, comment voulez-vous que la guerre entre les peuples ne soit pas tous les jours sur le point d’éclater ? Comment voulez-vous qu’elle ne soit pas toujours possible, lorsque, dans nos sociétés livrées au désordre infini de la concurrence, aux antagonismes de classes et à ces luttes politiques qui ne sont bien souvent que le déguisement des luttes sociales, la vie humaine elle-même en son fond n’est que guerre et combat ?

Ceux qui de bonne foi s’imaginent vouloir la paix, lorsqu’ils défendent contre nous la société présente, lorsqu’ils la glorifient contre nous, ce qu’ils défendent en réalité sans le vouloir et sans le savoir, c’est la possibilité permanente de la guerre. C’est en même temps le militarisme lui-même qu’ils veulent prolonger. Car cette société tourmentée, pour se défendre contre les inquiétudes qui lui viennent sans cesse de son propre fonds, est obligée perpétuellement d’épaissir la cuirasse contre la cuirasse ; dans ce siècle de concurrence sans limite et de surproduction, il y a aussi concurrence entre les armées et surproduction militaire : l’industrie elle-même étant un combat, la guerre devient la première, la plus excitée, la plus fiévreuse des industries.
Et il ne suffit pas aux nations de s’épuiser ainsi à entretenir les unes contre les autres des forces armées ; il faut encore - et ici je demande la permission de dire nettement ma pensée - que les classes privilégiées, possédantes, de tous les pays isolent le plus possible cette armée, par l’encasernement et par la discipline de l’obéissance passive, de la libre vie des démocraties.

On ne nous a pas caché depuis vingt ans que c’était là aujourd’hui, en Europe, la conception des armées de métier. L’Assemblée nationale acclamait l’illustre rapporteur de la loi militaire disant : « Quand on parle d’armée, il ne faut plus parler de démocratie » ; et elle couvrait de huées le défenseur de Belfort, Denfert-Rochereau, réclamant contre le dogme de l’obéissance passive. Et au moment même où, de l’autre côté de la frontière, un empereur d’armée disait récemment à ses soldats qu’il avait désormais besoin surtout de leur fidélité contre l’ennemi intérieur et qu’ils devaient être prêts à tirer sans hésitation et sans faiblesse, sur leurs pères et sur leurs frères enrôlés par la démocratie sociale, à ce moment même où quelques jours après, dans cette discussion, on nous signifiait - et je remercie l’orateur du parti conservateur, comme je l’avais remercié l’autre jour, de sa sincérité et de sa franchise - on nous signifiait que l’armée était la grande sauvegarde au dehors et au dedans, nous avons compris ce que cela voulait dire.

[...] Et voilà comment, [mesdames], messieurs, vous aboutissez à cette double contradiction : d’une part, tandis que tous les peuples et tous les gouvernements veulent la paix, et malgré tous les congrès de philanthropie internationale, la guerre peut naître d’un hasard toujours possible ; et d’autre part, alors que s’est développé partout l’esprit de démocratie et de liberté, se développent aussi les grands organismes militaires qui, au jugement des penseurs républicains qui ont fait notre doctrine, sont toujours un péril chronique pour la liberté des démocraties. Toujours votre société violente et chaotique, même quand elle veut la paix, même quand elle est à l’état d’apparent repos, porte en elle la guerre, comme la nuée dormante porte l’orage. [Mesdames], Messieurs, il n’y a qu’un moyen d’abolir enfin la guerre entre les peuples, c’est d’abolir la guerre entre les individus, c’est d’abolir la guerre économique, le désordre de la société présente, c’est de substituer à la lutte universelle pour la vie, qui aboutit à la lutte universelle sur les champs de bataille, un régime de concorde sociale et d’unité. [...]

Si nous poursuivons le capitalisme, c’est parce qu’il donne à l’homme prise sur l’homme ; si nous combattons dans cette force du capital la prolongation du vieil esprit de domination et de conquête, ce n’est pas pour subir ce vieil esprit de domination et de conquête sous sa forme la plus brutale, quand il fait ouvertement violence de la conscience des peuples et quand il coupe en deux par l’épée des âmes qui veulent rester unies.
Si nous combattons le militarisme, ce n’est pas pour lui laisser son dernier trophée. Dans nos conflits intérieurs, dans nos grèves, dans nos luttes économiques, nous nous indignons quand le soldat de France est exposé à tirer sur ses frères. Mais à quoi donc sont exposés ceux qui sont enrôlés ailleurs par le militarisme impérial, sinon à tirer un jour sur des frères ? [...]

Ce n’est pas seulement le développement des libertés politiques, c’est surtout le développement de la justice sociale qui abolira les iniquités de nation à nation, comme les iniquités d’individu à individu. De même qu’on ne réconcilie pas des individus en faisant simplement appel à la fraternité humaine, mais en les associant, s’il est possible, à une œuvre commune et noble, où, en s’oubliant eux-mêmes, ils oublient leur inimitié, de même les nations n’abjureront les vieilles jalousies, les vieilles querelles, les vieilles prétentions dominatrices, tout ce passé éclatant et triste d’orgueil et de haine, de gloire et de sang, que lorsqu’elles se seront proposé toutes ensemble un objet supérieur à elles, que quand elles auront compris la mission que leur assigne l’histoire, que Chateaubriand leur indiquait déjà il y a un siècle, c’est-à-dire la libération définitive de la race humaine qui, après avoir échappé à l’esclavage et au servage, veut et doit échapper au salariat.

Dans l’ivresse, dans la joie de cette grande œuvre accomplie ou même préparée, quand il n’y aura plus de domination politique ou économique de l’homme sur l’homme, quand il ne sera plus besoin de gouvernements armés pour maintenir les monopoles des classes accapareuses, quand la diversité des drapeaux égaiera sans la briser l’unité des hommes, qui donc alors, je vous le demande, aura intérêt à empêcher un groupe d’hommes de vivre d’une vie plus étroite, plus familière, plus intime, c’est-à-dire d’une vie nationale, avec le groupe historique auquel le rattachent de séculaires amitiés ? Et comme c’est la classe des salariés, comme c’est, en tout pays, la classe prolétarienne qui pressent le mieux l’ordre nouveau, parce qu’elle souffre le plus de l’ordre présent, comme c’est elle qui dès aujourd’hui prépare le mieux l’accord international des peuples par l’accord international du prolétariat, avec elle et comme elle nous sommes internationalistes pour préparer l’abolition des iniquités sociales, qui sont la cause des guerres, et l’abolition des guerres, qui sont le prétexte des armées.
Jean Jaurès, le 7 avril 1895, à la Chambre des députés (1)

L’humanité est maudite, si pour faire preuve de courage elle est condamnée à tuer éternellement. Le courage, aujourd’hui, ce n’est pas de maintenir sur le monde la sombre nuée de la Guerre, nuée terrible, mais dormante, dont on peut toujours se flatter qu’elle éclatera sur d’autres. Le courage, ce n’est pas de laisser aux mains de la force la solution des conflits que la raison peut résoudre ; car le courage pour vous tous, courage de toutes les heures, c’est de supporter sans fléchir les épreuves de tout ordre, physiques et morales, que prodigue la vie. Le courage, c’est de ne pas livrer sa volonté au hasard des impressions et des forces ; c’est de garder dans les lassitudes inévitables l’habitude du travail et de l’action. Le courage, dans le désordre infini de la vie qui nous sollicite de toutes parts, c’est de choisir un métier et de le bien faire, quel qu’il soit. [...] Le courage, c’est d’aimer la vie et de regarder la mort d’un regard tranquille ; c’est d’aller à l’idéal et de comprendre le réel ; c’est d’agir et de se donner aux grandes causes sans savoir quelle récompense réserve à notre effort l’univers profond, ni s’il lui réserve une récompense. Le courage, c’est de chercher la vérité et de la dire ; c’est de ne pas subir la loi du mensonge triomphant qui passe, et de ne pas faire écho, de notre âme, de notre bouche et de nos mains aux applaudissements imbéciles et aux huées fanatiques.
Jean Jaurès, le 30 juillet 1903, Discours à la jeunesse (2)

Tout cela est bien dit, mais ces discours font partie de l’Histoire : Jaurès avait combattu, en vain, la guerre qui viendrait.

« Nous débarquions la nuit, sans prévenir... Dans la majorité des cas, les renseignements fournis par les informateurs irakiens étaient faux et nous n’avons rien trouvé. L’une des fusillades à laquelle j’ai participé a causé la mort de civils, car nous nous étions trompés de cible. J’en ai été très affecté. Peut-être aurais-je pu tolérer tout cela si j’avais cru en une guerre juste, mais ce n’était pas le cas. L’effet cumulé m’a convaincu que nous créions bien plus d’ennemis que nous n’en tuions. Il y a d’avantage d’islamistes radicaux dans le monde aujourd’hui qu’au moment du 11 septembre. Notre stratégie est clairement contre-productive. La politique américaine au Moyen-Orient depuis 2003 est un désastre complet, elle n’a servi qu’à générer le chaos et le conflit (Brian Van Reet, vétéran états-unien d’Irak, Humanité du 12 avril 2018).

Ce chaos, ces conflits, qui perdurent, ne sont pas inutiles, bien au contraire, car «  le capitalisme porte toujours en lui la guerre comme la nuée porte l’orage  ». Cette stratégie est contre-productive pour l’avènement de la paix, mais réaliste en période de crise de surcapacité : il n’y a pas de guerre juste, mais juste des guerres qui profitent à quelques-uns. Il n’y a, là, rien de nouveau...

Présentement, le deus ex machina, le Trumpion de service, participe à l’aventurisme, au bellicisme ambiant. Est-il encore temps de lui rappeler ? «  La guerre est toujours la sanction d’un échec. Serait-ce notre seul recours face aux nombreux défis actuels ? [...] Et c’est un vieux pays, la France, d’un vieux continent comme le mien, l’Europe, qui vous le dit aujourd’hui, qui a connu les guerres, l’Occupation, la barbarie. Un pays qui n’oublie pas et qui sait tout ce qu’il doit aux combattants de la liberté venus d’Amérique et d’ailleurs. Et qui pourtant n’a cessé de se tenir debout face à l’Histoire et devant les hommes. Fidèle à ses valeurs, il veut agir résolument avec tous les membres de la communauté internationale. Il croit en notre capacité à construire ensemble un monde meilleur. » (Villepin, 14 février 2003, Conseil de sécurité de l’ONU, cf. note 3) 

PERSONNE

(1) http://www.jaures.eu/ressources/de_jaures/le-capitalisme-porte-en-lui-...
Le discours complet est disponible sur le site de la BNF : ouvrage «  Patriotisme et internationalisme », 1895

(2) https://www.humanite.fr/jean-jaures-le-courage-cest-de-chercher-la-ver...

(3) https://www.humanite.fr/dominique-de-villepin-donne-de-la-voix-la-dipl...


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